Un trait de lumière filtre par la fenêtre et fait briller dans l’air tous les grains de poussière. Une poussière vaporeuse qui dort ici depuis longtemps, et recouvre d’un voile léger des lieux si vivants autrefois.

La grande salle est désertée depuis des années. De petites tables et chaises disposées le long des murs entourent un meuble de forme longue et massive. Tout est masqué par de grands draps et de jolies housses blanches.

Marchant avec précaution et laissant mes empreintes ici et là, je soulève légèrement les tissus et ce sont de vieux mobiliers de bistrot qui m’apparaissent disposés autour d’une grande et solide table d’hôte.

Un bar, un beau vieux bar de bois ornementé de fines moulures, patiné par les années, est nu et poussiéreux. D’anciennes tireuses à bière pression sont abandonnées, quelque peu ternies, faute d’astiquage récent.

Quand je suis entrée, tournant avec difficulté la grosse clé, je ressens de manière diffuse la mémoire tourmentée des lieux, malgré la pesanteur figée de l’endroit.

J’observe que la pièce a du être entretenue malgré tout car il y a peu de toiles d’araignée. Tu y es sans doute pour quelque chose.

Aux murs, des portraits, quelques copies de toiles de maitre et des tableaux originaux ceux-là, d’artistes locaux qui veillent sur cette immobilité ambiante. Ils apparaissent figés pour toujours dans une posture, une attitude, avec un regard à la fois bienveillant et lointain, et sommeillent, impavides, abandonnés aux murs de cette grande pièce. Ils ont tous été choyés, admirés, et vécu, auprès des visiteurs des lieux et de leurs hôtes pendant plusieurs générations.

L’un des portraits, une copie sans doute, d’un Kees Van Dongen, intitulé la Gitane, je crois, m’a toujours fascinée quand j’étais adolescente et encore aujourd’hui. Cette jolie jeune femme à la chevelure brune et abondante, penchée à cette porte bleue, curieuse et inquiète, m’intriguait. Que pensait elle ? qui guettait elle ? Les couleurs à la fois vives et nuancées de la paroi de lambris au rouge délavé derrière elle offraient un joli contraste avec sa chevelure noire et sa robe orangée aux motifs exotiques. Elle me semblait la véritable hôtesse de lieux qui avaient peuplé mon enfance.

La tapisserie des murs, moins ancienne,  orangée et turquoise, peut être datant de dix ou vingt ans, se voulait sans doute joyeuse par les derniers occupants. Entre les tableaux, qui donnent du cachet à l’endroit, sont disposés de jolis petits miroirs colorés, mais aussi des photos de joyeux convives, trinquant à qui mieux mieux. Je crus reconnaitre d’ailleurs une ou deux célébrités, des artistes de passage ou peut-être de fidèles consommateurs de cet ancienne salle d’auberge de village gardoise.

Un large escalier, aux marches de bois chaudes mais grinçantes monte jusqu’à un perron aux vitraux art déco qui s’ouvre sur un balcon en ferronnerie d’où l’on peut voir s’étaler un jardin planté d’oliviers et d’amandiers et un majestueux platane qui va bientôt perdre son feuillage fauve.

Il pleut maintenant. C’est l’automne, saison propice au souvenir et à la nostalgie.

Je revois ton père et le mien, attablés à cet endroit tous les matins, qui retrouvaient ici leurs amis, tous biens accueillis par la patronne, une femme souriante et discrète, jeune veuve. Elle était souvent épaulée par un serveur qui changeait chaque saison, un enfant du village le plus souvent, venu gagner quatre sous, les pourboires que ne manquaient pas de lui laisser les clients.

Mon père s’y attablait donc avec le tien, et c’était du côté à gauche près de la vitre. Il y invitait parfois Jean, Guy, dit Guitou, et Dédé et ils jouaient aux dés ou à la belote en buvant leur café du matin ou leur bière du soir. en refaisant le monde, jamais en reste des racontars sur le village. Joyeux moments qui se lisaient sur le visage de nos paternels à leur retour.

Nos mères nous envoyaient parfois les chercher s’ils tardaient trop à rentrer…

Ils parlaient aussi souvent des « bourgeois » qui habitaient la bâtisse « avant » et qui l’avaient acquise à leur retour des colonies, d’Afrique noire je crois, après une guerre là-bas. Les beaux parents de la patronne apparemment, des belges qui voulaient continuer à vivre au soleil. Ils avaient un fils, Hubert qui épousa une belle d’Uzès.

C’est vrai qu’elle avait de la classe, Adèle. Même au bar, elle avait une façon de vous saluer d’un mot, d’un joli sourire qui vous faisait rêver.

Tous les enfants l’aimaient, la belle Adèle, elle qui nous glissait souvent un bonbon dans la main d’un œil complice.

Les beaux-parents partis sous d’autres cieux avec l’âge, le jeune couple avait transformé la maison en auberge pour exploiter le potentiel du lieu qu’ils avaient baptisé « les portes  »

En effet, de part et d’autre du balcon, une longue galerie envahie de vigne vierge court le long de la façade. Et d’étroites portes, en bois clouté, donnent toutes sur cette galerie. On en compte douze comme les douze apôtres, douze cellules ou douze coups de minuit … … …

Le jeune couple en fit de jolies chambrettes aux murs blanchis à la chaux, meublés simplement et avec goût.

Hubert se mit aux fourneaux pour faire table d’hôte de temps à autre, en soirée et l’auberge accueillit des couples de randonneurs, des habitants des environs, des artistes voisins et parfois même des touristes auxquels on avait vanté l’authenticité de la maison, la qualité de l’accueil et de la cuisine.

Pour que tout soit parfait, il manquait juste au jeune couple une descendance…qui ne tarderait plus selon les dires des commères du village, attendries par le couple amoureux.

Mais un jour, le malheur s’abattit sur Adèle, sur “Les portes” et la table d’hôtes.

Hubert parti au marché d’Uzes comme tous les samedis, et ne revint jamais. Il avait été fauché sur la route des combes par un chauffard et n’y avait pas survécu.

Adèle fit front avec l’aide de tout le village, malgré ses parents, qui l’exhortèrent de vendre la grande bâtisse. Elle ne voulut pas quitter cet endroit chaleureux qui avait vu grandir Hubert et dont les habitués étaient comme sa famille. Par contre elle ne fit plus table d’hôte et se contenta de faire du lieu un hôtel occasionnel et un bistrot.

Et un jour, le vieux Guytou, ami de nos pères, veuf depuis quelques années arriva au café avec un air enfariné, tripotant son revers de veste nerveusement.

  • J’ai une annonce à vous faire à tous, nous dit-il en rougissant
  • Hé  ? s’interrogèrent ton père et le mien, déjà attablés à côté de la fenêtre
  • J’ai rencontré Jeannette à la fête du Pin le mois dernier…et voilà, nous voulons vous inviter à manger chez nous, pour fêter nos amours ! déclama–t-il, vous êtes tous bienvenus.
  • Comment çà « chez nous » ? nos amours ?s’interrogeaient entre eux tous les convives attablés, la mine étonnée et dissimulant leurs rires sous cape.

Guytou, veuf de 80 ans bien sonnés, était tombé amoureux de Jeannette 70 ans, voilà ce que tous comprirent après éclaircissement et le « jeune couple »comptait bien rattraper le temps perdu de dix années de veuvage chacun.

Sitôt dit sitôt fait, tout le monde se transporta dans la rue voisine, dans la belle maison de Guytou, pour rencontrer Jeannette qui les attendait avec boire et manger à profusion. Même Adèle, qui ferma l’auberge exceptionnellement avec un mot d’excuse.

Sacrés Jeannette et Guytou ! Leurs amours donnèrent une joie de vivre à tout le village et souvent le matin, les habitués de l’auberge allaient boire un bon café chez les amoureux. Mais pas l’après-midi, car quand les volets étaient fermés, tout le monde comprenait que le couple était bien occupé et les rires et commentaires fusaient le lendemain matin au café, au grand amusement de tous !

L’amour est-il contagieux ?

Nos pères nous racontèrent que quelques mois plus tard, l’auberge resta porte close définitivement car la patronne, Adèle, était partie avec le dernier serveur.

Tous les habitués durent migrer au bistrot du village voisin.

Quelques années plus tard Jeannette et Guytou se succédèrent de peu au paradis des amoureux. L’enterrement fut joyeux, emprunt d’émotions. Leurs enfants furent étonnés du monde présent. Tous se souvenaient avec nostalgie des temps anciens.

Ton père et le mien leur succédèrent au paradis des amis. Leurs tombes sont proches au cimetière du village.

Nos mères nous ont rappelé que la bâtisse était toujours vide. Elle attend de nouveaux hôtes.

Ici règne à la fois une grande quiétude et une odeur un peu piquante.

Serait-ce l’odeur des sentiments ?

Qu’en dis-tu, mon amour ?

Chrisdottir

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