La journée du docteur Edmond Blanchard avait été longue, car il était l’unique médecin de cette petite ville du centre de la France. Il avait dépassé la soixantaine et la retraite arrivant il aurait aimé passer le relais à un jeune. Il en parlait souvent avec le maire et malgré les recherches de la commune et les appels d’offres, aucun candidat ne se présentait. La région était pourtant belle, la clientèle assurée, mais les jeunes médecins préfèrent choisir les grandes villes ou partir vers le sud.
En raccompagnant un client, il jeta un coup d’œil dans la salle d’attente. Plus que deux personnes…
La fatigue de la journée commençait à lui peser. En cette fin d’automne, les microbes s’en donnaient à cœur joie, les grippes et les angines proliféraient. Deux fois il avait dû interrompre ses consultations : un bébé avec 40 °C de fièvre, une vieille dame qui s’était évanouie.
Malgré sa conscience professionnelle, il sentait qu’il allait expédier les deux derniers clients. Il fit entrer dans son cabinet un retraité qu’il le connaissait bien : cela faisait plusieurs années qu’il le « soignait ». C’était de tout repos, car le vieil homme était hypocondriaque, malgré une excellente santé. Une liste de médicaments fournie calmait un temps ses appréhensions. Avant de refermer la porte du cabinet, il jeta à nouveau un coup d’œil rapide dans la salle d’attente. C’est alors qu’il la vit !
La fatigue de la journée s’était dissipée, mécaniquement il rédigea l’ordonnance, sa tête était ailleurs.
Il fit entrer la dernière patiente.
Son assurance de praticien confirmé avait disparu. Elle venait juste pour un certificat médical, afin de participer à une épreuve sportive.
Tandis qu’il déplaçait son stéthoscope sur sa poitrine, il sentait la fièvre monter en lui. L’excitation ne cessait de croitre devant les formes de son corps et l’odeur de sa peau. Il l’examina plus longuement que nécessaire. Tandis qu’il palpait son abdomen, elle lui saisit la main et la posa sur son sexe. Alors le bon docteur retrouva l’ardeur de ses vingt ans !
Ensuite tout s’enchaina…
Il la retrouvait discrètement dans un hôtel la grande ville voisine. Il ne cherchait pas à comprendre ce qu’Éliane, de trente ans sa cadette pouvait trouver à un homme de son âge. Il se contentait de jouir dans ses bras. Les journées lui semblaient maintenant interminables et il ne pensait qu’au prochain rendez-vous.
Quand un jour, elle lui déclara qu’elle désirait faire sa vie avec lui, il fut surpris, mais aussi flatté. Dans un premier temps, cette idée lui parut déraisonnable : épouser une femme qui pourrait être sa fille était absurde. Mais la passion qu’il éprouvait, le désir constant de son corps quand il la voyait vainquirent ses scrupules. Maintenant, la vie avec sa femme lui paraissait ennuyeuse. Certes Bénédicte assumait parfaitement son rôle de femme de notable. Mais au fil du temps, toute fantaisie avait disparu dans leur relation. La frêle jeune femme qu’il avait épousée avait beaucoup d’embonpoint. L’inactivité l’incitait à grignoter. Les excès pondéraux associés à l’âge avaient entrainé, chez elle, des problèmes cardiaques irréversibles.
Divorcer était la solution. Mais bien sûr, Bénédicte refuserait de divorcer. Une pension substantielle ne remplacerait jamais la vie aisée que son mari lui offrait. N’ayant jamais travaillé, elle serait incapable de vivre seule.
La solution du divorce étant exclue, il se persuada qu’il n’y avait qu’une seule possibilité : la disparition de Bénédicte ! Les limites de cette idée lui apparurent immédiatement. Cette mort devait être « naturelle », sinon il serait inculpé et ne pourrait épouser Éliane.
Différents scénarios lui vinrent à l’esprit. L’accident de voiture. Mais il n’était pas assez bricoleur pour saboter la voiture de sa femme. La chute accidentelle au cours d’une promenade. Mais il y a bien longtemps que Bénédicte avait renoncé à tout effort physique. En tant que médecin, il disposait de tout un arsenal de médicaments pouvant entrainer la mort plus ou moins rapidement. C’était une possibilité intéressante, mais inévitablement la police ferait une enquête. Sa liaison ne resterait pas longtemps cachée et éveillerait des soupçons.
Alors qu’il examinait un patient souffrant de troubles cardiaques, une idée jaillit, évidente : la boulimie de Bénédicte.
Le plan de bataille était simple, il fallait que sa femme mange toujours plus…
Dorénavant il veilla que le réfrigérateur soit toujours plein. Il demandait à la domestique de préparer des repas substantiels : choucroute, cassoulet, foie gras, etc. Le tout arrosé de vin. À la surprise de Bénédicte, il manifesta le désir d’aller plus souvent au restaurant. Il regardait sa femme s’empiffrer et l’accompagnait dans ces agapes. Mais les repas terminés, il prenait soin d’aller vomir dans les toilettes.
La journée terminée, il exigeait de prendre un apéritif accompagné de cacahuètes, olives, tranches de saucisson et de jambon. Il disait que c’était pour lui une façon de se relaxer après ses journées stressantes. Il se servait largement, plusieurs fois, ainsi que sa femme, mais la plupart de ses verres terminaient discrètement dans les plantes ou l’évier.
Sa femme se plaignant de grossir, il lui rétorquait que c’était l’âge et qu’il préférait une femme replète à une femme maigrichonne. Quand elle lui demanda de lui prescrire des médicaments coupe-faim, il lui fournit une série de cachets censés modérer son appétit. En réalité leur effet était inverse.
Son plan monstrueux aboutit un jour. Bénédicte fut victime d’un infarctus. Elle décéda pendant son transport à l’hôpital.
Toute la ville plaignit le pauvre docteur Blanchard et nombreux furent les connaissances, les clients et les notables de la ville présents aux obsèques. Certaines « bonnes » amies de Bénédicte, langues de vipère, suggérèrent qu’elle avait creusé sa tombe avec ses dents et qu’elle n’avait que ce qu’elle méritait.
Edmond Blanchard eut la décence d’attendre six mois avant de se remarier avec Éliane. Dans un premier temps, ce mariage fit jaser, la mariée était bien jeune. Puis les choses se tassèrent : après tout il avait de la chance et beaucoup d’hommes de la ville l’envièrent.
Éliane remplaça immédiatement la défunte, mais elle n’avait pas le tempérament de Bénédicte.
La frugalité se substitua à l’abondance des repas. Devant les feuilles de salade sans huile, le docteur regretta les cassoulets, les pâtés et les rillettes. Les apéritifs et les bons vins étaient proscrits de la maison. Il n’avait droit à tous les repas qu’à une eau minérale devant drainer les toxines. Et en sortant de table Edmond Blanchard avait l’impression de ne pas avoir mangé.
Éliane était hyperactive.
Tous les matins, elle obligeait son mari à endosser une tenue de sport et à courir plus de 10 km avec elle. Chaque soir ils sortaient jusqu’à une heure avancée de la nuit. Blanchard n’osait pas se rebeller, il voulait être à la hauteur de sa jeune épouse.
Les besoins sexuels de celle-ci étaient fréquents et répétés. Pour satisfaire cette amoureuse passionnée, il fut contraint d’avoir recours au Viagra. Pour pallier sa libido défaillante, il augmentait sans cesse le nombre de cachets.
À ce rythme le docteur Blanchard avait retrouvé la sveltesse de sa jeunesse, mais il avait de plus en plus de mal à assurer sa charge de médecin. Les clients qui le connaissaient bien le voyaient baisser de jour en jour. Son teint était devenu terreux et sa maigreur inquiétante.
On le retrouva un jour mort dans sa baignoire : rupture d’anévrisme.
Enfin Éliane put enfin réaliser son rêve : elle épousa son jeune amant et profita de la fortune de l’infortuné médecin.
On se laisse prendre à la lecture de ce texte, ma foi bien écrit, et même si on envisage un peu ce que sera la fin c’est suffisemment habilement conté que j’avais envie de connaître la suite.
D’abord, à la lecture du titre et chaque fois que j’entends cette expression, il me revient cette amie (encore jeune) qui disait à ses copines de se méfier chez les hommes du « Démon du Midi » !
Rires, car elle ne savait même pas qu’elle avait changé le sens de cette expression !
Bon, étant originaire de Bordeaux, je n’étais presque pas concerné, il faut le dire ; d’autres se sentiront davantage visés.
Plus loin, à lire les excès alimentaires des protagonistes, je me disais que « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre » et que tout cela allait mal finir pour pour le méchant toubib.
Je ne m’attendais pas pour autant à ce qu’il meure d’une rupture d’anévrisme car je ne vois pas bien le rapport avec son ascétisme forcené, étonnant tout de même pour un médecin qui n’ignore pas les règles d’une bonne hygiène alimentaire. J’y croyais alors un peu moins, mais je veux bien admettre que l’amour mène à toutes les fantaisies, même à toutes les ruptures.
Quant à la petite Eliane, nonobstant tous ses charmes, je me suis dit qu’elle était vraiment adepte du billard à trois bandes : que d’improbables péripéties pour en arriver à ses fins !
Mais j’ai bien aimé cette lecture. Merci Loki !
« Tel est pris qui croyait prendre » pourrait être la morale de cette « charmante » nouvelle, les guillemets s’imposent puisqu’il s’agit quand même d’un histoire de meurtre, mais le lecteur se satisfait de cette fin qui punit l’horrible docteur Blanchard.
Aurais-tu eu Loki une vocation médicale rentrée pour nous situer si souvent dans le milieu hospitalier ou médical (sourire narquois) ?
En tout cas j’ai aimé lire la mésaventure du docteur Blanchard.
Une question toutefois : « la fortune de l’infortuné médecin » inattention ou désir de mettre en opposition la fortune matérielle et l’infortune de la vie ?
J’avoue que je me suis fait plaisir en écrivant cette nouvelle ! Le crime parfait n’existe pas, cela reste pourtant à vérifier… combien de crimes sont restés impunis.
Je ne suis pas Agatha Christie, mais j’ai éprouvé une certaine jouissance à décrire un crime qui me semblait parfait !
Il y a peu de criminels en ce domaine, mais je me suis appuyé sur l’adage qui affirme que l’on creuse sa tombe avec ses dents !
Que le docteur Blanchard utilise les défauts de sa femme pour s’en débarrasser, me semblait une idée à creuser… (un jeu de mots involontaire)
La justice n’existe pas sur terre, mais il m’a semblé intéressant d’en créer une dans ma nouvelle, le bon docteur Blanchard a été victime de son défaut à lui : la faiblesse de la chair.
Je maintiens qu’un surrégime pour un homme dont les facultés physiques ont baissé tout naturellement avec l’âge peut être dangereux. Lui n’a pas creusé sa tombe avec ses dents, mais avec un organe situé plus bas chez l’homme.