Quand il vit Germaine pour la première fois, ce fut immédiatement le coup de foudre. Il faut dire qu’Eugène atteignait la quarantaine et ses succès féminins étaient très limités. Plus que limités d’ailleurs, puisque son nombre d’aventures avec la gent féminine était égal à zéro. La vie ne l’avait pas gâté : une taille moyenne, un physique banal, une voix inaudible. Il n’avait pas la chance d’avoir un de ces handicaps qui permettent à un homme de se dépasser. Eût-il été petit qu’il aurait manifesté, comme certains « grands » hommes, une autorité affirmée. Un visage ingrat et même laid lui aurait assuré l’attention des femmes. Sa voix monocorde lassait vite ses rares auditeurs et n’était pas faite pour réciter des madrigaux enflammant les cœurs féminins. Pourtant sans être exceptionnelle l’intelligence d’Eugène Patouillard était d’un bon niveau, mais à quoi sert l’intelligence auprès d’une femme quand vous n’avez pu l’approcher ? La seule femme qui se soit intéressée à Eugène était sa mère. Est-ce étonnant de la part de la mère d’un fils unique ? Elle parait son garçon de toutes les qualités mêmes de celles qu’il n’avait pas !

 Eugène Patouillard était clerc chez un notaire. Cette profession correspondait bien à son profil. L’intelligence de Patouillard lui avait permis de faire des études de droit assez brillantes. Son manque d’ambition les avait arrêtées avant qu’il ne passe le « notariat ». Autant il était à l’aise avec les dossiers (il avait une très belle écriture), autant il était handicapé quand il recevait les clients. Maître Barnabé Rouginiac était satisfait de son travail, car régler une succession, rédiger un acte de vente ne demande pas des compétences oratoires développées.

C’est à l’étude Rouginiac qu’Eugène Patouillard rencontra Germaine Labiche. Était-ce une prémonition ? Le nom inscrit sur le dossier suffit à attirer son attention. Elle venait chez le notaire signer l’acte de vente d’un studio qu’un sieur Ferdinand Dupotiron lui vendait. Ouvrant la porte de son bureau il la vit…. à côté de son vendeur un monsieur bedonnant, les joues flasques et l’air bougon. Il lui trouva un charme fou ! À elle bien sûr !

L’alchimie des sens est vraiment mystérieuse, Germaine Labiche, la trentaine passée, n’avait rien de rare : ni la taille, ni les mensurations d’un mannequin, ni le visage d’une starlette, ni la vivacité ou l’aura d’une femme publique. Cela ne s’explique pas, mais elle envoûta Eugène Patouillard !

L’acte signé, il n’eut pas l’audace d’entamer la conversation qui aurait pu être l’amorce d’une relation future. La porte se referma sur Germaine….

Dès lors, il ne cessa pas de penser à la jeune femme. Il n’en doutait pas : c’était la femme de sa vie. Bêtement il avait raté l’occasion de l’aborder, jamais plus il ne la reverrait !

Mais l’amour est une force qui rend téméraires mêmes les hommes les plus timides. Il avait son adresse, tout n’était donc pas perdu. S’il n’avait pas eu le courage de lui parler, il aurait celui de lui écrire. Il en était persuadé, une lettre bien tournée est capable d’émouvoir le cœur d’une femme. C’était décidé il allait lui écrire un madrigal. Il se piquait d’avoir quelques talents poétiques. Il allait rédiger un poème pour Germaine Labiche !

À partir de cet instant, son esprit fut en ébullition. Que ce soit à l’étude, dans les transports ou chez lui il cogitait sans cesse et peu à peu dans son cerveau s’ébauchait un poème. Au bout d’une semaine, il considéra qu’il avait atteint la perfection. Rentré chez lui il en récita le texte à haute voix :

Tout a commencé quand nos regards se sont croisés,
Tu as renversé mon coeur, tu l’as fait chavirer.
Un vent d’amour m’a fait perdre la tête
Notre histoire est née pour ne pas qu’elle s’arrête.
Mon amour grandit de jour en jour
Je te laisse entrer et ferme mon coeur à double tour.

Tout devient beau et merveilleux
Quand je veux me noyer au large de tes yeux.
Des sentiments encore ignorés se sont créés

Entre nous et nous ne devons jamais les briser.
Dans tes bras je rêve de m’envoler
Dans un monde doux et sucré.

La flamme de tes yeux a allumé

Dans mon cœur une braise enflammée

Le jour où je t’ai rencontré.

Maintenant je ne peux t’oublier.

Mes jours, mes nuits tout t’appartient.

Vivre avec toi est mon seul destin
Il n’y a pas pour moi d’autre chemin.
 Mon amour pour toi est le plus grand
Je n’ai aucun doute sur mes sentiments.

Je t’aime.

Devant la sincérité de ces vers, Germaine Labiche ne pourrait que comprendre la force de son amour. Il s’assit à une table et sur une feuille, de son plus beau stylo et de sa plus belle écriture il coucha le poème. Quand il eut fini, il secoua la feuille pour sécher l’encre et relut le texte. Il sursauta. Pour une raison inexpliquée, les « a » avaient disparu !

Tout commencé qund nos regrds se sont croisés,
Tu s  renversé mon coeur, tu l’ sfit chvirer.
Un vent d’mour m’ fit perdre l tête
Notre histoire est née pour ne ps qu’elle s’rrête.
Mon mour grndit de jour en jour
Je te lisse entrer et ferme mon coeur  double tour.

Tout devient beu et merveilleux
Qund je veux me noyer u lrge de tes yeux.
Des sentiments encore ignorés se sont créés

Entre nous et nous ne devons jmis les briser.
Dns tes brs je rêve de m’envoler
Dns un monde doux et sucré.

L flmme de tes yeux  llumé

Dns mon cœur une brise enflmmée

Le jour où je t’i rencontré.

Mintennt je ne peux t’oublier.

Mes jours, mes nuits tout t’pprtient.

Vivre vec toi est mon seul destin
Il n’y  ps pour moi d’utre chemin.
 Mon mour pour toi est le plus grnd
Je n’i ucun doute sur mes sentiments.

Je t’ime.

Que se passait-il ? Affolé il prit un livre, au hasard ouvrit une page et en écrivit une page et la relut.

Je descends d’une des plus nciennes fmilles de l Bretgne et de l monrchie frnçise.

Le doute n’était pas permis, il ne pouvait plus écrire les « a » !

Affolé il se précipita sur son ordinateur et commença à taper le début de son poème.

Tout  commencé qund nos regrds se sont croisés,
Tu s renversé mon coeur, tu l’s fit chvirer.

La fatigue, cela vient de la fatigue ! Il faut que je me couche, une bonne nuit et cela ira mieux !

Le lendemain à l’étude le même phénomène se reproduisit. Il prétexta une violente angine pour quitter son travail et se précipita chez son médecin de famille. Celui-ci diagnostiqua une grande fatigue et Eugène sortit de son cabinet avec une liste impressionnante de fortifiants et un congé de maladie.

Au bout de deux jours comme les effets des médicaments et du repos ne se manifestaient pas Eugène Patouillard alla consulter un neuropsychiatre. Ce spécialiste, une sommité dans son domaine, le reçut dans son appartement dont l’emplacement, la qualité de l’ameublement et les tarifs affichés dans la salle d’attente témoignaient d’une notoriété certaine…

Il sourit doctement quand Eugène lui décrivit ses troubles. Il lui fit faire un test puis enlevant ses lunettes, il fixa Patouillard dans les yeux :

  • Monsieur votre cas bien que très rare est parfaitement clair, vous êtes atteint du SIDA !
  • Du SIDA ?

Eugène connaissait les causes de cette maladie. Il protesta avec violence :

  • Mais docteur je n’ai jamais eu de relations sexuelles, je ne me drogue pas et je n’ai subi aucune transfusion sanguine !
  • Attendez monsieur Patouillard, nous ne nous comprenons pas. Quand je vous dis que vous avez un SIDA, je parle de la maladie neurologique et non de celle qui touche le système immunitaire ! SIDA signifie pour moi : syndrome insidieux de déficience alphabétique
  • !!!!!!
  • Ce qui veut dire que cette affection se traduit chez les sujets par l’impossibilité neurologique d’écrire certaines lettres. Dans votre cas c’est le « a » qui est en cause, mais cela aurait pu être une ou plusieurs autres lettres !

Eugène Patouillard écoutait les yeux écarquillés…

  • Jusqu’à maintenant il a été impossible d’identifier la cause du SIDA : virus, prion, pollution, etc. Tout ce que l’on a pu observer c’est qu’elle commence par une lettre. Le mal progresse rapidement avec d’autres lettres. Paradoxalement les sujets atteints continuent à pouvoir s’exprimer oralement !
  • Y a t’il des remèdes contre cette maladie ?
  • Malheureusement dans l’état actuel des recherches, ne connaissant pas la cause du mal il n’a pas été possible de trouver de remèdes. Nous avons essayé tout l’arsenal de la médecine neurologique et psychique, sans aucun succès. Mais nous ne désespérons pas de trouver !
  • Mais alors que dois-je faire ?
  • Ne plus écrire !

Eugène Patouillard rentra chez lui complètement anéanti. Il y avait de quoi ! Apprendre en même temps que l’on est atteint d’une maladie rare et en plus incurable… Il s’enferma dans son appartement, se fit livrer ses provisions, fit croire à sa famille et ses amis qu’il était parti pour étudier le droit notarial aux États-Unis.

Et le temps s’écoula…

Le mercredi, lendemain de sa visite chez le neuropsychiatre, il constata que non seulement la maladie était inexorable, mais qu’en plus elle s’accélérait. En réécrivant une nouvelle fois son poème, il s’aperçut que toutes les voyelles avaient disparu.

Tt  cmmnc qnd ns rgrds s snt crss,
T s rnvrs mn cr, t l’ s ft chvrr.
n vnt d’mr m’ ft prdr l tt
Ntr hstr st n pr n ps q’ll s’rrt.
Mn mr grndt d jr n jr
J t lss ntrr t frm mn cr  dbl tr.
……………………………….

Le jeudi ce furent tous les « b », « c », « d », « f », « g » et « h ».

Tt  mmn qn ns rrs s snt rss,
T s rnvrs mn r, t l’s t vrr.
n vnt ‘mr m’ t prr l tt
Ntr str st n pr n ps q’ll s’rrt.
Mn mr rnt  jr n jr
J t lss ntrr t rm mn r  l tr.
…………………………………

Le vendredi les « k », « j », « l », « m », « n », « p », « q », « r » et « s » disparurent.

Tt       t ,
T  v  , t ‘ t v.
 vt ‘ ‘ t   tt
t t t     ‘ ‘t.
  t   
 t  t t      t.

Le samedi il ne resta plus aucune lettre.

        ,
    ,  ‘  .
  ‘ ‘   
       ‘ ‘.
     
          .

Devant ce désastre Eugène décida de se suicider. Toute sa vie dépendait de cette lettre, sa rencontre avec Germaine l’avait conduit au septième ciel. Son SIDA l’avait fait tombé de haut. Mais comment se supprimer ? Le poison ? L’appartement ne contenait que des produits ménagers et des médicaments inoffensifs. Avaler de l’eau de javel ou de l’acide chlorhydrique lui faisait peur, car on devait souffrir terriblement avant de mourir ! Se jeter par la fenêtre ? Il habitait au 1er étage, il risquait de se rater ! Il choisit la pendaison. Il avait justement dans un placard du câble électrique. Cela serait parfait ! Il sortit un escabeau, attacha le câble à l’anneau d’un lustre, fit un magnifique nœud coulant (il avait été scout). Plaça sur une table un tabouret sur lequel il grimpa. Il avait vu assez de films pour savoir comment procéder. Après avoir enserré son cou dans la boucle, il aspira une bouffée d’air, pensa une dernière fois à Germaine, ferma les yeux et sauta ! Il tomba lourdement sur le sol, reçut le lustre sur la tête, un amas de gravats et en prime le vase chinois de sa tante Lucienne posé sur un buffet !

C’est ce vase qui changea le cours de la vie d’Eugène Patouillard…

Il lui donna une idée. Le SIDA l’empêchait d’écrire dans une langue alphabétique. Eh bien il allait apprendre et écrire le chinois ! Cette civilisation l’avait toujours fasciné, mais bien qu’il en eût terriblement envie, il ne s’était jamais décidé à en apprendre la langue. Aujourd’hui c’était différent !

Il s’inscrivit à la Faculté des Langues orientales. Sa motivation, son intelligence et son sens de la calligraphie firent merveille. Très rapidement il parla et écrivit le chinois… et tomba amoureux de son professeur de chinois ! Celle-ci était née en France et ses parents, témoignage de leur intégration, lui avaient donné un prénom français : Amélie. Autant dire qu’il oublia dans le même temps Germaine. Mais il n’oublia pas son poème après tout il convenait parfaitement à son professeur.

Pour Amélie :  阿梅丽(Ā méi lí )

当我们的眼神都开始划线,

你扭转我的心,说得很翻船.

………..

…….

我没有任何怀疑心情.

爱你.

Eugène尤金(Yóu jīn )