Cela ne m’arrive pas souvent, mais ce matin, je me suis réveillé en sueur.
J’ai encore le souvenir d’une peur effrayante. Dans mon rêve je courais, j’étais poursuivi.
Mon pyjama trempé, assis dans mon lit je sentais mon cœur battre la chamade et je haletais, comme si j’avais réellement couru.
Au bout de quelques minutes, je me calmais, le rêve se dissipa… Mais une simple suite de chiffres, « 2401 » resta fixée dans ma mémoire.
Toute la journée elle m’obséda !
J’eus l’intime conviction que ce songe mystérieux devait être prémonitoire.
L’année où j’ai passé mon baccalauréat, j’ai eu la révélation qu’un rêve pouvait être prémonitoire.
J’étais en pleine révision et plus la date approchait et plus j’avais l’impression de ne rien savoir. Devant la difficulté de la tâche, je me sentis contraint de faire des impasses. Ainsi en histoire et géographie, j’avais décidé de négliger « la géographie physique et économique de la plaine du Pô » et « la culture des céréales dans le monde », ces sujets étant sortis les années précédentes.
Une des nuits, précédant l’épreuve, je fis un rêve étrange : j’étais une alouette et je m’élevais en turlutant vers le soleil au-dessus d’un champ de blé.
J’aurais vite oublié ce rêve baroque, si le jour de l’épreuve écrite de géographie, quand l’examinateur distribua le sujet je sentis le vent de la défaite souffler, le sujet proposé était : « la culture des céréales aux États-Unis »
Pour la première fois, je pris conscience qu’un rêve pouvait être prémonitoire !
Dès lors les rêves prirent dans mon existence une plus grande importance.
À la suite d’un rêve, je guettais une coïncidence entre son contenu et les événements des jours suivants.
Je dois avouer, la plupart du temps j’étais déçu.
Par exemple quand je rêvais d’argent, j’étais persuadé que c’était un rêve prémonitoire indiquant que j’allais recevoir un versement inattendu. Je jouais au loto, avec la quasi-certitude de décrocher un gain important. Nul versement inopiné et le gain important n’était au mieux, qu’un remboursement du ticket.
Pourtant certaines fois un événement imprévisible ou exceptionnel suivait un de mes rêves. Ainsi une nuit je rêvais d’un de mes collègues. Il était en parfaite santé, pourtant en arrivant sur mon lieu de travail j’appris par mon employeur que pendant le week-end il était décédé des suites d’un infarctus. Pourtant il respirait la santé. Son autopsie montra qu’il avait des problèmes cardiaques qui ne s’étaient jamais manifestés.
J’acquis la conviction que les rêves étaient des portes sur l’avenir, la plupart ne débouchaient sur rien. La difficulté était d’isoler dans la complexité des activités oniriques du cerveau celles qui avaient un sens.
Je me plongeais dans la littérature pour essayer de mieux comprendre la nature des rêves prémonitoires.
D’après celle-ci ils assumeraient une forme de visualisation hallucinatoire dans laquelle on retrouverait une succession d’images, prenant des allures cinématographiques ou furtives, se confondant parfois avec des faits réels ou prenant la forme de symboles. Dans ce dernier cas, la signification des symboles n’apparaitrait totalement dévoilée qu’après la réalisation effective de l’événement.
Il arrivait également que les rêves prémonitoires se présentent sous la forme d’audition hallucinatoire : une voix, souvent familière ou reconnue, annonçant un événement futur de manière plus ou moins énigmatique.
D’après certains neurologues ayant étudié ces manifestations de l’esprit : les rêves prémonitoires rapportent presque toujours des événements négatifs, douloureux ou malheureux. D’autres s’opposent à cette observation en prétendant que l’on ne retient pas les prémonitions banales, insignifiantes, ni tristes, ni gaies.
Quoi qu’il en soit un rêve ne se révèle prémonitoire qu’à partir du moment où il coïncide totalement ou en partie avec un événement survenant les jours suivants.
À mon modeste niveau, je rejoignais la grande préoccupation des hommes qui m’avaient précédé : prévoir l’avenir !
Alors que l’avenir m’avait peu intéressé, il eut pour moi une plus grande importance.
Les rêves m’amenèrent à m’interroger sur la prévision de l’avenir et pour cela je me documentai sur les différentes méthodes utilisées par les hommes.
Ce fut pour moi l’occasion de me plonger dans l’histoire la plus ancienne et d’enrichir à la fois ma culture et mon vocabulaire !
J’appris ainsi ce qu’était un haruspice.
C’est un pratiquant de l’haruspicine, l’art divinatoire de lire dans les entrailles d’un animal sacrifié (notamment l’hépatoscopie : examen du foie censé représenter l’univers) pour en tirer des présages ou déterminer une décision.
Dans l’Antiquité, par exemple, l’haruspice interprétait la volonté divine en lisant dans les tripes d’un animal sacrifié, viscères d’oiseaux, vésicules de volaille, foie de mouton.
L’animal était rituellement abattu ; l’haruspice pouvait alors examiner la taille, la forme, la couleur, les signes particuliers de certains organes, généralement le foie.
Je tentais d’explorer cet art divinatoire. Je ne pouvais pas bien entendu sacrifier un animal vivant, aussi je me contentais d’acheter chez mon volailler un lapin, sur le foie duquel j’essayais d’appliquer les règles de lecture des devins.
J’avais beau diviser l’organe, en quatre parties correspondant aux quatre points cardinaux, chacune d’entre elles représentant la demeure de certaines divinités, d’invoquer celles-ci, afin d’agir sur mon avenir, l’avenir restait imperméable à mes supplications. Malgré ce rituel, par exemple je n’obtins pas la promotion à laquelle j’avais droit…
Après cet échec j’essayais la « cafédomancie », un procédé de divination consistant à présager l’avenir en interprétant les traces laissées par du marc de café au fond d’une assiette ou d’une tasse, ou sur une serviette.
Il faut croire que je n’étais pas plus doué dans cet art divinatoire que dans l’haruspicine, malgré une documentation substantielle la justesse de mes prévisions fût proche de zéro.
Devant ces deux échecs, je renonçai à la « tasséomancie », l’art de lire les feuilles de thé et également à la « cartomancie ».
Je me contentai de l’analyse des rêves qui tout compte fait demandait moins de matériel…
Ce matin cette simple suite de chiffres « 2401 » est une énigme.
Je n’ai aucun doute sur le caractère prémonitoire de ce rêve. Je ne peux pas croire à un pur hasard. Ce nombre ou ces chiffres doivent avoir certainement une signification.
Le défi est d’en déterminer le sens !
Je sais que contrairement aux rêves classiques ou aux cauchemars souvent empreints d’une dimension étrange, incohérente, peu probable, le rêve prémonitoire revêt un caractère tangible et réaliste, le scénario qu’il déroule cadre fortement avec le contexte du rêveur, son quotidien, son vécu, son retour d’expériences, les symboles de son existence.
Partant de ce paradigme, « 2401 » doit s’inscrire dans ma vie de tous les jours et de mon vécu !
A priori cette suite de quatre chiffres ne correspond pas à un numéro de téléphone, à une combinaison d’un quinté, à une grille de Loto.
Le « 24 » me fait penser à Noël et le « 01 » à janvier donc au jour de l’an, deux dates mythiques.
Ces quatre chiffres peuvent être aussi le début d’une date : le jour et le mois !
Sans l’année cette indication enlève tout sens prophétique à mon rêve.
Je me sens frustré, j’en veux à mes neurones de m’avoir engendré cet avorton de rêve prémonitoire.
Déjà avec une date complète il m’aurait été difficile de prévoir l’événement ancré dans l’avenir. Événement qui concerne un de mes proches ou moi-même ?
Et si 2401 était une année ? Cette hypothèse était ridicule ! En 2401 il y a longtemps que tous les atomes de mon corps auraient participé aux cycles du carbone, de l’azote et de l’hydrogène !
Apparemment je suis sur une mauvaise piste, 2401 n’est pas non plus une date !
Et si ce n’était pas un rêve prémonitoire ?
Comment reconnait-on un rêve prémonitoire ?
Je m’étais beaucoup informé sur le sujet.
Ce type de rêve possède une couleur particulière au sens où le rêveur vit ce rêve d’une façon différente des autres rêves. Le rêve prémonitoire véhicule une atmosphère spécifique.
C’est le cas aujourd’hui, c’est la première fois que je fais ce genre de rêve !
Il se manifeste au rêveur ou à la rêveuse d’une manière tellement évidente que la personne ne se pose pas de questions. Elle sait que c’est un rêve prémonitoire. Ce sentiment est fort et n’appelle pas de doute. S’il se pose des questions sur son rêve en cherchant à savoir si ce rêve entre dans la catégorie des rêves prémonitoires, cela n’en est pas un.
Car, d’emblée, je ne me suis posé aucune question ! J’ai la réponse à mon interrogation…
Il est manifeste que je n’aurais pas immédiatement la solution sur la signification de ces quatre chiffres.
Le cerveau humain est une machine complexe, peut-être aurai-je dans un prochain rêve des éléments supplémentaires me permettant de trouver une nouvelle piste ?
Combien de fois je me suis couché en cherchant par exemple la solution à un problème de mathématique et me réveillant le matin avec ladite solution comme venue de nulle part…
Je n’ai plus qu’à attendre !
***
Le miracle ne se produisit pas, certes, je rêvai, mais à toute autre chose, et ces rêves-là n’avaient rien de prémonitoire.
Il en fut de même les nuits suivantes…
Je dus m’y résoudre, la suite « 2401 » est une scorie engendrée par mes neurones sans aucune raison valable !
***
Les mois passèrent.
Les rêves succédaient aux rêves, sans rêve prémonitoire. Ce dernier est sans doute un luxe qui s’offre au rêveur. D’aucuns n’auront jamais un tel luxe.
Mais ce soir je m’étais offert un autre luxe : un billet pour assister au concert de Ray Suggar Monty, dans une salle prestigieuse du 18e.
Une fantaisie, quand même de trois cents euros ! Ma chance d’assister à ce concert était exceptionnelle ! Ce concert était unique et ne se reproduirait pas avant longtemps. J’étais tellement surexcité que j’arrivai dans la salle plus de trois quarts d’heure à l’avance.
Assis au deuxième rang, je voyais la salle se remplir doucement.
Sans aucun doute le concert aurait lieu à guichet fermé. Après un quart d’heure de retard, les musiciens apparurent et la surexcitation des spectateurs était à son comble. J’étais prêt à communier avec Ray Suggar Monty.
La musique débuta et Ray Suggar Monty apparut. L’émotion était à son maximum quand il débuta le concert par sa voix chaude et rocailleuse.
Brusquement un bruit de fusillade retentit, Ray Suggar Monty s’écroula sur la scène ainsi que plusieurs des musiciens de son groupe.
Un réflexe me sauva sans doute la vie ! Pour me cacher, je me jetai sur mon voisin de droite afin de me dissimuler derrière les fauteuils. Le jeune homme était en sang.
Je compris immédiatement la situation. Le drame du Bataclan se reproduisait…
Pourtant nous avions été fouillés minutieusement à l’entrée de la salle, les vigiles étaient présents aux quatre coins de la salle et près de l’entrée.
Manifestement toutes ces précautions n’avaient pas suffi, d’autres terroristes poursuivaient l’œuvre de mort de leurs camarades. La fusillade cessa. J’avais encore en mémoire la tuerie du Bataclan. Ils allaient recharger leurs armes et continuer de tirer. Je profitai de cette accalmie pour me déplacer à genoux vers une porte où était inscrit « sortie de secours ».
Je ne sais comment j’eus la force de forcer cette porte et je me retrouvai dans un couloir éclairé par des lampes de sûreté. La fusillade venait de reprendre. Haletant, je courrai dans le passage, vers une éventuelle sortie. La fusillade cessa à nouveau. Des coups de feu sporadiques retentirent. Je n’avais aucun doute : c’étaient les terroristes achevant les survivants. Ils allaient sûrement trouver cette sortie de secours et me tirer dessus. C’était une question de temps…
Il y avait effectivement une sortie au bout de ce couloir sombre, je me précipitai sur la poignée, la porte était solidement fermée. Sur le côté, un clavier ! L’ouverture de la porte nécessitait un code ! En cas d’alerte le système devait libérer la serrure. Mais aujourd’hui personne n’avait déclenché l’alerte.
Derrière moi à 50 m j’entendis une porte s’ouvrir avec fracas. C’était eux… J’étais perdu. Un nombre venu du plus profond de mes neurones jaillit dans mon esprit : « 2401 ». Fébrilement je tapai sur le clavier, il ne se passa rien ! Dans la précipitation je m’étais sans doute trompé. Je recommençai. Un faible claquement m’indiqua que la porte était ouverte. Dans un geste désespéré, je la poussai. L’air frais me redonna des forces et je me mis à courir…
Pas mal écrit je trouve. Le verbe est riche et le ton dynamique.
Oui, moi je crois seulement par expérience au marc de café ! Si, si !
Et puis je crois que les rêves nous en disent beaucoup plus sur ce que nous avons vécu que sur ce que nous allons vivre, et je ne dis rien des rêves récurrents qui n’ont rien à voir – le plus souvent – avec des casseroles, quoique.
Une question que je me pose : pourquoi n’as-tu pas mis une fin en quelque sorte en abyme à cette nouvelle, en dédramatisant et complexifiant un peu en faisant enfin sortir le narrateur de son dernier rêve (ou plutôt cauchemar), lui qui rêve tant ? 🙂