Texte de Gérard, atelier d’écriture du 27 juin 2018. Animé par Maryline.

Retrouver les consignes de cet atelier d’écriture ici : https://www.oasisdepoesie.org/forums/topic/personnages-de-roman/

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À la croisée des chemins

De toutes les aventures que je vais vous raconter et que je ne sais pas par quel bout prendre, la faute en revient indéniablement à mon ami rencontré lors d’un retour de Guadeloupe. Dans le hall de l’aéroport l’unique guichet d’enregistrement en service crée une longue file d’attente. Il me devance. Pour tromper le temps nous échangeons des propos de pure banalité comme toujours dans cette situation souvent sans lendemain. En possession de notre sésame nous nous perdons de vue durant la demi-heure qui précède l’embarquement sur le vol Pointe-à-Pitre-Charles-de- Gaulle. Dans l’avion, surprise ! Je le retrouve déjà ceinturé sur le siège voisin de celui que je dois occuper. La réservation aléatoire nous a rapprochés. La conversation va tisser des liens entre nous.

‒ Philibert Gastou, me dit-il avec un large sourire de connivence.

‒ Jacques Londont.

J’ai à peine le temps de répondre qu’il continue :

‒ Appelez-moi Phil, n’est-ce pas ? Ce prénom dont on m’a affublé est suranné, n’est-ce pas ?

‒ Ce sera comme vous voudrez.

‒ Je préfère, il est trop ridicule, n’est-ce pas ?

J’ai noté dès nos premiers bavardages son habitude de ponctuer les phrases par cette interro-négation. Je ne peux lui suggérer de s’en abstenir sachant que ce tic de langage échappe à son contrôle. Peut-être lui donne-t-il de l’assurance ?

Je finis par ne plus prêter attention à ces répétitions inutiles et des échanges intéressants tout au long du voyage atténuent l’impression de sa durée.

Phil, jeune quinca, resté mince, garde une élégante allure sport. Bas de jean retournés, chemise à carreaux bleus et blancs, manches retroussées mais couvrant le coude, il émane de lui une sorte de distinction évoquant Jack Lang, élocution recherchée exclue. Le nez avantageux devance des yeux clairs qui illuminent un visage fortement basané.

Mon attention admirative, malgré mes efforts de discrétion, ne lui échappe pas. Il ne me laisse pas le temps de préparer une question, il va au plus court :

‒ Ça vous étonne, n’est-ce pas ? un presque noir avec des yeux verts et des cheveux blonds, n’est-ce pas ?

‒ Bien, c’est à dire… ce n’est pas si courant…

‒ Oui, j’en conviens, n’est-ce pas ? sauf aux Saintes dont je suis originaire. Nous descendons de marins bretons, n’est-ce pas ? qui se sont fixés dans l’archipel il y a fort longtemps, sans doute au 18e siècle. L’isolement a limité le brassage de population, n’est-ce pas ? et nous avons conservé ces caractéristiques qui vous surprennent…

Pour couper court à sa manie, j’enchaine :

‒ Vous n’avez pas à vous en plaindre !

Je dis cela avec sincérité, sans esprit de flatterie tant je trouve de beauté non dans les traits mais dans l’harmonie contrastée des couleurs et de la luminosité de ses prunelles.

Poussant le chariot dans l’étroit couloir, l’hôtesse avance rang après rang. Avant qu’elle n’arrive à notre hauteur j’ai observé qu’entre deux services elle porte plus volontiers le regard sur mon voisin que sur la conduite du bar roulant. Je ne suis point seul à percevoir le charme.

‒ Messieurs, désirez-vous boire quelque chose ?

Je demande un café et un verre d’eau.

‒ Vous avez du déca, n’est-ce pas ?

‒ Oui monsieur.

‒ Bien. Alors un déca sans sucre n’est-ce pas ?

Dans la foulée il m’explique qu’il doit surveiller sa santé. Il a une tendance à l’hypertension et suit un traitement pour la combattre. Je lui confirme qu’il a raison d’être prudent.

‒ Oh ! Je prends des précautions, n’est-ce pas ? Mais sait-on ce qui peut arriver…

‒ Bien sûr, bien sûr !

‒ … n’est-ce pas ?

Bon, ça ne marche pas à tous les coups. Inutile de continuer. Pour amener la conversation sur un autre terrain je lui dis que je rentre après une tournée d’inspection pour mon administration. Naturellement il veut savoir laquelle.

‒ Oh ! La plus mal aimée. Fiscale. Ministère des Finances.

‒ Alors nous sommes un peu collègues, n’est-ce pas ? Nous avons le même patron. Je suis Contrôleur des Douanes à Orly.

Les évocations de nos activités professionnelles ne peuvent aller très loin. Si Phil fourmille d’anecdotes qui prêtent à rire par l’originalité des situations, celles plus rares que je pourrais raconter m’imposent beaucoup de réserve. L’ardeur qu’il met dans ses récits l’entraine plusieurs fois à dire tu au lieu de vous. Chaque fois il s’interrompt pour s’en excuser.

Je lui propose de nous tutoyer. Par quel cheminement en est-il arrivé à des confidences, je ne saurai vous le dire aujourd’hui.

Phil me parle de son mois de vacances passées dans ses Saintes natales bien-aimées. Situation géographique mise à part, j’ignore tout de ces iles. Je n’ai qu’à écouter. La beauté des paysages qui rivalisent avec les plus beaux sites du monde. Le calme de Terre-de-Bas, l’envahissement touristique de Terre-de-Haut. La bataille des Saintes, le Fort Napoléon. Les sorties en mer avec la saintoise de l’un de ses beaux-frères…

‒ La saintoise de ton beau-frère ?

‒ Ah oui, je dois vous… je dois t’expliquer, n’est-ce pas ? N’imagine pas quelque gauloiserie… Toi qui es de Bordeaux, vous avez la pinasse d’Arcachon, n’est-ce pas ? nous avons la saintoise.

J’apprends que c’est un canot imaginé et construit à leur arrivée par des charpentiers de marine bretons pour mieux tenir en mer que les embarcations alors en usage. Le bateau est la fierté des Saintois car il a essaimé dans une partie des Caraïbes. Conçues pour la pêche, les saintoises participent aussi à des régates âprement disputées lors des fêtes patronales ou sur une épreuve importante, le tour de la Guadeloupe à la voile.

Intarissable sur ses iles, heureux du séjour passé auprès des siens, Phil m’avoue n’en être pas moins impatient de retrouver son chez lui.

 ‒ Je le comprends. Cela fait à peine plus d’une semaine que je suis parti et j’ai hâte de revoir ma femme.

‒ Je ne suis pas marié, mais…

‒ Il n’y a pas de mal à ça. Tu as une copine…

‒ Oh ! Attends, oui, tu vas voir…

Et Phil se lance dans un monologue enthousiaste où, à mon grand étonnement, les n’est-ce pas n’ont plus leur place.

‒ Ce matin-là, en arrivant à l’arrêt du bus 142, je constate que je suis très en avance. Au lieu de piétiner je décide d’avancer jusqu’à la station suivante. J’attends le feu vert au moment de traverser un carrefour quand sur ma droite explose un “Phiiil !” Je tourne la tête, étonné d’être ainsi interpelé. Sur l’instant je ne reconnais pas cette femme. La dizaine de pas qui lui reste à faire pour me rejoindre permet à mes souvenirs de se raviver. Cette façon de marcher, ce déhanchement si particulier, comme si elle dansait la biguine, il n’y en a qu’une, Olivia ! Il y a si longtemps que je ne l’ai revue ! Malgré quelques rides qui rappellent sa cinquantaine récente, elle est restée dans sa minceur l’Olivia que j’ai connue. Et toujours en quête d’une originalité. Ainsi les cheveux longs et frisés qu’elle a gardés dont elle masque le blanchiment naissant par des mèches bleues et rousses. Comme je la complimente elle me rétorque : tu n’as pas changé ! Et s’humecte les lèvres de la pointe de sa langue. Elle a conservé cette habitude qui, ado, me semblait… disons attirante. Je ne t’ennuie pas avec mon histoire ?

‒ Pas du tout. Au contraire, je suis curieux de savoir la suite.

‒ Faut te dire qu’Olivia et moi ne sommes pas nés le même jour mais à deux ou trois heures de différence. En outre nos maisons étaient voisines. Nous avons été nourris aux mêmes seins, nos mères, nous ont-elles souvent répété, s’amusaient à nous échanger lors des tétées. Autant dire que nous avons grandi comme des jumeaux. Je ne pouvais concevoir de savourer seul les délicieux limbés que préparait ma grand-mère…

‒ Les limbés ?

‒ Oui, ce sont les douceurs de chez nous, des tamarins, du sucre, du lait concentré. Chacune a son tour de main. Que ce soit limbés ou autres nous ne pouvions pas ne pas partager, nous étions toujours ensemble.

‒ J’imagine !

‒ C’est Olivia qui m’a rebaptisé Phil. Au début cela ne plaisait pas à ma mère. Quand nos frères et soeurs ont adopté le diminutif, mes parents ont renoncé à m’appeler du prénom qu’ils avaient choisi en souvenir d’un grand-père que je n’ai pas connu. Lors de repas communs avec les voisins, il n’était pas question de nous laisser côte à côte. N’empêche placés aux extrémités, un seul regard échangé déclenchait, sans savoir pourquoi, nos fou-rires inextinguibles qui gagnaient rapidement les plus jeunes de la tablée.

‒ Je comprends très bien, deux de mes petits-neveux sont comme ça.

‒ Nous allions courir le morne, débusquer les iguanes. Olivia en avait peur, j’essayais de la rassurer. L’adolescence n’a pas modifié nos relations, nous nous sentions frangins. À 18 ans je suis parti pour la métropole, Olivia aussi quelques années plus tard. Il nous est arrivé de nous revoir au cours de rassemblement des Saintois de Paris. Mais il y a  longtemps que je n’assiste plus à ces sauteries. Tout ça c’était avant les portables, internet. Aussi ce matin-là, avant de reprendre chacun notre chemin, nous avons échangé nos coordonnées. Le soir je l’ai appelée. Puis ce fut elle. Nous échangions des mails. Nous nous sommes revus, et de plus en plus souvent…

‒ Quelle belle histoire ! À la croisée des chemins.

Déjà Paris nous avale chacun de notre côté. Avant de nous quitter nous avons pris la précaution de noter nos numéros de téléphone respectifs. Pendant plusieurs semaines je n’entends pas parler de Phil. N’ose-t-il pas m’appeler ?

Je me décide à le faire.

‒ Jacques, quelle coïncidence ! J’allais te téléphoner, êtes-vous libres ta femme et toi l’après-midi et la soirée du samedi 27 ? Olivia et moi serions tellement heureux de vous avoir pour témoins à notre mariage.

Il ne m’a pas laissé le temps de lui demander de ses nouvelles. C’est direct, sans périphrase, en pleine confiance, pas l’ombre d’un doute sur notre réponse. Comment ne pas être sensible à autant de sincérité ?

Le jour dit, 17 heures, Mairie du 19e arrondissement, après les oui aux questions rituelles

‒ Monsieur Philibert, dit Phil, Gastou, voulez-vous prendre pour épouse…

‒ Madame Olivia Carlotta Archiboldo, voulez-vous prendre pour époux…

tous nous signons les registres d’état-civil. À la croisée des chemins Olivia et Phil s’engagent sur la même direction.

La soirée se termine dans un petit restaurant tenu par un pays pour ne pas déroger à leurs racines. Ils ont composé un menu typique en souvenir de la pêche, principale source alimentaire de leur enfance. Ils nous offrent également une initiation à la gastronomie saintoise. Le wog, oeufs de poisson en friture, remplace le caviar, le gâteau de poisson, le pâté en croute. La crêpe de poisson dont l’odeur embaume toute la salle rappelle les lointaines origines bretonnes. Le repas ne peut se terminer que par les savoureuses tartelettes à la confiture de noix de coco, les tourments d’amour ! Seul le champagne n’évoque pas l’outremer mais le restaurateur tient à nous offrir une liqueur de merise hors-d’âge de sa réserve personnelle.

Sublime.

Sur le retour alors que ma femme et moi exprimons notre plaisir d’avoir partagé cette soirée d’amitié empreinte d’exotisme authentique, Olivia et Phil nous confient qu’ainsi, en pensée, nous avons partagé la joie de ces instants avec tous les leurs restés aux bords de la mer des Caraïbes.

Deux grands cœurs.