Voilà la question !
Après de nombreux échanges informels et un peu « sauvages » à propos de ce que nous trouvons poétique ou pas, de ce qui nous parle et nous touche dans la poésie, nous devons bien constater de grandes divergences d’opinion !
C’est pourquoi nous ouvrons cette discussion.
Dites-nous ce que vous voulez sur la poésie, mais en essayant d’expliquer et d’argumenter votre point de vue, et en donnant éventuellement des exemples pour mieux vous faire comprendre.
C’est quoi pour vous la poésie ? C’est quoi un texte poétique ? À quoi sert la poésie ?
Expliquez-nous tout cela et d’autres choses encore à propos de la poésie !
Vous pouvez aussi nous dire qui est votre poète préféré, quel est votre poème préféré, ou au contraire celui ou ceux que vous n’avez pas aimés, mais dans cette discussion, expliquez-nous pourquoi.
Vous pouvez même, pour nous parler de vos goûts en poésie, choisir un poème, mais s’il vous plaît, toujours en essayant de donner des arguments.
Vous pouvez enfin recopier ici des choses que vous avez déjà dites en commentaires sous le texte qui a lancé cette affaire, et peut-être relire ces commentaires pour continuer ici ces débats : https://www.oasisdepoesie.org/textes-dauteurs/autres-textes/hermano/route-barree/
Voilà, la discussion est ouverte, c’est à vous.
Comme je l’ai dit précédemment, j’aime les « choses » que je perçois comme belles.
Mais qu’est-ce que la beauté ?
Je dois avouer que pour moi, en premier lieu, c’est l’obéissance aux règles du « jeu » ainsi que la compréhensibilité du texte qui déterminent l’inclinaison du curseur vers la beauté ou vers la laideur.
Dans ce cas, je suis les jugements de “mes yeux qui regardent, de mes lèvres qui parlent et de mes oreilles qui écoutent“.
Cependant, face à certaines œuvres, notamment certaines musiques / danses / peintures / écritures, il m’arrive d’apercevoir une création comme belle bien qu’elles soient incompréhensibles.
Exemple : les peintures de Jérôme Bosch, certains poèmes de quelques poètes persans modernes, Vísur Vatnsenda Rósu de Hector Zazou&Björk, … … Voici la notion de beauté indépendante de la compréhension.
Ce ne sont pas les parties individuelles d’une “chose”, mais l’harmonie au sein de l’assemblage qui rend une “chose” belle.
J’aime des poèmes français du Moyen-Age, de la Renaissance, de Verlaine, d’Apollinaire, d’Aragon…
J’aime des poèmes actuels.
Parfois ce sont les sons, le rythme, la musique qui me touchent;
parfois les images,
parfois l’ensemble.
En un premier temps, je ne réfléchis pas au sens des mots et des phrases.
Dans un environnement, si possible, confortable, dans une situation de détente,
« j’ouvre les fenêtres » pour accueillir le nouveau chant.
Pourquoi est-ce poétique pour moi?
Parfois ça correspond à des critères d’harmonie inscrits en moi.
Parfois à un état d’âme propice à entendre ces mots.
Parfois à un souvenir enfoui au fond de moi.
Quel plaisir de trouver l’évocation d’une histoire vécue autrefois sur laquelle je n’avais pas mis
de mots!
Je me dis d’abord qu’un poème est un texte qui provoque une émotion, mais cela n’est pas suffisant et ne peut pas caractériser la poésie : un roman peut faire passer une émotion, même un article de journal, jusqu’à nous arracher les larmes, mais on ne les qualifiera presque jamais de poétiques.
Alors, la poésie, c’est quelque chose de différent, ou quelque chose de plus que de l’émotion qu’on transmet et qu’on ressent.
Je crois que c’est aussi un certain esthétisme, et c’est peut-être pour cela qu’on parle « d’art poétique » ?
Et peut-être avons-nous le même type d’émotion esthétique devant certains poèmes (ceux qui nous touchent !) que devant certaines églises romanes ou certains couchers de soleil. Une sorte de moment parfait.
Oui, c’est cela, il me semble : esthétisme plus que beauté.
Harmonie, équilibre, grâce, simplicité, évidence du propos, l’essentiel condensé en une métaphore, une allusion, une image, comme un bijou dans son écrin.
Impression que là, tout est dit, que rien ne manque et qu’il n’y a rien à changer, sans que je puisse vraiment dire pourquoi, sans que je puisse dire ce qui crée cette sorte de magie des mots. Je n’essaie d’ailleurs pas de peur de rompre le charme du moment parfait.
Pour moi, un texte que je trouve poétique n’est pas toujours « beau », mais il fonctionne, il m’étonne, et c’est comme pour un feu d’artifice : je fais des Oh ! et des Ah ! pour les belles trouvailles du poète. Même si je ne comprends pas le sens, et encore davantage si je le comprends, je me sens bien, en osmose avec les mots, avec le rythme, avec l’atmosphère, qui sont créés par le poème. Et même avec ses pauses et ses silences.
En esprit cartésien que je suis, j’ai essayé de trouver dans la littérature, ce qu’était une poésie.
La poésie est un genre littéraire très ancien, aux formes variées, écrites généralement en vers, mais qui admettent aussi la prose, et qui privilégient l’expressivité de la forme, les mots disant plus qu’eux-mêmes par leur choix (sens et sonorités) et leur agencement (rythmes, métrique, figures de style). Sa définition se révèle difficile et varie selon les époques, au point que chaque siècle a pu lui trouver une fonction et une expression différente, à quoi s’ajoute l’approche propre à la personnalité de chaque poète.
Qu’est-ce qu’un beau poème ?
Un bon poème est cet écrit qui vous fait basculer soudainement dans ce point de rencontre entre vous et ce royaume des mots susceptible de vous conduire à la jouissance du texte.
La diversité des formes évoquées montre qu’il est bien difficile de définir ce qu’est exactement un poème. Ce qui ne m’étonne pas vraiment…
En essayant d’expliquer ce qu’est un bon poème, on tombe dans la subjectivité. Ce qui me conforte dans l’idée que le ressenti d’un bon poème dépend uniquement du lecteur !
Ce qu’a bien explicité, Hermano dans son commentaire :
Je me dis d’abord qu’un poème est un texte qui provoque une émotion, mais cela n’est pas suffisant et ne peut pas caractériser la poésie : un roman peut faire passer une émotion, même un article de journal, jusqu’à nous arracher les larmes, mais on ne les qualifiera presque jamais de poétiques.
Je suis donc soulagé d’avoir ressenti de l’incompréhension devant l’essai « Route barrée »
Bonjour Loki
Pour commencer, je voudrait te dire d’arrêter de te flageller ainsi. Je comprends bien que ce « Route barrée » a plutôt provoqué chez toi une sensation de rejet, mais il n’y a aucun mal ni aucune honte à cela. D’ailleurs moi-même, je n’avais pas classé ce texte dans la rubrique « Poèmes » et j’ai quelque pudeur à me qualifier de poète. Je suis cependant très heureux d’avoir été adoubé par Purana et par Tanagra et je crois comprendre pourquoi.
Ce que j’aimerais c’est, plutôt que des copier/coller, tu t’autorises à nous dire si, toi, tu te dis de temps en temps : « ça, c’est poétique », et surtout que tu nous dises pourquoi. Si la poésie existe et si elle a un sens pour toi ? pas pour Google ou Wikipédia chez lesquels on trouve surtout de la soupe à ce sujet.
Un vrai challenge que je sais, tu relèveras !
Mais il est possible que tu ne trouves rien de poétique. Pourquoi pas ? J’en serais surpris, mais je ne jugerais pas pour autant.
Le fait poétique, le dire poétique ne se cataloguent pas.
Comme pour l’art, faire des cases ne sert pas à grand chose, les grandes théories, non plus, qui sont appelées à être remises en cause avec le mouvement ou les générations qui suivent.
C’est donc un ensemble de créations » en évolution »,avec de grandes directions et mouvements en apparence contradictoires, mais c’est cet ensemble qui constitue sa richesse.
Moi même je serai bien incapable de définir ce qu’est la poésie.
Certainement pas du point de vue de la forme,
qu’on se tiennent aux rimes, aux alexandrins, etc…. ne crée pas pour autant la poésie….
Il faut qu’il y ait , selon moi, quelque chose qui se dégage, un rythme, des images, des métaphores , de l’originalité,—— bref qui capte le lecteur potentiel afin qu’il se sente en phase, et qu’il puisse se dire que c’est ce qu’il aurait voulu exprimer.
Personnellement je pense que c’est une musique faite avec des mots, et donc avec une possibilité de l’interpréter (oralement ou -et – dans l’interprétation du sens ).
C’est pourquoi je privilégie dans ce que je fais la fluidité, afin qu’on puisse être capable de prêter sa voix, donc de donner vie au texte par l’oralité, de la même façon que des musiciens auront chacun une interprétation différente de la même partition.
RC
Je suis d’accord avec Re Chab : le fait poétique, le dire poétique ne se cataloguent pas et la poésie est peut-être une musique faite avec des mots.
Je n’ai pas trouvé sur cette plateforme une définition argumentée de ce qu’est une poésie. Aussi ai-je essayé d’en trouver une sur Internet.
Hermano trouve que c’est de la soupe ! Il a sans doute raison, car malgré une définition savante et qui se veut exhaustive, elle ne fait pas avancer le schmilblick…
À mon avis il faut s’y résoudre on ne peut définir la poésie, la poésie peut être partout et n’est qu’une sensation individuelle.
Cela sera ma dernière intervention sur ce thème, car je trouve que j’ai perdu déjà trop de temps sur ce sujet, qui s’apparente à la recherche du sexe des anges. Temps que j’aurais pu plus utilement par la rédaction de plusieurs nouvelles qui me trottent dans la tête et de la fin d’un roman qui dort depuis plus d’un an sur mon disque dur.
Je laisse à mes amis virtuels et que j’apprécie le plaisir de palabrer sur le thème de la poésie.
Merci, Hermano, de te préoccuper de ma santé. Je ne suis pas masochiste, mais sur cette tribune je ne fais que rappeler mon incompétence sur le sujet. Je ne dirais pas que « Route barrée” a plutôt provoqué chez moi une sensation de rejet, mais plutôt un sentiment d’hilarité. Mon maître Pierre Dac se serait réjoui à la lecture de cet essai.
J’ai déjà trop parlé de moi-même et je m’excuse de mes commentaires parfois trop abrupts.
Me suis-je dit parfois : « ça, c’est poétique” ?
Sûrement je ne suis pas totalement imperméable à ce que d’aucuns appellent la poésie. Mais mes goûts restent très classiques : La Fontaine que j’adore, George Brassens, Jacques Brel, quelques poésies de François Villon, de Victor Hugo. Je connais par cœur quelques tirades de Racine, de Corneille, mais j’ai toujours regretté que ces pièces de théâtre soient en vers. Une poésie peut me toucher, mais la musique des mots ne me suffit pas, il faut qu’elle ait un sens ou raconte une histoire.
Ceci étant souligné, je laisse aux autres la liberté d’apprécier ou non un texte. De la même façon, je n’aime pas le fromage, mais je comprends qu’on puisse adorer un bon livarot. J’ajouterais même que je regrette que la nature ne m’ait pas doté de cette faculté…
Oui, en effet, donner une définition de la poésie paraît quasi impossible et c’est bien pourquoi nous avons lancé cette discussion ; pour que chacun puisse exprimer ce qui est poétique pour lui-même, pour elle même. Juste pour essayer de comprendre, ou au moins d’écouter ce qui se passe pour les autres quand ils lisent un « prétendu » poème.
Après avoir lu Nima et re Charb, je dois dire que j’adhère (par adhésion et non par adhérence comme les huitres, comme disait je crois Paul Valéry), que j’adhère donc à ce qu’ils expriment sur l’indéfinissable poésie quand elle semble poindre, comme un heureux hasard ou une savante construction.
Moi aussi, Loki, j’ai essayé Internet, et la plus belle évocation – pour moi – de la poésie est celle-ci, de Jean Cocteau :
« La poésie, c’est la rencontre du conscient et de l’inconscient ». Pas mal, non ?
Enfin, en tout cas, moi, ça me parle !
Oui, il y a les mots qui sont bien concrets, écrits avec des lettres qui forment un sens, mais il y a aussi l’impact que produisent ces mots sur moi, tout l’imaginaire souvent inconscient qu’ils déclenchent, les portes qu’ils ouvrent en s’associant harmonieusement ou étonnamment voire brutalement avec d’autres mots. Quelque chose capable de provoquer des émotions esthétiques dont chacun aura sa clé personnelle.
à suivre…
Je vais vous raconter une histoire : lorsque j’étais étudiant, j’avais un ami qui aimait bien jouer de la guitare. Tous les jours à la pause de midi, pour se détendre et nous détendre, il prenait le journal et sa guitare et nous lisait les nouvelles en les chantant à la façon d’un flamenco.
Cela en faisait-il un chant flamenco ? Probablement pas. Même si je me cambrais en claquant des mains et en essayant de claquer des talons… 😊
https://www.youtube.com/watch?v=35sh6sHOjuk
(Tiens, du coup, je viens d’écouter des heures de flamenco.
Une expression vraiment unique et inégalée de la pathétique souffrance !)
De même, mais encore une fois ce n’est que mon avis, je crois qu’il ne suffit pas de prendre une phrase, de la couper en morceau et de les écrire les uns sous les autres pour en faire un poème.
Une sorte de « Canada dry » de la poésie que je vois trop souvent et que j’ai probablement quelquefois commis moi-même ! https://www.youtube.com/watch?v=iIcEvJP9f-k
Enfin, cela me fait aussi penser à Magritte, lorsqu’il dessine une pipe et qu’il intitule son tableau « Ceci n’est pas une pipe » ! 😊
Il ne suffit pas de dire « Ceci est un poème ». N’est-ce pas ?
Après toutes ces remarques justes et profondes, je souhaiterais rajouter quelques caractéristiques poétiques fortement inspirées par un commentaire éclairant de Purana sur un poème libre.
Voici :
– un contenu profond
– des images fortes
– du rythme et une respiration
– la faculté de susciter des pensées et des questions chez le lecteur sans forcer à deviner ce que l’auteur a voulu exprimer.
Je suis tout à fait d’accord avec la définition de re Charb: un poème est « une musique faite avec des mots » , un assemblage magique de sonorités et de rythme qui parle directement au coeur. C’est si vrai, que même des poèmes en langue étrangère peuvent nous parler malgré une connaissance approximative de la langue. J’éprouve par exemple une grande mélancolie en écoutant ce poème de Heinrich Heine (1824) typique du romantisme allemand et de la notion de « Sehnsucht » (vague à l’âme, équivalent de la saudade portugaise ou même du blues ? dixit Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Sehnsucht )
lecture en allemand:
https://www.youtube.com/watch?v=YwFZ5gpuBHE
textes original et français:
https://lyricstranslate.com/fr/loreley-lorelei.html-1
Enfin, il me semble qu’on peut faire un parallèle entre la poésie moderne et l’art contemporain. Elle se libère du côté figuratif, aux formes « bien léchées » pour se concentrer sur la forme et la « couleur » des mots. Du moins c’est ce que je perçois du peu que je connais, calligrammes d’Apollinaire, poésies surréalistes. Mais je laisse de plus savants que moi développer, s’ils le souhaitent !
La poésie est-elle le produit d’une construction méthodique et patiente, d’un long polissage perfectionniste ou, comme l’a dit Tanagra sous un de ses textes, est-elle le jaillissement provoqué par une sorte de transe ? Ou les deux ?
Pour moi, Pablo Neruda est le plus grand des poètes, celui auquel je suis le plus sensible, pour toutes les raisons que nous évoquons ici, les uns et les autres.
Je suis très touché, en particulier par son poème « Ode à Federico García Lorca« , pour moi un chef d’œuvre absolu, très long, mais dont je ne me lasse jamais.
Et à propos du caractère hermétique ou opaque que certains ressentent dans certains poèmes, je voudrais vous faire partager ce qui suit, où Neruda tente d’expliquer comment lui viennent images et métaphores. Lumineux pour moi :
In http://louisiane-catalogne.over-blog.com/ode-%C3%A0-federico-garcia-lorca-1/2
« Une fois, des années après sa mort, je fis une conférence sur García Lorca et quelqu’un, dans le public, me demanda :
– Pourquoi dites-vous dans votre ode à Federico que pour lui « on peint en bleu les hôpitaux » ?
Je répondis :
– Écoutez-moi. Poser une question de ce genre à un poète, c’est comme demander son âge à une femme. La poésie n’est pas une matière statique mais un courant fluide qui très souvent s’échappe des mains du propre créateur. Sa matière première est faite d’éléments à la fois réels et irréels, de choses qui existent et n’existent pas. (Jean Cocteau nous dit la même chose : « la rencontre du conscient et de l’inconscient »).
De toute façon, je vais essayer de vous répondre avec sincérité. Pour moi le bleu est la plus belle des couleurs. Il implique un espace humain, la voûte céleste par exemple, tourné vers la liberté et la joie. La présence de Federico, sa magie personnelle, imposaient une ambiance d’allégresse autour de lui. Mon vers veut probablement dire que même les hôpitaux, même la tristesse des hôpitaux, pouvaient se transformer sous le charme de son influence et se métamorphoser brusquement en beaux bâtiments bleus. »
Voici le début de ce poème, qui est beaucoup plus long. Neruda l’a écrit en hommage à son ami Lorca assassiné à 38 ans par les milices franquistes.
« Si je pouvais pleurer de peur dans une maison abandonnée,
si je pouvais m’arracher les yeux et les manger,
je le ferais pour ta voix d’oranger endeuillé
et pour ta poésie qui jaillit en criant.
Parce que pour toi l’on peint en bleu les hôpitaux
et poussent les écoles, les quartiers maritimes,
et les anges blessés se peuplent de plumes,
et les poissons nuptiaux se couvrent d’écailles,
et les hérissons s’envolent vers le ciel :
pour toi les ateliers avec leurs membranes noires
se remplissent de cuillères et de sang
et avalent des ceintures déchirées, et se tuent de baisers,
et s’habillent en blanc.
Lorsque tu voles vêtu de pêches,
lorsque tu ris avec un rire de riz furieux,
lorsque tu secoues pour chanter les artères et les dents,
la gorge et les doigts,
je mourrais pour ta douceur,
je mourrais pour les lacs rouges
où tu vis au milieu de l’automne
avec un coursier déchu et un dieu ensanglanté,
je mourrais pour les cimetières
qui passent comme des fleuves cendreux
d’eau et de tombes,
la nuit, entre des cloches étouffées :
fleuves épais comme des dortoirs
de soldats malades, qui tout à coup montent
vers la mort sur des fleuves avec des numéros de marbre
et des couronnes pourries, et des huiles funéraires :
je mourrais pour te voir la nuit
regarder passer les croix noyés,
debout en pleurant,
car face au fleuve de la mort tu pleures
éperdument, douloureusement,
tu pleures en pleurant, les yeux pleins
de larmes, de larmes, de larmes.
Si je pouvais la nuit, éperdument seul,
accumuler oubli et ombre et fumée
sur les chemins de fer et les bateaux à vapeur,
avec un obscur entonnoir,
en mordant les cendres,
je le ferais pour cet arbre où tu pousses,
pour l’eau dorée des nids que tu rassembles,
et pour le liseron qui te couvre les os
et te livre le secret de la nuit.
Des villes à l’odeur d’oignon mouillé
attendent que tu passes en chantant à voix rauque,
de silencieux bateaux de sperme te poursuivent,
et des colombes vertes ont fait leur nid sur tes cheveux,
et puis des coquilles et des semaines,
des mâts torses et des cerises
circulent définitivement lorsque s’avancent
les quinze yeux de ta tête pâle
et ta bouche de sang submergée
J’avoue que j’ai vécu, Pablo Neruda (Éditions Gallimard, 1975).
Dans un commentaire d’un texte d’Hermano je risquais cette phrase : « Et si la poésie c’était ça : L’art d’arranger les mots pour déclencher l’imagination, voie vers les émotions de toutes natures. ».
Je pense en effet que si le texte « nous dit quelque chose », c’est à dire s’il va nous chercher, va débloquer notre imagination, celle-ci empruntera ensuite les sentiers de son choix, vers telle ou telle sensation, vers l’amour, la sensualité, la souffrance et tant d’émotions diverses. Elle s’appuiera sur des impressions, ira déterrer de vieux souvenirs, entrera en résonance avec des beautés enfouies, ou affleurant notre vie, ranimera de vieux rêves. Dessinera l’inaccessible. Sans pour cela qu’il soit nécessaire de réfléchir, par appréhension directe, ce qui n’exclut pas la compréhension mais peut aussi en faire l’économie.
Je dirais cependant comme vous qu’aucune phrase ne peut définir la poésie, et la mienne encore moins. Un texte plat, banalement descriptif, à condition bien entendu qu’il retienne notre attention par son fond si ce n’est par sa forme, peut aussi emporter notre imagination.
La poésie se caractérise par une inexplicable magie.
Quelques mots sur la forme. Le rythme et la rime ont participé pendant des siècles à cette magie. Dans un poème, que je dirais classique pour aller vite, notre imagination se berce sur des vagues soulevées par le rythme (mais dans la prose aussi). La rime, elle, crée une attente, un vide que la rime suivante viendra combler, créant ainsi chez le lecteur un sentiment de plénitude, et tout le talent du poète sera de ne pas le décevoir en trouvant le bon mot, celui qu’on n’attendait peut-être pas mais qu’on reconnaîtra comme irremplaçable. C’est une discipline exigeante, mais quel plaisir de l’esprit ! Je ne suivrais cependant pas Gide : » L’art vit de contraintes, de lutte et meurt dans la liberté » (Merci Wikipédia !) car je pense bien sûr que l’art peut aussi s’épanouir dans la liberté, mais il peut s’y perdre aussi (oui Locky, je te rejoins dans tes réticences sur certaines « oeuvres » dites d’art contemporain) comme il est facile de se perdre sous la tyrannie de la contrainte car, bien entendu comme il a été dit ici, le rythme et la rime ne suffisent pas à la poésie. On s’est affranchi des règles classiques et je m’en réjouis, en se libérant la poésie s’est élancée vers des territoires nouveaux, insoupçonnés, et la magie reste intacte.
Cette magie qui sourit à certains et moins à d’autres (je me situerais plutôt parmi ces derniers) émane de ce talent de savoir agencer les mots pour soulever les émotions.
Allez un peu d’Aragon pour terminer, extrait de « Les oiseaux déguisés » :
Ma vie au loin mon étrangère
Ce que je fus je l’ai quitté
Et les teintes d’aimer changèrent
Comme roussit dans les fougères
Le songe d’une nuit d’été
J’aime être déroutée par la force vibratoire des mots, leur « entre chocs », quand ils obligent à une distanciation, à casser l’évidence, à saisir la fragilité d’un instant
Y reconnaître la singulière vision d’un-e autre, baignée dans une atmosphère si différente et si proche
Ce qui me fait poésie, c’est d’entrer facilement sur le chemin de lecture d’un texte, comme un appel dont on ne peut se soustraire
Ce qui me conduit à mon imaginaire et me donne envie d’y répondre,
Oser tordre le cou aux sens premiers des mots, élargir, modifier, creuser notre rapport au monde
Ouvrir à d’autres univers
Parce que la poésie est une forme d’indiscipline, un acte posé où l’on s’engage seul dans l’infinitude des possibilités, la recherche de la justesse
A condition de pouvoir se débarrasser des carcans, sens unique, pensée unique….
Avec Le rythme et la musique qui s’en mêlent, le simple plaisir du jeu d’où jaillit une étincelle sortie d’on ne sait où, des profondeurs de l’inconscient
De l’émotion, de la jouissance parfois, du rêve, un malin plaisir, un moment où l’on disparaît tout-e entier-e dans le texte
Bien sûr tout cela ne dit pas comment faire…
<
p class= »MsoNormal »>
Merci, Ska, d’exprimer si bien ce que je ressens moi aussi : révolte, laisser-faire, liberté, indiscipline, rêve, musique, étincelle, émotion, plaisir, …
Tout y est ! J’ai carton plein !
La naranja es la tristeza
del azahar profanado
pues se torna fuego y oro
lo que antes fue puro y blanco
L’orange est la tristesse
de la fleur profanée
car devient feu et or
ce qui fut d’abord pur et blanc
<
Federico García Lorca
D’une poésie absolue pour moi, mais qu’est-ce qui fait cette alchimie ?
Je ne veux même pas analyser, chercher pourquoi, seulement me lover dans le cocon de ces mots.
« azahar« , ce mot d’origine arabe, tellement beau, tellement léger, pour désigner la fleur d’oranger, et qui devient aussi à mon oreille « le hasard », le hasard profané… la tristesse du hasard profané ! Ah ! que c’est beau !
Merci @Hermano pour cette merveille de Federico Garcia Lorca.
Il me semble que des éléments de la magie tiennent en partie à des contrastes de sens et de sonorités avec d’une part l’oxymore « l’orange est la tristesse » et d’autre part le jeu des sons en espagnol.
En effet, la couleur orange est d’habitude associée à la gaieté et le fruit au dynamisme. L’association orange / tristesse est donc très surprenante.
Dans les deux premiers vers, les sonorités en « a » et en « z » se prononcent en douceur, avec les lèvres à peine ouvertes. Dans les deux vers suivants, au contraire, les sonorités en « o » et « s » explosent en bouche.
Oui tu as raison, ahazar est un très beau mot. Il fait aussi partie de ces mots qui ont un sens très précis qu’on ne trouve pas dans les autres langues. Il en est ainsi des mots qui expriment des choses / concepts importants et spécifiques à une culture et qui ont donc besoin de nuances. L’existence du mot ahazar – qui ne saurait se résumer à flor, montre à lui seul la place qu’occupe l’oranger dans la culture / vie en Espagne. Pour passer à d’autres contrées et rester dans le contraste orange/blanc, demandez donc à un Savoyard comment il appelle la neige selon qu’elle est collante, poudreuse, humide, couverte de traces… (c’est certainement encore plus détaillé en russe, en lapon, etc.).
Ces mots précis et précieux sont aussi des éléments qui donnent de l’épaisseur à un poème en convoquant des univers et des images spécifiques.
Moi aussi, je trouve ce poème très beau.
Je pense que ça provient de la musicalité; les sons sont merveilleusement assemblés;
le rythme simple, clair.
Les images évoquées me font rêver;
je lis de la tristesse, de la déception; mais l’expression est très discrète.
Merci, Hermano, de nous proposer ce poème.
La poésie n’attend pas le nombre des années !
Un exemple
Un poème écrit spontanément par une petite fille.
Ce poème reprit par son grand-père un vétéran de la poésie… (je vous rassure, ce n’est pas moi)
Marie est en CM2 et ne maîtrise pas encore l’orthographe et pourtant quelle fraicheur dans son poème !
Les bracelets
Les bracelets ils sont en jaunes, roses, rouges et violets,
Je l’ai met fixement autour de mon poignet
pour qu’ils ne puissent pas s’en aller.
Et puis années en années ils s’effacent et
d’autres apparessent à la surface
Désfois mes préférés pointent le bout leur nez
puis disparaissent la seconde d’après.
Ils restent une année puis s’en-vont pour l’éternité.
Marie
LES BRACELETS
J’ai un faible pour le bracelet noir
Je le porte souvent le soir.
Il est élégant
Surtout avec des gants.
Le bracelet jaune d’or
Mérite d’être porté dehors.
Le garder dans un coffre-fort
Serait un grand tort.
Je vais vous faire un aveu
J’adore mon bracelet bleu.
Un collier bleu azur
Pour le dimanche seulement, bien sûr.
Je suis vraiment désolée
J’ai fait tomber le bracelet violet.
Depuis, il est un peu bosselé
Mais il est loin d’être laid.
Le bracelet rouge est si fragile
Que je n’ose pas le mettre en ville.
Il m’accompagne
Dans mes promenades à la campagne.
L’hiver, quand il fait froid et qu’il neige
Quoi de plus séduisant que le bracelet beige.
Je voudrais bien le mettre pour aller au collège
Maman dit que ce serait un vrai sacrilège.
Sans vouloir me vanter
J’ai une grande variété
De bracelets verts,
Tous très divers.
Un bracelet vert amande
Petite touche gourmande !
Un bracelet vert bouteille
Quelle merveille !
Un bracelet vert épinard
Qui attire tous les regards !
Ça me démange ! Ça me démange !
Quel besoin étrange !
Il faut que je m’arrange
Pour avoir un bracelet orange.
Seul moyen d’être aux anges !
Poésie inspirée par un texte de Marie.
J’ai vaincu WordPress ! David
Quand les fautes d’orthographe ajoutent à la poésie… je suis touché et j’adore !
Le poème du grand-père, bien qu’habilement construit, n’arrive pas pour moi à conserver cette belle innocence.
Le bracelet rose / c’est pour quand on ose / faire de la prose / au parfum de rose
Merci Marie; merci grand-père de Marie!
Mon bracelet mauve,
du chagrin me sauve.
Mon bracelet jaune clair,
doucement m’éclaire.
Tiens, quelque chose que je viens de lire à propos du grand poète irlandais William B.Yeats.
En parlant d’un poète qu’il n’aime pas, il donnera une autre définition de la poésie, en négatif : « Il ne contient pas une seule phrase qu’on peut se murmurer à soi-même ».
Je trouve que c’est un assez bon critère pour apprécier la poésie, non ?
Et aussi…
« Higgins a dit à ma femme ‘Je ne peux pas me brouiller avec cet homme. J’aime la façon dont il regarde un verre de Porter. Il lui adresse un long regard, un regard délicat, comme s’il faisait attention à la couleur de la bière et à la lumière sur le verre’ ».
In : https://www.inventoire.com/lettres-sur-la-poesie-de-w-b-yeats-franchissez-la-porte-pour-entrer-dans-votre-reve/
Définition de la poésie, en négatif : « Il ne contient pas une seule phrase qu’on peut se murmurer à soi-même ».
Effectivement cette définition est intéressante ! Elle me fait penser au raisonnement par l’absurde en mathématique.
Je crains qu’appliquée à quelques poésies publiée sur le site il y ait une certaine désillusion…
Et cela serait injuste, car je reste persuadé que la valeur poétique dépend du lecteur.
Nous ne sommes pas dans ce domaine par exemple dans la dualité « intensité courant- ampèremètre ».
Cela serait tellement pratique d’inventer un « poésiscope » !
Autant réaliser une balance à rêves…
Je pense comme toi, Loki, que la valeur poétique et la valeur artistique en général « dépend du lecteur », et heureusement !
Pourtant, à titre de critère de mesure autre que l’ampèremètre, on peut s’accorder sur le fait que certains artistes « transportent » beaucoup plus de « lecteurs » que d’autres et, s’ils sont reconnus par la multitude, on peut leur accorder une présomption de talent, même si ce talent reste assez souvent indéfinissable.
Par exemple, moi, je n’ai que 3 ou 4 lecteurs (rires !) dont 1 ou 2 disent apprécier, alors que Yeats, lui, est consacré à juste titre !
Et je crois que quand il parle d’une « phrase qu’on peut se murmurer à soi-même« , il dit la même chose que toi, il parle de l’intime, de l’émotion du lecteur dans son intimité plus que de l’universalité. C’est vrai que si on se murmurait tous à nous-mêmes les mêmes choses… cela deviendrait aussi insipide qu’une messe écrite d’avance (re-rires !)
Certains artistes “transportent” beaucoup plus de “lecteurs” que d’autres et, s’ils sont reconnus par la multitude, on peut leur accorder une présomption de talent, même si ce talent reste assez souvent indéfinissable.
Décidément les choses sont toujours complexes qu’on le voudrait ! Le paramètre « multitude » est-il vraiment approprié ?
La collection « Arlequin » par exemple “transporte” beaucoup plus de “lecteurs” que d’autres « genres » littéraires. Les « intellectuels » la méprisent, à tort d’ailleurs, car nous n’avons pas tous les mêmes goûts et les mêmes valeurs. Nous devons faire preuve en ce domaine de beaucoup de modestie, car l’Histoire nous montre que nombre d’auteurs ayant eu la gloire en leurs temps sont tombés dans l’oubli….
Il y a transports et transports ! Ceux qui vous emmènent au loin ou près de chez vous. Selon différents modes: l’avion, le train, la voiture, le vélo, etc.
Tous sont utiles.
Harlequin apporte des émotions qui font passer d’heureux moments, transportent vers des univers de rêve, des fantasmes… Et c’est bien si ça rend heureux.
La poésie ne nous transporte-t-elle pas au plus profond de nos propres émotions ? Dans des contrées intérieures que nous ignorions ? Ne peut-on pas dire la même chose de l’art en général ?
Tu as raison Line.
Harlequin apporte des émotions qui font passer d’heureux moments, transportent vers des univers de rêve, des fantasmes… Et c’est bien si ça rend heureux.
Sais-tu que chaque livre se rédige avec un ordinateur et un « nègre ».
La structure est pratiquement toujours la même :
Elle, lui et l’autre
Lui, elle et l’autre
etc.
Elle pourra être secrétaire, coiffeuse, institutrice, institutrice, etc.
Lui aviateur, journaliste, médecin, etc.
La même chose pour l’autre masculin ou féminin.
Ils se rencontrent, il s’aiment, se trahissent, se déchirent.
On fournit le scénario au « nègre », son travail est de combler la structure et articuler les différentes parties pour en faire un roman bien poignant…
Merci Line et Loki pour ces nuances qui m’amènent à réfléchir au jugement poétique, à l’avis du plus grand nombre, à l’ensoi, à l’intelligentsia, à la démocratie et à toutes les « craties » et même à certaines tyrannies intellectuelles qui nous disent ce qu’il convient d’aimer ou pas !
J’ignorais qu’Harlequin fut aussi apprécié des foules sentimentales en soif d’idéal. J’avoue n’avoir jamais vu quelqu’un dans le train ou le métro tenir un Harlequin.
Ceci dit, je veux bien faire mienne la phrase de Yeats ci-dessus. Vous connaissez Yeats?
Pour moi, la poésie est une recette à rêver. Elle doit m’offrir les moyens pour me détacher de la réalité, me donner un autre point de vue sur les choses, imperceptible aux yeux …