Je ne marche plus très bien. Je sens mon corps m’abandonner. J’ai beau faire le temps ronge ma carcasse, comme les termites rongent une vieille poutre. Heureusement je peux encore conduire et le moteur de ma voiture remplace mes jambes.
Autrefois j’allais en courant dans cette forêt familière, maintenant chaque pas me coûte pour quitter le parking et aller le voir. Cela fait des années que j’emprunte cette allée.
Je sais qu’au niveau de la vieille croix métallique, il faut que je m’enfonce dans la forêt. Avec ma canne j’écarte les branchages et les herbes, encore quelques mètres et je vais voir mon chêne. Après toutes ces années, il est devenu majestueux et surplombe les autres arbres.
J’avance. Je devrais voir sa cime. Une angoisse irraisonnée me saisit. C’est pourtant le bon chemin, je l’ai emprunté tant de fois. J’arrive à découvert. Une pince me serre le cœur : de mon arbre il ne reste plus qu’une souche ! Tel un gamin j’éclate en sanglots et je m’assieds sur la coupe encore fraîche…
Le passé revient en bloc.
J’avais dix ans et monsieur Delabbé notre instituteur nous avait dit un jour.
- Les enfants nous allons aider la nature, chacun de vous va planter un arbre !
Je ne sais pourquoi, mais j’avais choisi un chêne.
Je revois ce jour où portant un gland qui avait germé religieusement sur du coton humide, j’avais creusé le sol et entouré ma plantation avec un grillage.
Par la suite, je venais voir régulièrement mon protégé, pour vérifier si les hommes ou les animaux ne l’avaient pas abîmé.
Le brave petit chêne comme moi avait grandi. Il était devenu mon compagnon végétal. Quand je venais le voir, je lui confiais mes joies et mes soucis.
Je m’asseyais à côté de lui et je lui parlais comme s’il pouvait m’entendre. Il m’entendait, j’en suis sûr ! Il me parlait aussi… Dans le calme de la forêt, troublé uniquement par le bruissement du vent dans les feuilles et les cris des oiseaux, je sentais sa présence et nous communiquions en silence.
Il était là quand je connus mon premier amour. Elle ne sut jamais que je l’avais amené dans la clairière pour la présenter à mon compagnon. C’est lui qui me consola quand elle me quitta.
J’ai encore dans la poche son premier gland : un fils de mon arbre. Le fruit était devenu mon porte-bonheur, il ne me quittait jamais.
Mon arbre continua de grandir et moi de vieillir. Au fur et à mesure des années il devint aussi grand que moi puis il me domina. Il prêta une oreille attentive à mes joies et mes peines. Il fut le témoin lointain de mes fiançailles et de mon mariage. Je vins plusieurs fois dans sa clairière avec celle qui devint ma fiancée puis ma femme.
Ils n’en surent rien, mais je lui présentai « mes glands », mes deux beaux enfants.
Plus le temps passait, plus il fallait que je lève la tête pour apercevoir sa cime. Tandis qu’il continuait de croître, moi je commençai à descendre l’autre pente. Mes articulations devinrent moins souples et plus sensibles, le souffle plus court, mes cheveux blanchissaient. Mais cela m’était égal, mon compagnon était toujours aussi vigoureux. Je savais que tant il serait là, il serait ma bouée contre le temps qui m’entraînait…
Bonjour Locki
Oui… c’est un très beau texte, beau et triste…, je l’ai lu plusieurs fois, jusqu’à ce que comme vous « Une pince me serre le cœur »
Bonjour Loki, Merci pour cette nouvelle touchante et fluide. Je trouve cependant qu’elle gagnerait en intensité si tu révélais à la fin que l’arbre a été coupé.
J’y vois une allégorie de la vie qui passe et s’écoule. Quand le sang et la sève refluent à jamais.
Les arbres qu’on a plantés sont comme nos enfants.
On les protège, on les regarde, on les admire, et on sait qu’ils nous regardent.
On veille sur eux, ils grandissent, puis ce sont eux qui nous protègent, qui veillent sur nous.
Un déchirement si on les voit mourir.
Merci d’avoir évoqué tout cela pour moi.
Merci mes bons amis de vos commentaires qui me font chaud au cœur !
On a beaucoup écrit sur les arbres et c’est justifié avec le microplancton ils sont le poumon de la terre.
Les poètes aussi se sont emparés des arbres.
Ainsi dans Le Cheval d’Orgueil de Pierre-Jakez Hélias il développe une symbolique à laquelle j’adhère : les arbres retiennent le ciel à la fois par leurs racines enfouies dans le sol et leurs branches qui retiennent le ciel. Quand le dernier arbre disparaitra, le ciel s’en ira… N’est-ce pas ce qui est en train de se passer ?
Line je ne comprends pas ta remarque : “elle gagnerait en intensité si tu révélais à la fin que l’arbre a été coupé.”
Une pince me serre le cœur : de mon arbre il ne reste plus qu’une souche ! Tel un gamin j’éclate en sanglots et je m’assieds sur la coupe encore fraîche…🤷♂️
N’ai-je pas été assez clair ?
Récit qui émeut par sa simplicité. Il dit les choses de l’existence jusqu’à la mort, inéluctable, que le narrateur sent venir après l’abattage de son arbre, image et source de vie, confident intime, compagnon des grands moments. Comme l’on a envie que l’arbre soit complice des jeux des enfants qui y nichent leur cabane, qu’il apaise nos peines et nos peurs que l’on vient déposer à ses côtés, sur le sol humide où il plonge ses profondes racines et dans l’odeur de la mousse et de l’humus, le silence tout relatif de la forêt, le chant des oiseaux. Et si en plus c’est nous qui l’avons planté ! Image classique dont on ne se lasse pas, c’est pur et beau. Merci Loki.
Bonjour Loki et pardon de répondre à ta remarque avec trois trains de retard.
Pour mémoire tu écris:
Line je ne comprends pas ta remarque : “elle gagnerait en intensité si tu révélais à la fin que l’arbre a été coupé.”
Une pince me serre le cœur : de mon arbre il ne reste plus qu’une souche ! Tel un gamin j’éclate en sanglots et je m’assieds sur la coupe encore fraîche…️
N’ai-je pas été assez clair ?
Je te réponds, oui tu es parfaitement clair, mais c’est À LA FIN DE TON RÉCIT que cette explication deviendrait la plus forte, car elle prendrait la forme d’une révélation transformant ta nouvelle en nouvelle à chute.