J’ai beaucoup tergiversé ! Aujourd’hui ma décision est prise, je vais me promener à plus de 10 km de mon domicile !

C’est une véritable aventure pour moi.

 Pendant des mois, j’ai strictement respecté les consignes sanitaires. Dehors, le masque en permanence et la bouteille de gel hydroalcoolique dans la poche. À chaque fois que je rentre dans un magasin je me désinfecte les mains. Sans compter tous les points de distribution de gel sur la voie publique où je m’arrête systématiquement.

Ma consommation de savon à la maison a quadruplé.

Et bien entendu je respecte le couvre-feu et jamais je ne me suis éloigné à plus de 10 km de mon domicile.

Je ne sais pas ce qui me prend aujourd’hui, j’ai décidé de franchir la limite des 10 km.

Je suis vraiment l’Indiana Jones de la région parisienne. Je n’ai pas d’attestation et pas de motif valable pour justifier ce déplacement. Seulement mon masque ! L’aventure a ses limites…

Malgré ma détermination, en descendant les escaliers de mon immeuble, une certaine appréhension me gagne.

Au rez-de-chaussée je croise ma concierge. Comme toujours son salut est amical, pourtant je lis dans ses yeux une certaine suspicion comme si elle avait deviné l’objectif de ma sortie.

Je continue dans la rue et bien que je sois parfaitement en règle, je ne suis pas tranquille.

Au loin j’aperçois trois militaires qui s’avancent vers moi. Je suis tenté de rebrousser chemin. Que je suis stupide, ils sont là pour l’opération vigie pirate. En plus qu’ai-je à craindre ? Je suis parfaitement en règle !

Mais cette alerte a exacerbé ma tension nerveuse.

L’anxiété s’accroît au fur et à mesure que je descends les escaliers du métro.

 

Sur le quai j’ai l’impression que les voyageurs me regardent d’un air soupçonneux comme s’ils savaient que j’allais commettre une faute.

Quand la rame quitte la station Boucicaut, le stress me submerge. Je me recroqueville sur la banquette, essayant de me faire le plus petit possible afin que personne ne me remarque.

 Assis dans le wagon, je balaie du regard les autres passagers. Comme toujours une majorité d’entre eux tapote leur portable ou écoute de la musique, pourtant certains lèvent rapidement la tête et me lancent des regards furtifs, comme s’ils savaient…

J’ai calculé à quelle station de métro je dépasse la limite fatale des 10 km. Et au fur et à mesure que le métro progresse, mon pouls s’accélère.

 À chaque arrêt de la rame, j’observe avec appréhension la montée des nouveaux voyageurs. Je redoute l’apparition d’uniformes. Je n’ai aucun doute là-dessus, dès qu’ils me verront ils sauront que je suis en faute.

Pendant plusieurs stations tout est normal. Puis à l’une d’elles, des contrôleurs apparaissent à toutes les portes du wagon, bloquant la sortie des voyageurs.

J’ai une bouffée de chaleur, puis je me ressaisis. Je sais que je suis parfaitement en règle et en plus je n’ai encore pas dépassé « ma limite ». Cela me relaxe de pouvoir tendre mon billet à un contrôleur. Il ne doit pas comprendre mon sourire radieux quand il me rend mon titre de transport. S’il savait avec son teint pâle et son uniforme élimé qu’il a devant lui un aventurier des temps modernes.

Cet intermède m’a détendu.

C’est avec plaisir que je vois deux Roumains monter avec un accordéon et un saxophone. En temps ordinaire j’aurais été pingre, mais c’est une pièce de deux euros que je place, grand seigneur, dans leur sébile.

Les stations se succèdent et à la pensée de bientôt dépasser la borne « fatale » mon anxiété réapparaît.

 J’ai beau me répéter que mon « aventure » est de toute autre nature que la traversée d’une favela à Rio de Janeiro ou une zone chaude de Harlem, je n’arrive pas à desserrer le nœud qui m’enserre l’estomac.

 Mais le pire est à venir, j’ai décidé de descendre la station Château rouge et de me promener dans les rues.

Au fur et à mesure que s’élève l’escalier mécanique, l’angoisse m’étreint de plus en plus. Je n’ai plus la protection pourtant illusoire d’un wagon. Quand j’émerge, je me sens aussi désemparé que si j’étais nu. Ici je suis loin de chez moi, je suis une proie facile pour le prédateur que constitue le policier. Pourquoi ai-je choisi ce quartier pour but de ma promenade ? J’ai l’impression d’être au cœur de l’Afrique. Ma figure tranche au milieu de cette foule basanée. Comme Indiana Jones, au cœur du souk d’Istanbul, l’œil à l’affût, je serre les poings et j’essaie de retrouver mon calme, ainsi qu’il sied à un aventurier.

Au bout de la rue, j’aperçois un véhicule de police qui s’avance doucement vers moi.

Ma vie d’aventurier va-t-elle se terminer dans ce quartier où je n’ai jamais mis les pieds ? Je vois déjà un gardien de la paix me demander mes papiers, une attestation, dont je suis dépourvu et rédiger l’amende de 135 € que mon inconduite mérite.

 

Je marche, sur le trottoir, l’air le plus innocent possible, tandis que le véhicule de police s’approche de moi. Ma terreur est à son paroxysme ! J’ai l’impression qu’il ralentit, les policiers vont s’arrêter, c’est la fin ! À ma grande surprise, ils continuent…

La peur a été si forte que je sens mes jambes flageoler, tout tourne autour de moi, puis c’est le vide total.

Je me réveille, je suis dans une chambre d’hôpital.  Un liquide transparent coule goutte à goutte d’un flacon et diffuse dans mon bras, un moniteur égrène un son lancinant.

Une tête surmontant une blouse blanche se penche au-dessus de mon lit.

  • Eh bien ! mon vieux, vous nous avez fait peur !

Je balbutie :

  • J’ai eu droit à 135 € ?
  • 135 € ? Non, mais à une belle syncope. Dorénavant il faudra bien surveiller votre cœur ! Vous avez eu de la chance qu’un véhicule de police passe dans la rue au moment où vous avez perdu connaissance !