RENCONTRE
Robin a reçu une invitation au concert de Dmytro Udovychenko au Palais des Beaux Arts de Bruxelles. Premier lauréat du Concours Reine Elizabeth de violon en 2024, Dmytro joue avec son accompagnatrice au piano, Tetiana Bielikova, un duo de Schubert, La Méditation de Thaïs de Massenet et une sonate de César Franck.
Très ému par La Méditation de Thaïs, il sort à l’entracte, fait quelques pas dans un couloir de ce fameux bâtiment Art Nouveau. Il aperçoit une dame âgée dont les yeux, le visage et le sourire lui rappellent quelqu’un. Il croit reconnaître une personne qu’il a connue il y a longtemps. Il l’observe attentivement, avec discrétion ; il ne voudrait pas vexer la dame.
– Mais oui ! se dit-il ; c’est bien Véro ; je la reconnais !
Appuyée sur une énorme colonne, elle paraît petite ; elle est un peu courbée ; la peau de son visage est ridée ; ce sont surtout les yeux d’un bleu lavande, le sourire un peu timide, un peu retenu, un brin de tristesse et une certaine fraîcheur des joues et des lèvres qui lui rappellent Véro.
Il l’a connue à l’Académie ; elle apprenait le travail des textiles, lui la sculpture. Ils se rencontraient parfois dans un café proche de l’Aca ; ils parlaient de leurs expériences artistiques, de leurs cours théoriques, de leurs projets, de leur vie privée ; ils avaient créé des liens d’amitié. Robin avait été frappé par la douceur et le calme de la jeune fille et par la couleur de ses yeux ; il s’était souvent demandé d’où lui venait son air un peu mélancolique. Lors de leurs rencontres, elle s’était un petit peu confiée sur ses difficultés d’enfant et son manque d’assurance. Elle ressentait le monde comme une forêt de végétaux immenses couverts de piquants. Elle ne trouvait pas sa place et se liait difficilement.
Le travail des textiles la passionnait ; il lui permettait de créer d’autres univers ; par le biais du tissage, du tricot, du crochet, de la dentelle, elle s’exprimait et trouvait une sorte d’équilibre. Après leurs études, Véro avait trouvé du boulot au Musée de la dentelle. Elle s’y plaisait tant pour son travail que pour les contacts humains ; elle s’entendait bien avec ses collègues et appréciait la plupart des visiteurs.
Robin sculptait dans un appentis situé au fond de son jardin ; il animait aussi un atelier de modelage et de sculpture pour des personnes en difficulté ; lui aussi aimait son métier et sa vie d’artiste. Lorsqu’ils travaillaient, ils se rencontraient encore dans l’un ou l’autre café de Bruxelles ; Robin avait parfois eu envie de se rapprocher d’elle mais Véro, bien qu’elle se sente assez à l’aise avec lui, gardait toujours une certaine distance. Ils continuèrent à se retrouver, à se donner des nouvelles ; puis ils s’éloignèrent ; mais aucun des deux n’effaça l’autre de sa mémoire.
Robin avance doucement vers Véro ; il lui dit bonjour ; elle lui répond par un bonjour
et par un sourire.
– Je pense que nous nous sommes connus il y a très longtemps ; nous nous étions rencontrés à l’Aca, dit Robin.
– Ah, oui, vous étiez sculpteur … répondit Véro comme si elle sortait d’un rêve.
– Oui !
Avez-vous aimé la Méditation de Thaïs ?
– Oui, c’était magnifique !
Le violoniste est extraordinaire ; grâce à une technique excellente, il exprime les
émotions avec beaucoup de délicatesse !
– Comment allez-vous ?
– Je vais bien.
– Tissez-vous encore ?
– Oui, je tisse chez moi.
J’ai fait un grand voyage au Pérou ; j’ai appris quelques unes de leurs
techniques ; c’est un pays d’une rare beauté !
– Voudriez-vous aller boire un verre après le concert ?
– Oui, volontiers.
La sonnerie appelle les auditeurs à rejoindre leurs sièges ; le concert reprend avec une sonate de César Franck.
Après le dernier morceau, Robin se dirige vers la sortie ; une foule enthousiaste et bruyante emplit le hall et les trottoirs avoisinants. Robin regarde avec insistance dans toutes les directions.
– Où es-tu Véro ? Es-tu partie ? Pourquoi ne m’as tu pas attendue ? Dit-il, à voix basse.
Au bout d’un long moment, il part, lui aussi, un peu triste.
Sa tête et son cœur sont remplis de souvenirs.
Très beau texte Nima, empli de tendresse et de nostalgie. Peut-on revenir un jour sur les rencontres qui furent essentielles ? A-t-on vécu trop longtemps dans le rêve qui les a suivies ? Trop longtemps pour ne plus souhaiter les ramener à leur réalité d’aujourd’hui, avec le risque de la déception qui brise l’illusion ? On peut penser que ce fut la crainte de Véro, qui persévère dans sa mise à distance. Il faut laisser intacts nos plus beaux rêves !
J’ai lu ta nouvelle avec émotion, comment allait-elle se conclure ? Cette fin était inéluctable.
Merci Nima pour cette douce évasion dans les sentiments inassouvis.
Que les rencontres ratées sont tristes !
Bien je ne sois pas concerné, je suis frustré, je ne peux pas m’empêcher de me mettre à la place de Robin. Quand on est fleur bleue, on le reste toute sa vie…
Bonjour Nima, Merci pour cette très jolie nouvelle, douce-amère et nostalgique. J’ai bien aimé l’ambiance de la salle de concert, les personnages sont bien campés, notamment Véro qui ressentait le monde comme une forêt de végétaux immenses couverts de piquants, et qui liait plus facilement les fils, que les amitiés. entre parenthèses, j’ai vu récemment des artistes féminines s’emparer de techniques prétendument mineures, comme le patchwork, le tissage, la broderie, pour s’exprimer dans des oeuvres d’art.
Je suis un peu frustrée et aimerait bien savoir ce qui s’est passé dans la tête de Véro. Mais je partage le “diagnostic” de Chamans, même si la vie m’a prouvé que des relations amicales peuvent refleurir après une longue interruption.
J’ai beaucoup aimé ce texte qui respire la délicatesse des sentiments et une certaine nostalgie un peu fataliste.
En le lisant, j’attendais, j’espérais vraiment une telle fin ou rien ne se passe, où l’on reste frustré-amer, et qui me fait beaucoup penser à l’univers de Raymond Carver où tout reste empreint de la grande banalité du quotidien. Non, on ne peut pas toujours terminer par “ils vécurent heureux et …“, et tant mieux pour le lecteur !
Merci Nima, merci pour cette chute.