Les quatre démons étaient attablés et les parties s’écoulaient troublées par les hurlements des damnés dans les flammes de l’enfer.
Mais Satan, Lucifer, Belzébuth et Méphistophélès en avaient l’habitude. Comme le bridge est un jeu qui demande beaucoup de concentration, cela permet de s’affranchir du milieu extérieur.
C’est difficile à comprendre pour nous, modestes joueurs, ces esprits du mal mettaient un temps infini pour établir leurs plans de jeu. Mais en Enfer le temps est incommensurable. Pourquoi chacun d’eux se serait-il pressé ? Leurs plans étaient diaboliques. Aussi ces diables n’arrivaient pas à se départager. À la longue c’était exaspérant. De plus jouer bien au royaume du mal est paradoxal.
Pour essayer de rompre cette monotonie, Lucifer et Méphistophélès avaient essayé de jouer contre une équipe de damnés, anciens joueurs de bridge dans leur vie terrestre. Ce fut un échec, car ces joueurs n’étaient pas à leur hauteur.
Satan avait essayé de proposer un match aux amateurs de bridge du paradis. Mais ceux-ci avaient refusé : on ne mélange pas les anges et les démons. La ségrégation n’est pas que terrestre… !
De retour, après une tournée dans les flammes de l’enfer, où il avait vérifié que les pécheurs expiaient bien leurs fautes, Lucifer en s’asseyant, à la table de bridge avec un sourire diabolique, s’était écrié :
- Mes frères j’ai une super idée !
Ce qui fit râler Belzébuth qui s’était trompé en distribuant les cartes.
- Ce n’est pas grave Bébel ! Écoute plutôt !
Les trois princes des ténèbres écarquillèrent leurs yeux et tendirent l’oreille.
- Vous serez d’accord avec moi, il y en a marre de ces interminables parties de bridge qui ne permettent pas de nous départager parce que nous sommes tous diaboliquement bons !
Les diables en cœur.
- Que proposes-tu alors, frère maléfique ?
- Ce que je propose ? Je propose aux hommes de la terre une partie tellement infernale et difficile qu’aucun d’eux ne pourra la gagner !
Belzébuth.
- Mais tu es satanique, frérot !
- Plus que ça, Belzébuth, je suis luciferesque !
Méphistophélès hocha la tête et se gratta sa tête poilue et cornue avec son sabot.
- Mais une partie diabolique existe déjà !
L’enthousiasme de Lucifer fut brusquement douché.
- Quelle est-elle ?
- C’est le coup du diable !
- ?????
- Ce coup extrêmement rare et partant très spectaculaire consiste à prendre à l’adversaire un roi quatrième, l’as de cette couleur n’étant que troisième.
- Bigre ce n’est pas évident ! Et quelqu’un a réussi ?
- Oui ! Il y a fort longtemps. Georges Rousset, l’un des meilleurs joueurs français de l’époque l’a réalisé.
Rousset, en Sud, exécutait un contrat de 6 ♠. Ouest entama du roi de carreau pris avec l’as ♠ du mort. Rousset joua ♥ afin de revenir dans sa main avec l’as ♥ et joua la dame ♠. Ouest met le 6 ♠ et Est ne fournit pas. Le roi semblait alors imprenable… et cependant…
Rousset joue alors le 2 ♥ vers la dame ♥ puis le 6 ♦ qu’il coupe avec le 2 ♠, puis il joue le valet ♥ pour le roi du mort et le 7 ♦ qu’il coupe avec le 3 ♠. Rousset joua enfin l’as et le roi ♣, puis le 2 ♣ qu’Est pris avec la dame.
La position des trois dernières cartes était alors la suivante :
Quoique rejoue Est, Rousset coupait avec le 9 ♠ et le roi d’Ouest ne pouvait rien faire.
Belzébuth.
- Mais cette partie est enfantine ! Ils nous ont fait injure en la baptisant « Le coup du diable ».
Lucifer.
- Je suis d’accord avec toi frérot, aussi celle que j’ai imaginée sera d’un autre tonneau !
Les démons ont le don de communiquer sans paroles. Et Lucifer transmit par télépathie les détails de la partie qu’il avait inventée.
Il en faut beaucoup pour étonner un diable, mais cette fois-ci tous les trois furent stupéfaits.
Satan ne put s’empêcher de s’écrier :
- Tu exagères Lulu, cette partie est plus que diabolique, ils n’y arriveront jamais !
- Justement c’est pour cela que je la propose. Ils auront ainsi un avant-goût de l’enfer…
- Comment vas-tu l’appeler ?
- J’aurais pu l’appeler « Le challenge luciférien », mais comme je suis modeste je propose de l’appeler « Le challenge infernal »…
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C’est ainsi que Lucifer et Méphistophélès débarquèrent un jour sur terre.
Pour l’occasion ils se présentèrent comme les deux frères jumeaux Edward et John Watt, riches industriels américains, passionnés de bridge.
Ils firent passer une annonce dans le New York Time dans laquelle ils proposaient une récompense d’un million de dollars à l’équipe qui les battrait dans une partie nommée « Le challenge infernal ».
Une telle somme ne pouvait qu’attirer une multitude de compétiteurs.
Il n’était pas question pour les « jumeaux » d’affronter n’importe qui.
Le plaisir satanique qu’ils devaient éprouver devant l’échec des adversaires supposait que ceux-ci soient de classe internationale. Aussi Lucifer et Méphistophélès firent un tri impitoyable dans la liste des prétendants au million de dollars.
Dans un hôtel d’Atlanta, l’équipe d’Edward et John Watt et l’équipe chinoise se mesuraient autour d’une table dans une salle de l’hôtel Astoria.
Le duo de démons avait affronté déjà avec succès une équipe américaine, une équipe anglaise et une équipe italienne.
Les Américains, arrivés en fanfaronnant, étaient repartis l’oreille basse. Les Anglais pleins d’assurance (n’était-ce pas les sujets de sa royale majesté qui avaient inventé le bridge ?), durent aussi s’incliner et invoquèrent le Brexit qui les perturbait pour expliquer leur défaite !
Quant aux Italiens invincibles et impétueux descendants des légions romaines, ils pensaient ne faire qu’une bouchée de leurs adversaires. Mais que faire contre une légion de l’enfer ? Cet échec n’affecta pas que leur honneur, mais aussi leurs vies. Ils reposent au fond de la baie de Naples, car ils avaient déçu la maffia napolitaine qui espérait bien grâce à eux empocher le million de dollars.
Cette fois-ci cette équipe était d’une classe supérieure et avait remporté haut la main les derniers championnats du monde. Il faut dire aussi que Ling Chi et Zaeb Fontong, deux jeunes gens de dix-sept ans étaient exceptionnels. L’un et l’autre avaient commencé à jouer au bridge à l’âge de cinq ans. Repéré par le parti communiste, ils avaient été éduqués dans une école du parti et un commissaire politique féru de bridge les avait coachés pour en faire une équipe qui avait, jusqu’à maintenant, reporté brillamment de nombreux matchs.
Cette compétition avait lieu en présence de nombreux journalistes et était même télévisée.
On jouait un chelem de 7♠
Ouest entama le 4♥, Ling Chi était le déclarant. Bien qu’asiatique son visage traditionnellement impassible traduisait une extrême tension. Face à lui, Zaeb Fontong, raide comme un bouddha fixait son partenaire comme s’il voulait lui insuffler la bonne stratégie. Mais Ling Chi était seul ! Il essayait de s’abstraire des journalistes qui l’entouraient. La salle était silencieuse, pourtant il ressentait sur son esprit la surtension engendrée par l’hypermédiatisation de la partie. Il se remémorait les différentes étapes des jeux des équipes américaine, anglaise et italienne. Manifestement leurs stratégies n’étaient pas les bonnes, sinon le million de dollars ne serait plus en jeu.
En fait ce n’était pas uniquement le montant de cette somme qui avait incité Ling Chi à participer à la compétition, mais c’était aussi la gloire de représenter la Chine.
Ils avaient été reçus par le président Xi Ping et aujourd’hui à Atlanta il se considérait comme le chevalier rouge devant vaincre les représentants de l’impérialisme américain.
Avec Zaeb Fontong ils n’étaient pas seuls et, ils avaient derrière eux plus d’un milliard de Chinois.
Malgré son calme apparent, c’était une véritable tempête qui se déchainait dans la tête de son partenaire. Lui aussi était conscient de l’enjeu de la partie. Plus encore il était conscient des conséquences d’une défaite. Non seulement ils perdraient ce million de dollars et ils feraient honte à la Chine entière, mais il savait ce qu’implique un échec dans l’Empire du Milieu…
Dans l’attente de la première carte qui serait posée par Ling Chi, les frères jumeaux Edward et John Watt souriaient paisiblement se regardant, tournant leurs visages vers les caméras. Et les spectateurs détectaient dans cette calme assurance la certitude de leur invincibilité.
Le jour où l’équipe américaine avait échoué cela avait été une grande consternation dans le pays et aujourd’hui beaucoup d’Américains souhaitaient que l’équipe chinoise échoue aussi. Cette partie s’ajoutait à la rivalité entre les deux plus grandes puissances économiques.
Ling Chi joua un 5♥ du mort. Il ne put l’entendre, mais dans la salle résonna un rire démoniaque.
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Des nouvelles de Ling Chi et Zaeb Fontong ?
Ils ont abandonné, contraints, le bridge. Ils sont actuellement dans le désert de Gobie, où en tenue de mineurs ils extraient tous les jours des minerais de terres rares qui iront participer à la production des téléphones Huawei.
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Lucifer et Méphistophélès s’apprêtaient à regagner l’enfer quand un SMS leur indiqua qu’une nouvelle équipe souhaitait les affronter.
La demande venait d’un minuscule pays, la France dont les démons ignoraient même l’existence.
Dans un premier temps Lucifer ne désirait ne pas donner suite à la demande. Il s’était assez amusé. Mais Méphistophélès qui n’était pas mécontent de rester encore un peu sur terre le convainquit d’organiser une dernière confrontation.
C’est ainsi que les frères jumeaux Edward et John Watt louèrent une salle à Paris à l’hôtel Niko.
Edward Watt s’était documenté sur l’équipe qu’ils allaient affronter : Wilou et Arthur un père et son fils. Malgré le palmarès plus qu’honorable de Wilou, quadruple vainqueur de la Coupe de France et champion de France par paires Open, le duo diabolique ne doutait pas d’écraser ces petits Français.
Cette rencontre avait attiré beaucoup de monde, les meilleurs joueurs français de bridge étaient présents. Ce fut même une surprise : le président Macron arriva. Le bridge ne le passionnait pas vraiment, mais il ne ratait pas une occasion d’assister à un événement où la France pouvait affronter un pays étranger et ainsi augmenter son rayonnement dans le monde. De plus si ce pays était celui de Donald Trump…
Quand les deux équipes pénétrèrent dans la salle, le brouhaha s’imposa.
Alors l’arbitre distribua les jeux.
Lucifer et Méphistophélès étaient respectivement en Ouest et en Est. Wilou en Sud et Arthur en Nord.
Les enchères comme dans les compétitions précédentes se terminèrent par un chelem de 7♠.
Ouest entama le 4♥
Un grand silence régnait dans la salle. Brigitte Macron qui avait accompagné son mari lui étreignait le bras.
Les deux démons se réjouissaient déjà de leur victoire inévitable.
Wilou impassible fixait son fils anxieux, chaque spectateur ressentait la concentration du déclarant.
Mais ce n’était qu’une comédie préparée par le père et le fils.
À la vue des parties réalisées par les précédents compétiteurs Wilou avait déjà élaboré un plan de jeu et une stratégie qui devaient venir à bout de la défense.
Wilou joua un A♥…
Les frères jumeaux Edward et John Watt eurent un rictus, ils avaient compris !
Des éclairs lumineux entourés d’une fumée noire jaillirent de leurs sièges.
La seconde suivante, les gardes du corps d’Emmanuel et Brigitte Macron se jetèrent sur eux pour les protéger.
Les spectateurs médusés n’avaient pas eu le temps de réagir.
Une odeur de soufre envahit la salle.
Bonjour Loki,
Je ne sais pas jouer au bridge et je ne connais pas les règles du jeu. Pourtant, j’ai lu ta nouvelle du début à la fin.
Curieusement, je l’aime probablement grâce à la façon fluide dont tu écris.
À un moment donné, j’ai découvert comment sauter les parties techniques sans rater le cœur du sujet.
Ainsi, je pouvais imaginer la chute de l’histoire : puisque les adversaires ne jouaient pas honnêtement, les Français pourraient se permettre de les traiter par-dessus la jambe, si vous me permettez l’expression.
Moralité : Il ne faut pas se précipiter. Prends ton temps et si tu ne possèdes pas la bonne carte, met la mauvaise au bon moment sur la table.
Est-ce exact?
Vive la France !
Merci Purana d’avoir pris la peine de lire ma dernière nouvelle.
Effectivement elle s’adresse à deux publics : ceux qui jouent au bridge et les autres…
Comme tu l’as finement analysé la partie technique peut être sautée sans problème et il reste une histoire diabolique…accessible à tout le monde.
Tu ne pouvais pas le comprendre, mais les cartes engagées par les joueurs ne sont pas des cartes déposées au hasard. C’est justement l’intérêt du bridge et sa complexité, le hasard intervient très peu. Le meilleur joueur sera celui qui fait le plus grand nombre de plis avec la même « donne ».
Les diables jouaient « honnêtement », mais ils avaient semé leur « donne » de pièges « diabolique ».
J’ai écrit cette nouvelle en l’honneur de mon professeur de bridge, qui pourrait être mon fils et qui est un génie du bridge. Tous ses titres cités sont exacts…
Heu… Je reste vraiment perplexe devant cette histoire palpitante jusqu’à la chute qui me désarçonne. Rien que de normal pour une chute me diras-tu !
J’ai bien aimé la façon dont tu as inséré ces petits piques et ces petits cœurs… mais je ne connais fichtre rien à ce noble jeu.
Je vais donc transmettre aux experts pour savoir s’ils peuvent pour moi lever le voile.
Par contre, mon expertise en pasta (rires) relève deux coquillettes : « ne désirait à ne pas donner suite à la demande » et « sur l’équipe qu’ils allaient affrontés ». Diabolique !!!
Merci Hermano cela vient d’être corrigé !
Oculos habent et non videbunt (psaume 114/115 : 13)
Comme je l’ai déjà écrit à Purana, j’avais conscience que cette nouvelle s’adressait à deux publics : ceux qui jouent au bridge et les autres…
Peut-être que les autres seront gagner par une envie « diabolique » d’apprendre à jouer… Car après tout j’ai commencé à y jouer à 62 ans ! 🙂