Sable noir ? Voilà un nom bien curieux pour un village français. Alaincourt le côte, Château Voué, Fresnes en Saulnois, Neuf Village cela sent bon le terroir, mais Sable noir ! Attention à une réflexion hâtive. Non ! Ce village n’est pas au bord de la mer (le sable bien sûr) ! Sable noir est un village de la Drôme. Vous quittez l’autoroute A7 à Valence, en direction de Die, vous continuez toujours vers l’est une petite route entre les montagnes. Vous avez l’impression d’arriver au bout du monde. Ce cul de sac à un nom : Sable noir, petit village coincé dans les Alpes. Pour le citadin lassé des fatigues de la ville il n’y a pas endroit plus paisible. Il ne peut souhaiter meilleur lieu de vacances et de repos.

Pourtant, les apparences sont trompeuses….

13 mai 1920.

La Première Guerre mondiale était achevée depuis deux ans. Sable noir, comme tous les villages français, avait livré à la défense de la patrie quelques-uns de ses jeunes hommes. Leurs noms figuraient maintenant sur le monument aux morts. La journée avait été tranquille comme les précédentes. L’agriculture et l’élevage étant les seules ressources du village, celui-ci vivait au rythme des saisons. Seuls de rares mariages ou enterrements venaient changer la monotonie du temps qui passe.

Ce soir-là, le père Michu était attablé dans la cuisine de sa ferme. Il se régalait avec une soupe au chou odorante, préparée par sa femme. Le silence de la salle était troublé uniquement par les gloups des cuillerées, ingurgitées avec bruit par le couple et le crépitement du feu dans la cheminée. Les époux, éclairés par la lumière blafarde d’une lampe à pétrole, n’échangeaient que peu de paroles. La journée fatigante d’un paysan levé avec le soleil n’incite pas, le soir, à la conversation.

Soudain, une lumière vive illumina les fenêtres de la cuisine et un bruit assourdissant retentit. Madame Michu resta pétrifiée sur place. Malgré qu’il ait fait la guerre et qu’il ait été habitué aux bruits des obus tombant autour des tranchées, le père Michu  sursauta. Que se passait-il ? La guerre était finie et la saison n’était pas aux orages. Pourtant, ce bruit semblable à un formidable coup de tonnerre ne pouvait être que le résultat d’un orage. Il se leva, ouvrit la porte : il faisait nuit noire. Venant de la cuisine éclairée, tout d’abord, le paysan ne vit rien. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Les étoiles étaient cachées par une épaisse couche de nuages. Ce fut à nouveau le silence. Dans l’atmosphère flottait une odeur particulière ne rappelant pas celle de la foudre, mais plutôt celle du soufre. Au fond du pré, situé au sud de la ferme, il crut distinguer une faible lumière bleutée. Il y avait bien longtemps que le soleil était couché. Toute tremblante, Madame Michu s’était placée derrière son mari. Il pointa du doigt la lumière inhabituelle. Il décida d’aller voir ce qui se passait. Sa femme essaya de le retenir par la manche. D’un geste brusque, il se dégagea et avança dans la nuit. Il n’avait jamais eu peur de l’obscurité. Enfant, il aimait jouer dans la campagne avec ses camarades. La nuit pleine de mystères leur permettait d’inventer mille aventures, plus angoissantes les unes que les autres. Il connaissait sa propriété à fond et aurait pu s’y déplacer les yeux fermés. D’ailleurs aujourd’hui, il avait un point de repère : la lueur lointaine. À mesure qu’il avançait, elle se faisait plus brillante. Il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres : une forme commençait à apparaître. En avançant encore plus près, il écarquilla les yeux. Il n’avait jamais vu une pareille chose. Planté sur le sol, un immense cristal hexagonal transparent émettait une lumière bleutée. Il était littéralement hypnotisé ; cette « chose » le fascinait. Le silence était total. Le père Michu n’entendit plus ces mille bruits que recèle la nuit dans la campagne : le souffle du vent dans les arbres, les cris des animaux nocturnes, le ruissellement des cours d’eau. Une immense chape avait comme enserré la nature. Envoûté par le cristal, il continua d’avancer. Il ne sentait aucune chaleur, bien au contraire plus il s’approchait, plus il faisait  froid. Il n’éprouvait plus aucun sentiment : ni peur, ni curiosité, seulement une attraction irrésistible. Il ne savait pas pourquoi, mais il devait toucher « la chose ». Et il la toucha…

Le froid se fit intense, démesuré et aussitôt il cessa d’être conscient.

Madame Michu restée sur le pas de la porte, scrutait la nuit en direction de la lueur, pour tenter d’apercevoir son mari. Mais il n’y avait que le noir et  le silence. Seule la présence familière du feu dont elle percevait les craquements et la chaleur la rassurait. Au bout d’un quart d’heure, elle entendit des pas. Elle distingua la silhouette de son mari et poussa un soupir de soulagement : enfin il revenait ! Quand il fut près d’elle, elle le questionna, mais lui restant muet, planté devant elle, ne fit qu’accroître son anxiété. Qu’avait-il donc vu pour être ainsi chamboulé? Une peur irraisonnée la gagna. C’était bien son mari devant elle et pourtant elle ne le reconnaissait plus. Ses yeux la fixaient intensément. Elle frissonna. Elle voulut hurler, mais aucun son ne parvint à sortir de sa bouche. Elle sentit ses mains glacées enserrer son cou. Elle tenta de se dégager, mais malgré ses efforts elle n’arriva pas à desserrer l’étreinte. C’était deux pinces d’acier, glaciales, qui se refermaient inexorablement…

Puis le père Michu laissa le corps de sa femme glisser doucement sur le sol. Tel un fantôme il s’avança dans la cour. Dans sa niche, le chien, attaché par une chaîne, commença à lui faire la fête. Le paysan se saisit alors d’un bâton et le frappa violemment. La bête hurla et ce fut à nouveau le silence. Imperturbable il tourna les talons et se dirigea vers un tas de bois. Il arracha une hache d’un billot. Mécaniquement il reprit son cheminement vers l’étable où il paracheva son œuvre de destruction. La nuit ne fut plus que hurlements.

 

Les premières lueurs du jour commençaient à pointer. La lumière bleue du cristal s’estompa et un témoin aurait été surpris de le voir s’amenuiser jusqu’à devenir aussi petit qu’un grain de sable.

Au lointain le premier coq chanta. La campagne s’éveillait, seule la ferme du bois Cloué demeurait silencieuse.

C’est Robert, le garçon de ferme qui découvrit le drame. Dans la propriété, nulle âme qui vive. Madame Michu écroulée devant la porte, le visage encore figé de terreur. Le chien couché, sur le flanc, la tête broyée. Les vaches, les cochons et les moutons baignant dans le sang, les poules à moitié déplumées gisaient dans le poulailler. Près du fumier, le corps du père Michu, déchiqueté par une grenade.

La maréchaussée prévenue mit plusieurs heures à venir. Sable noir est au bout du monde…

Les gendarmes ne purent que constater le carnage : encore un drame de la folie, pensèrent-ils. Tout le village était horrifié. Le père Michu, un si brave homme, qui aurait pu imaginer ?

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13 mai 1921

 

À Sable noir la vie avait repris son cours. Dans les veillées on parlait encore du drame, mais le temps effaçait le souvenir et les récits devenaient à la fois vagues et enjolivés si on peut employer cette expression !

Ne souhaitant pas devenir agriculteur, le fils  des époux Michu était parti depuis plusieurs années à la ville. Aussi avait-il vendu la propriété à Lucien Léger, un voisin bien content de s’agrandir. Certes cela faisait beaucoup de terres à cultiver, mais Lucien avait trois fils vigoureux aidés depuis quelques années par Gaston, un garçon de ferme, simple d’esprit, mais fort comme un turc, dur à la tâche, pas regardant ni sur ses heures, ni sur son salaire. Salaire d’ailleurs symbolique puisqu’il se résumait au gîte et au couvert. Madame Léger (qui  ne méritait pas son nom) et deux filles, résistantes comme le sont les paysannes, complétaient une main d’œuvre disponible du lever au coucher du soleil. Lucien Léger était satisfait de son acquisition. Cela lui avait permis d’augmenter substantiellement les ressources de la propriété.

La journée de travail terminée, Gaston venait de terminer la soupe, avec toute la famille, dans la salle commune et s’apprêtait à aller se coucher. Il logeait dans un grenier, juste au-dessus de l’étable. Un peu de paille enfournée dans une méchante toile constituait sa couche. Il rangeait ses affaires dans une caisse en bois. L’hiver, la chaleur des bêtes remplaçait le chauffage.

Traversant la cour, il fut attiré par les aboiements de Pilou. Le bâtard n’avait pas son pareil pour faire avancer les vaches. Pilou tirait comme un fou sur sa chaîne en aboyant vers le sud. Qu’avait-il vu ou entendu ? Gaston le détacha et le chien partit comme une flèche. Le garçon de ferme le suivit, en courant, dans le noir, en se repérant aux les aboiements. Au bout d’une centaine de mètres, il aperçut une lumière bleutée. Arrivé à côté de Pilou il vit une chose insolite : un cristal, haut d’environ un mètre, irradiant une lumière bleue. Le chien tournait en jappant autour de la « chose ». Puis il se jeta sur le cristal et fut comme tétanisé. Le silence revint… Puis la bête se retourna lentement et avança en grognant vers Gaston. Le jeune homme  ne le reconnaissait plus. Jamais le chien ne lui avait manifesté d’hostilité. Il tendit la main pour le caresser, le bâtard se jeta sur lui et le mordit à la cuisse. Gaston hurla de douleur et, de rage, lui donna un violent coup de pied qui le projeta en l’air avant de retomber lourdement à terre. Il se massa la jambe pour essayer de calmer la douleur. Mais rien n’y fit. En même temps il se sentait gagner par un froid intense qui engourdissait ses muscles et glaçait son cerveau. Il essaya de lutter, en vain…

Le garçon de ferme faisait face au cristal. La douleur avait quitté son visage. Sous la lumière bleutée, sa face était semblable à celle d’une statue. Il se tourna lentement, leva une jambe et écrasa du pied la tête du bâtard qui grognait sur le sol. Il se dirigea vers la ferme. Dans la nuit, il était auréolé de la même lumière bleue que le cristal. Toujours aussi calme, il déboucha dans la cour, s’avança vers la porte de la cuisine qu’il ouvrit lentement. Le repas était terminé, seule, madame Léger en train de faire la vaisselle, restait dans la pièce. Elle tourna la tête :

  • Oh ! c’est toi Gaston ? Tu ne dors donc point ?

Puis elle se remit à la vaisselle. Le garçon de ferme s’avança vers elle et prenant le couteau à pain, fiché dans une miche sur la table, le leva et l’enfonça dans le dos de la fermière. Surprise, elle n’essaya même pas de se retourner et s’écroula avec un gargouillement. Imperturbable Gaston s’empara d’un fusil accroché au mur, ouvrit le  tiroir d’un buffet et en sortit une boite de munitions pour sanglier. Il glissa une cartouche dans le fusil de chasse et ferma la culasse d’un bruit sec. Il monta lentement les escaliers. Arrivé à la chambre de Lucien Léger il tourna la poignée de la porte sans bruit et la poussa brusquement. Ce dernier couché dans son lit se redressa et le regarda d’un air ahuri. Ce fut son dernier regard, car déjà une balle lui avait fait éclater la tête. Le garçon de ferme remit une cartouche dans son arme. La porte de la chambre mitoyenne venait de s’ouvrir. L’une des filles Léger, réveillée par le bruit de la détonation surgissait. Elle n’eut même pas le temps de dire ouf qu’une décharge dans le ventre coupait son souffle. Gaston enjamba le corps et entra dans la chambre. La sœur horrifiée ouvrait la fenêtre pour s’enfuir, mais déjà Gaston avait rechargé son fusil et l’impact de la balle la fit basculer dans le vide. Le visage du jeune homme était toujours aussi imperturbable, dénué de tout sentiment. Il redescendit lentement, traversa la cuisine sans un regard pour le corps de madame Léger. Il alla dans la grange et transporta plusieurs ballots de paille qu’il entassa dans la cuisine, les écuries, les dépendances et alluma méticuleusement chacun d’eux avec son briquet. Le feu démarra lentement puis prit peu à peu de l’ampleur. Ensuite l’incendie immense éclaira toute la campagne avoisinante. Gaston immobile, contemplait le spectacle sans réaction. Puis il reprit le fusil et après l’avoir rechargé le mit dans sa bouche…

Quand les villageois, réveillés par les crépitements et les lueurs l’incendie arrivèrent, il n’y avait plus rien à sauver. Ils trouvèrent dans la cour le corps du garçon de ferme la tête éclatée et de l’autre côté du bâtiment, le corps d’une jeune fille, écrasé sur le sol.

Les trois fils Léger, partis deux jours à une foire dans une région voisine, ne purent que constater le carnage.

Une fois encore la maréchaussée classa l’affaire. Comme l’année précédente la folie avait encore sévi …

Le drame s’était encore produit un 13 mai. Cette coïncidence ne pouvait être anodine ! Les esprits commencèrent à s’échauffer. Cette folie s’emparant du père Michu et de Gaston, un garçon si pacifique, ne pouvait être fortuite… Les gens y voyaient l’expression de la main du Diable. On pria le curé de venir exorciser le malin. Des litres d’eau bénite furent déversées sur les lieux des drames. On organisa des processions et de nombreuses messes furent données en mémoire des disparus. Bien entendu le cristal avait disparu sans témoin.

Maintenant, la peur régnait à Sable noir. Chacun s’interrogeait. On espérait secrètement que les prières et les incantations avaient chassé le Diable de la région. Mais les forces du mal sont puissantes et on n’est jamais sûr de rien. Tout le village attendait avec appréhension le 13 mai 1922…

 

Quoi de plus mobile qu’un grain de sable ! Il advint cette année-là que de violentes pluies entraînèrent une partie du sol pentu de la prairie vers le ruisseau qui la traversait et le grain de sable alla se déposer à côté de l’église.

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13 mai 1922

Ce matin-là, le curé avait célébré une grande messe. L’angoisse était dans tous les esprits. Enfin, le soleil se coucha ; il ne s’était rien passé ! Ce fut un soulagement général.

Dans la salle commune des Bouillard toute la famille était rassemblée autour du patriarche qui distribuait le pain pour tremper dans la potée. Jules Bouillard avait gardé son fusil à portée de main toute la journée. Les esprits malins pouvaient toujours venir ils trouveraient à qui parler ! Madame Bouillard versa dans les verres l’eau d’une cruche qu’elle venait de remplir au puits. Jules préférait nettement le vin, mais vu son prix on le réservait pour le dimanche.  Il essuya sa moustache et but d’un trait son verre d’eau. Il devint cramoisi. Il porta ses mains à la gorge. Il n’arrivait plus à respirer. Toute la famille se précipita, mais il était trop tard Jules était mort.

Et ce soir-là il ne fut pas le seul… Au Sable noir on dénombra cinq morts ; tous avaient bu de l’eau…

Personne n’en fut témoin, mais dans la Vistoule (c’est le nom du ruisseau qui traverse le village) le grain de sable avait grossi et l’eau coulait le long des flancs d’un cristal bleuté.

Le médecin de la ville voisine ne put déterminer la cause de la mort des cinq personnes. Un pharmacien venu effectuer des prélèvements d’aliments et d’eau, n’y détecta aucun poison connu. Inexplicablement, d’ailleurs, l’eau le lendemain ne causa aucun dégât. On prit soin, simplement avant de l’absorber, de faire boire un vieux chien. La thèse d’une intervention diabolique fut alors confortée et rapidement répandue.

La date du 13 mai devint redoutée et  maudite.

Dès que le soleil se couchait tous les villageois se calfeutraient. On n’osait plus consommer ni boisson ni nourriture. Personne n’était assez fou pour sortir dans la campagne où rodaient les esprits malins. Le curé demanda bien à l’évêque d’intervenir, mais sans succès : Sable noir est bien loin et le sort de quelques paysans n’intéressaient pas le prélat occupé à d’autres tâches plus sérieuses !


13 mai 1924

Armand Pujac ferma l’enclos de ses chevaux et retourna vers sa ferme, tout en jetant un regard en arrière. Ah ses chevaux ! C’était sa fierté ! Le fermier avait fait son service militaire dans la cavalerie et il en était sorti avec le grade de maréchal des logis. La cavalerie une arme prestigieuse… c’est avec regret qu’il avait retrouvé la vie civile. Il aimait parader les 11 novembre ou les 14 juillet sur un cheval, avec son uniforme et son casque, le sabre au ceinturon. A cette époque, le succès auprès des filles était assuré ! Comme tous les cavaliers, il méprisait les fantassins, ces soldats obligés de ramper au sol. La cavalerie représentait, elle, la force et la vitesse. Quelle griserie de fondre sur l’ennemi, le sabre au clair. Évidemment avec la Première Guerre mondiale le rôle de cette arme avait diminué. La puissance de feu des canons et des nouvelles armes avaient obligé les armées à s’enterrer dans des tranchées et la guerre de mouvement avait été remplacée par la guerre d’observations et de positions. Aux magnifiques charges des cavaliers d’antan, les généraux préféraient, maintenant l’avance des blindés ou le mitraillage des avions. Malgré toutes ces mutations, Armand Pujac restait fier d’avoir été dans la cavalerie et retourné à Sable noir, il avait l’acquisition d’un cheval sur lequel il parcourait les chemins de montagne. Les autres paysans ne comprenaient pas cet achat et le prenaient pour un illuminé. Acheter un cheval de ce prix, simplement pour se promener, était une stupidité. Si on achète un cheval, à la campagne, c’est pour tirer la charrue ou une charrette ! Mais Armand ne se souciait pas des critiques. Il avait même acquis une pouliche et maintenant dans l’enclos, il y avait un petit poulain, fruit des amours des deux chevaux. Sa femme, non plus, n’appréciait pas sa passion, mais n’osait pas s’y opposer, Armand Pujac n’étant pas homme à se laisser marcher sur les pieds par son épouse.

Il arriva à sa ferme, le soleil était bas sur l’horizon, la nuit allait bientôt tomber. Sa femme l’attendait dans la salle commune. Elle lui rappela que l’on était le 13 mai, jour maudit entre tous. Armand ne croyait pas vraiment à cette malédiction qui semblait être tombée sur Sable noir mais on ne sait jamais…Prendre les précautions nécessaires ne fait pas de mal ! Le couple se hâta de dîner puis ferma les volets et verrouilla les portes. Pour plus de précautions, Armand sortit le fusil et le pistolet qu’il avait récupérés à la fin de son service militaire. Ils avaient allumé une lampe à pétrole et pendant que madame Pujac tricotait, en récitant des prières, Armand feuilletait les quelques livres qu’il possédait sur la cavalerie.

Il était plus de 23 heures quand des hennissements retentirent dans la nuit. Le fermier sursauta, il avait immédiatement reconnu les cris de « ses » chevaux. Madame Pujac redoubla ses prières et multiplia les signes de croix. On touchait à « ses » chevaux ! Rien ne pouvait plus atteindre le paysan. Malgré le spectre de la malédiction qui pesait sur la campagne, il ne pouvait rester planté là, sans rien faire… Il se leva, empoigna son fusil, prêt à sortir. Sa femme gémissante tenta de le retenir. Elle le supplia de ne pas quitter la ferme, les esprits malins rôdaient dans la campagne et allaient s’emparer de son corps et de son esprit. Mais Armand Pujac ne voulait rien entendre, les cris de ses chevaux le transperçaient comme des poignards. Devant sa détermination, la fermière céda et consentit à le laisser passer à la condition qu’il accroche à son cou un crucifix et s’asperge d’eau bénite qu’elle avait rapportée d’un pèlerinage à Lourdes. Il prit la lampe à pétrole, ouvrit la porte et ordonna à son épouse de la refermer derrière lui. Avant qu’il ne franchisse le seuil de la porte, elle lui glissa, un missel, dans la poche de sa veste. Les hennissements des chevaux s’étaient arrêtés. Armand Pujac se mit à courir dans la nuit la lampe à pétrole maintenue à bout de bras et le fusil en bandoulière. Il arriva rapidement à l’enclos. Le spectacle était effrayant : la pouliche et le poulain étaient étendus sur le sol, baignant dans leurs sangs, tandis que l’étalon galopait comme un fou autour du pré. De temps à autre, il venait piétiner les corps. Incroyable ! Son cheval avait tué la pouliche et le poulain ! Sans aucun doute, c’était le Diable qui s’était emparé de son esprit ! Au fond du pré brillait une lumière bleutée, irréelle. Armand baisa le crucifix. Il fallait qu’il calme la bête, ils se connaissaient tellement tous les deux que dès le cheval le verrait il retrouverait sa placidité coutumière. Il ouvrit la porte de l’enclos et s’avança vers l’animal et lui parla doucement comme il le faisait toujours. L’étalon s’immobilisa et le regarda fixement. Armand fut surpris, le cheval était enveloppé d’un halo bleuâtre. Brusquement la bête fonça sur lui et avant qu’il ne pût faire un écart, il fut projeté au sol. Dominant sa douleur, il tenta de se relever, mais déjà l’étalon s’était retourné, fonça sur lui et le piétina.

Le matin les paysans prévenus par madame Pujac retrouvèrent Armand Pujac le corps disloqué à côté des cadavres de la pouliche et du poulain. Le cheval avait disparu. On retrouva squelette, quelques années plus tard, au fond d’un ravin dans la montagne.

****

Le temps passa. Les années où il ne survenait rien, les paysans surpris étaient à la fois déçus puis se mettaient à espérer. 

L’arrivée du progrès dans ce village du bout du monde ne modifia pas les choses. Au contraire, on dénombra, le jour maudit, des accidents de voiture inexpliqués, des électrocutions mystérieuses, des explosions de gaz sans cause apparentes. Si pendant la Première Guerre mondiale Sable noir avait donné ses jeunes, l’occupation lui avait été épargnée. Ce ne fut pas le cas pour la deuxième. Les troupes allemandes pénétrèrent dans le village. On rapporte que le 13 mai 1943 un groupe de soldats allemands s’entretua. On attribua à tort ce massacre à la résistance du Vercors. Mais les habitants de Sable noir n’étaient pas convaincus par cette explication ! Sans aucun doute, c’était encore l’oeuvre du malin !

***

2006

Au fil des années, Sable noir, comme tous les villages aux alentours, s’est vidé de ses habitants. Seuls les vieux sont restés, plus téméraires ou plus inconscients que les jeunes. D’ailleurs une journée diabolique par an … ! Il y a pire ! Cela n’empêchait pas quelques vacanciers de venir profiter de cet endroit paisible, loin des vicissitudes de la ville, attirés par le mystère qui entourait le village. Mystère auquel aucun touriste n’attachait de crédibilité.

 

Max Lambert feuillette le livre qu’il vient d’acheter chez un bouquiniste : « Le mystère de Sable noir ». C’est le titre qui l’a incité à acquérir l’ouvrage. Astrophysicien, il aime étudier tous les phénomènes paranormaux pour en trouver une explication rationnelle et scientifique. Il a à son actif « l’éclaircissement » de quelques miracles. Celui dont il est le plus fier c’est celui du « sang miraculeux ». Dans une église italienne tous les ans, à la même date, le clergé sort, en procession une ampoule en verre contenant le sang d’un Saint de la région. Et là, oh miracle, le sang redevient liquide entre les mains de l’évêque! Max a trouvé l’explication : l’ampoule ne contient pas du sang, mais un composé organique ayant la couleur du sang et dont le point de fusion est de 35°C !

Toutes ces morts mystérieuses à Sable noir, un 13 mai, sont pour lui un nouveau terrain à prospecter. Il se fait fort de démontrer qu’elles ont une explication rationnelle et que le Diable n’existe que dans la tête des villageois ! À partir du livre, il a rédigé un dossier et émis plusieurs hypothèses qu’il se propose de vérifier.

Traditionnellement, il prend ses vacances en août, mais cette année, il ira en mai, à Sable noir. Le printemps ne doit pas être désagréable en montagne. Ce petit village lui fournira à la fois un lieu intéressant pour ses investigations et l’occasion de se reposer.

C’est ainsi qu’il arriva, en voiture, le 12 mai 2006, à Sable noir. Le Diable n’avait plus qu’à bien se tenir ! L’idée qu’il s’était faite du village était conforme à la réalité : un endroit paisible, un lieu de vacances et de repos. Il avait réservé de Paris une chambre d’hôte chez madame Gravelin, une vieille paysanne qui arrondissait ses maigres ressources en louant quelques chambres dans une ferme en partie désaffectée.

Après avoir pris un peu de repos, Max Lambert se mit à explorer le village et ses environs. Il rencontra quelques habitants et les interrogea sur les drames survenus dans le passé. Il notait fébrilement, dans le désordre, sur un petit carnet, tout ce chacun lui racontait.

Revenu dans sa chambre, à la ferme, il fit le point sur les éléments recueillis. Le fait que tous ces événements se soient passés un 13 mai était troublant ; mais de là à y voir une intervention diabolique ! Il était persuadé que le Diable n’existait pas. Ces drames s’étaient effectivement déroulés : les témoins nombreux, les rapports de la gendarmerie le confirmaient ; toutefois, la cause ne pouvait être surnaturelle. Le problème était, certes complexe, mais en prenant le temps nécessaire il arriverait à le résoudre.  La nuit propice aux réflexions lui fit entrevoir plusieurs hypothèses puis il s’endormit.

Dès le matin, installé dans le pré de la mère Gravelin, près de la Vistoule, il savourait le calme. Quel repos ce petit filet d’eau coulant entre les pierres et les herbes ! Il avait pris son dossier et y ajoutait de nouveaux éléments. En bon scientifique il essayait de rationaliser sa pensée, triant ce qui lui semblait être une réalité et ce qui, manifestement, était du domaine de l’affabulation. La répétition des faits, un 13 mai était  certaine. Deuxième constat : les drames avaient débuté le 13 mai 1920. Pour la suite de la réflexion, ce point pouvait être important. Tous les drames s’étaient produits la nuit : autre corrélation…L’auteur du livre qui avait examiné les rapports des médecins et des gendarmes supposait que les personnes impliquées dans des tueries avaient été victimes de crises de démence subites. Leur voisinage affirmait qu’avant les drames elles n’avaient manifesté aucun trouble psychique et donc leurs actes ne pouvaient s’expliquer que par l’action de forces surnaturelles. Max Lambert  écarta d’emblée cette explication qui choquait sa logique.  Les crises de folies étaient évidentes et le fait que ces personnes mettent fin, ensuite, à leur vie explicable. D’autres drames, divers accidents de voiture incompréhensibles, des électrocutions mystérieuses, des explosions de gaz sans cause apparentes semblaient différents des tueries. Mais pour un scientifique les exceptions ne sont pas toujours aussi exceptionnelles que les apparences pourraient le faire croire. Le cœur du problème était incontestablement ces folies subites. Il ne restait plus qu’à en trouver la cause. Quel phénomène pouvait produire de tels effets sur un individu : drogue, alcool, champignons, toxine alimentaire, polluant de l’eau, etc. ? Max Lambert sentait que sa tâche ne serait pas facile, mais qu’importe, c’est ce qui faisait l’intérêt de la chose ! La physique l’avait habitué à des recherches patientes… Il était très persévérant. Il savait que la nature est une cachottière dont il faut extraire, bribe par bribe, la vérité. Il téléphona à son laboratoire pour avoir les dernières nouvelles. Un de ses anciens élèves lui répondit. Un jeune surdoué qui après de brillantes études était devenu astrophysicien. Le centre était en effervescence : l’objet R341, de type pulsar dans la galaxie du Centaure venait de s’activer et émettait des ondes électromagnétiques captées par tous les radiotélescopes de la terre. Max Lambert  regretta un peu de ne pas être présent dans son labo, mais la perspective d’élucider les drames de Sable noir le consola. D’ailleurs, la soirée allait être déterminante, il pourrait observer « in vivo » les manifestations « diaboliques… ». Il avertit la mère Gravelin qu’il allait passer la nuit dehors. Elle le regarda comme s’il devenait fou ! Mais après tout, c’était un monsieur de la ville et il pouvait faire ce qu’il voulait… elle se terrerait dans sa ferme, en fermant les verrous et les volets, toutes lumières éteintes, après avoir aspergé d’eau bénite, toutes les ouvertures. Libre à lui, de se promener la nuit, dans la campagne. Elle n’ouvrirait pas avant que le premier rayon de soleil n’apparaisse ! Max Lambert haussa les épaules et le dîner terminé, prit son sac, son appareil photo, sa lampe torche et s’éloigna dans la campagne, attendant la nuit. Il s’assit au pied d’un saule pleureur, près de la Vistoule. Le soleil descendit sur l’horizon. En même temps que la lumière baissait, un grand silence tomba sur Sable noir. Tous les habitants avaient rentré les bêtes, calfeutré les ouvertures, comme la mère Gravelin, et s’apprêtaient à affronter, avec appréhension la « nuit maudite ». Il n’y avait plus âme qui vive dans la campagne et seul le balancement des branches maintenait un semblant d’activité dans le paysage.

La nuit tomba enfin. Max vit les premières étoiles. Revoir dans le ciel de Sable noir l’immensité du cosmos réconforta l’astrophysicien. Il connaissait par cœur les alignements célestes. Quand la nuit fut complète, il se décida à se lever. Il marcha le long de la Vistoule se fiant au bruit de l’eau, allumant sa lampe par intermittence, pour détecter d’éventuels obstacles. Le noir était presque complet, c’était une nuit sans lune. A un moment il aperçut sur sa droite, vers l’est, une lumière bleutée. Dans cette direction, cela ne pouvait être les derniers rayons du soleil ; d’ailleurs il y avait une demi-heure qu’il était couché ! Il se dirigea vers la lumière qui émergeait, très vive, au-dessus d’un bosquet d’arbustes. Il le contourna et déboucha dans une clairière. Stupeur ! Juste au milieu brillait un objet singulier…De sa vie de scientifique, il n’avait jamais observé une telle chose : un cristal d’environ un mètre de haut émettant une lumière bleutée presque violacée. Des éléments de cristallographie lui revinrent à l’esprit : un cristal de quartz ! Incontestablement c’était un cristal de quartz, mais il n’en avait jamais vu d’aussi grand. Que faisait-il ici ? Et pourquoi émettait-il de la lumière ? C’était vraiment incroyable ! La stupeur passée, ses réflexes de scientifique reprirent le dessus. Il fallait photographier le phénomène sinon personne ne voudrait le croire. Il examinerait, plus tard, le cristal de près. Max Lambert sortit son appareil photo numérique, s’approcha à deux mètres, ajusta l’image de l’objet sur l’écran et appuya sur le bouton. Un rayon lumineux jaillit du cristal, enveloppa l’appareil photo d’un halo bleuté qui se propagea tout autour de Max. Un froid intense s’empara de lui ; en même temps le paysage se mit à tourner. Il se sentit emporté par un tourbillon bleu. Inexplicablement il pensa au pulsar R341 et puis ce fut le néant…

La créature qui lâcha l’appareil photo et se tourna n’était plus Max Lambert. Mécaniquement, elle avança vers la ferme de la mère Gravelin. Tout aussi mécaniquement elle sortit de la grange des bottes de paille et en entoura la maison. Puis en décrochant un bidon d’essence, accroché à un tracteur, elle arrosa les bottes et les murs de la ferme. La flamme d’un briquet embrasa le carburant en projetant un souffle chaud. L’incendie fut gigantesque, des flammes, de plus de dix mètres de haut, jaillirent du corps principal et des dépendances. Le fantôme de Max Lambert regarda, impassible, les bâtiments brûler puis brusquement se jeta dans les flammes de la grange.

 

La mort inexpliquée de Max Lambert plongea son laboratoire dans une profonde stupeur. Que faisait-il à Sable noir ? Il avait dit à son directeur qu’il prenait quelques jours de repos. Les gendarmes avaient parlé d’une crise de démence. Comment était-ce possible ? Seul son élève Vladimir Tourachenko était au courant de l’objet de son voyage. La mort de son patron l’avait beaucoup affecté. Il décida, aussitôt, de partir pour Sable noir pour essayer de comprendre. Les gendarmes ne purent rien lui apprendre de plus. Il se recueillit quelques instants devant les décombres calcinés. Comment une chose aussi affreuse avait pu se produire dans un village aussi calme, au pied de montagnes aussi belles ? Toute la nature ici respirait la sérénité et la quiétude. Il marcha dans la campagne autour de la ferme. Il admira la Vistoule ; au détour d’un bosquet, son pied heurta un objet dans l’herbe : un appareil photo ! Pas de doute c’était celui de Max Lambert, il le reconnaissait ! Vladimir prit l’appareil entre les mains. Son patron avait sûrement pris des photos. Elles lui permettraient peut-être de comprendre ce qui c’était passé. Il alluma l’appareil et fit défiler les photos : des maisons de Sable noir, des paysages, la Vistoule, des montagnes. Une photo apparut… le visage de Vladimir devint livide et se crispa. L’astrophysicien disparut dans une immense lumière bleutée…