Je n’aime pas les vide-greniers.
J’ai participé un jour à une vente de garage, c’est comme cela qu’on les appelle au Québec, et je me suis senti mal à l’aise, un peu impudique. Je n’avais aucune envie d’exposer mes goûts de lecture, comment j’avais choisi mes verres ou mes assiettes, la couleur de mes draps. Bref j’ai eu l’impression d’exhiber et de brader mon intimité et mon passé, fut-il récent.
C’est donc avec beaucoup de réticence que je me suis finalement laissé convaincre par mes amis de les accompagner au vide-greniers de printemps qui se tenait dans le magnifique village d’Estaing.
Petit à petit le soleil ayant franchi les hauteurs des crêtes, une foule de plus en plus dense a envahi les rues, on flânait entre les étals, s’intéressant à tel ou tel objet, discutant le prix. On voyait des gens transporter avec fierté les bibelots les plus hétéroclites, affichant le sourire satisfait de qui vient enfin de trouver l’introuvable au meilleur prix. A vrai dire je m’ennuyais un peu et attendais avec impatience ce qui s’annonçait comme le meilleur moment de la journée : la pause restaurant. Tout en musardant nous nous dirigions lentement vers l’auberge de la vallée quand mon coeur se mit à bondir, là à quelques mètres dans l’alignement des exposants se tenait celle que je ne pouvais imaginer ici et que j’aimais encore : mon Ex. Elle était là, derrière des tréteaux de guingois, plus belle que jamais. Elle ne me vit que lorsque je me dirigeais vers elle, oubliant les amis, la beauté du site et la foule curieuse. J’allais lui adresser la parole lorsque mon regard tomba sur ce qu’elle vendait. Là, étalés sur un plateau de bois bancal s’exposaient tous les tableaux que j’avais peints pour elle, parmi lesquels son portrait dont j’étais si fier et qui de son propre aveu était plutôt réussi. La haine en moi le disputait à la tristesse. Je suis resté un moment sans voix, elle aussi, je l’ai sentie aussi surprise que moi de cette improbable rencontre, qui n’aurait jamais dû avoir lieu. « Ça va ? ». « Ça va ! ». « Ça se vend bien ? ». « Plus de curieux que d’acheteurs », ce à quoi je répondis avec rancoeur et ironie : « Pourtant à ce que je vois, rapport qualité prix tu es très compétitive ! ». « Bon », dit-elle, « quand c’est fini, c’est fini ! Et puis je ne pouvais deviner ta présence ici aujourd’hui, toi qui a toujours affiché un profond mépris pour les vide-greniers ! ». » Voui ! Et je ne crois pas changer d’avis de si tôt! ».
Cette journée qui s’annonçait sans relief venait de basculer dans le bouleversement des sentiments, comme si j’avais reçu de l’acide sur une plaie ouverte, elle venait de se ranger parmi les souvenirs douloureux et impérissables.
J’ai rejoint mes amis au restaurant, je n’avais plus tellement faim. Ils furent tous étonnés de me voir arriver avec dans chaque main un cabas plein de cadres. « Un petit peintre local très intéressant » leur dis-je pour devancer toute question, et j’ai commandé une truite des boraldes et un vin du Fel.
Allez un petit calembour pour garder la distance. C’était le vide-greniers d’Estaing.
À mon avis, ce texte est mal classé ! C’est une véritable nouvelle et de qualité…
Cette rencontre d’un homme avec son ex dans un vide grenier est une véritable trouvaille.
Je n’ose imaginer le rachat « des cadres d’un peintre local », cela a dû être épique !
Je me suis régalé. Merci
J’ai l’impression qu’on sent le vécu par là !
Je viens de relire ce texte et je trouve ce titre tellement évocateur et tellement bien choisi pour cette histoire de rupture. Oui, il faut bien vider parfois les greniers, au sens propre comme au sens figuré, pour pouvoir continuer ou recommencer à vivre en ayant remis tous les compteurs à zéro… Voilà ce que m’inspire ce titre en deuxième lecture. (cf. le fameux « du passé faisons table rase » de l’Internationale !)
Je comprends toutefois le grand dépit du narrateur devant ce « gachis » qui acte que tous les liens sont bel et bien tranchés.
Et quand il revient les bras chargés de ses oeuvres qu’il possède alors de nouveau, je me mets à penser aux injonctions moralisatrices qu’on nous fait souvent en nous disant qu’être vaut bien mieux qu’avoir. On voit pourtant ici qu’avoir (les tableaux) permet probablement d’être, d’exister encore.
Voilà, voilà, pour mes petites réflexions. Merci Chamans !
Quel merveilleux thème que le vide-greniers ! On peut y glisser tous les objets et les souvenirs que l’on veut, dans le plus délicieux désordre ! Inventaire à la Prévert, il peut être l’objet d’écriture poétique ou une critique du consumérisme. Fragments de vies, il est la boutique des souvenirs enfouis ou même enfuis, le musée de vies passées.
Ta mise en scène de ce sujet est très réussie. L’attaque incisive « Je n’aime pas les vide-greniers » donne tout de suite le ton.
Le récit à la première personne, réduit la distance entre narrateur et lecteur et crée une solidarité entre eux.
La métaphore des tableaux avec les amours passées est bien choisie. En effet, chacun lit un même tableau à sa façon. Dans un premier temps, l’homme y voit le témoignage de son histoire d’amour, une vision autrefois partagée par la femme. Puis son regard à elle change, elle n’y voit plus qu’un souvenir encombrant qui l’empêche de se projeter vers l’avenir. « Tout doit disparaître! » semble murmurer le prix ridicule. Et pour l’homme, cette matérialisation fait basculer vers la souffrance la valeur du souvenir.
J’aime bien la fin, élégante et malicieuse qui m’a entraînée du côté de l’Aubrac.
Le « sélecteur » de textes similaires m’a entraînée vers des nouvelles fort plaisantes, et notamment celle de Loki qui aborde également la valeur relative d’un objet souvenir.
« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » écrivait Lamartine