Pour un Parisien, prendre le bus, quoi de plus banal ?
Banale, aussi, la bousculade à la station, pour entrer dans le véhicule, la tentative de salut au conducteur qui selon son humeur vous répond ou non, le bruit suspicieux et bruyant de la machine à oblitérer. La honte quand le vacarme et le voyant rouge de la machine révèlent aux gens et au conducteur ma tentative de poinçonner un ticket usager. Ce n’est pourtant que la conséquence d’un mélange inadéquat de tickets dans une poche.
Enfin, je suis dans le bus et comme à chaque fois je retrouve le regard de mes ancêtres préhistoriques qui devaient leur existence au repérage des prédateurs et des gibiers nécessaires à leur subsistance. Ce regard ancestral me permet d’apercevoir des places libres au fond de l’autobus.
Le déplacement dans le véhicule en marche est à chaque fois une aventure. Rejoindre la place convoitée est une épopée. Il faut anticiper la conduite chaotique du conducteur. Je me demande souvent si certains ont vraiment leur permis…
J’ai vraiment l’impression d’être un Tarzan du monde moderne, se jetant non pas de liane en liane, mais me propulsant d’un poteau métallique à l’autre.
Ouf ! Je suis enfin assis après avoir un peu écrasé les pieds du passager qui me fait face.
Je m’excuse, il me sourit faiblement, mais je vois bien qu’il n’est pas sincère.
Je me décide enfin à regarder le paysage à travers les vitres, l’autobus vient de pénétrer dans la grande cour du Louvre. Enfin un peu de calme après ce calvaire. Cette accalmie me permet d’explorer l’espace autour de moi. Je constate que je suis assis en face d’un jeune homme qui tapote sur un micro-ordinateur portable noir ouvert sur ses genoux. Activité somme toute banale à notre époque. Elle est devenue omniprésente. Au café, au restaurant, dans les trains, les personnes qui manipulent leurs portables souvent avec des écouteurs aux oreilles sont légion. Dans un amphithéâtre, un étudiant prenant des notes avec un crayon fait figure d’OVNI.
Levant les yeux, j’examine les différentes personnes du bus : que du premier choix !
Une vieille rombière qui a ressorti un renard de la naphtaline, je crois en percevoir l’odeur. Un monsieur est assis, droit comme un « i », l’air crispé regardant fixement devant lui.
Une dame avec un petit garçon qui ne cesse de bouger, de se lever et de crier. Elle ne réagit pas. Je ne peux m’empêcher de penser : il y a vraiment des claques qui se perdent.
Debout une femme noire, en boubou avec trois gros sacs qu’elle doit avoir bien du mal à porter. Un homme noir, son mari, sans doute assis à côté sur un siège manipule un téléphone portable.
Devant moi, un petit homme malingre, écrasé contre la paroi par l’embonpoint de sa femme.
Après m’être attardé sur un adolescent casqué et dont les lèvres remuent sans arrêt, mon regard se porte à nouveau sur mon vis-à-vis. Il est très absorbé à taper sur les touches de son clavier. Son ordinateur portable noir n’est pas de la première jeunesse. Le passager doit avoir à peu près 25 ans. Un étudiant sans doute. J’admire la dextérité avec laquelle il tape sur son clavier. Cela ne doit pas être évident compte tenu des trépidations du bus. J’essaye de déterminer la marque du micro-ordinateur. Pas de marque apparente. Une seule certitude il est ancien. Je ne peux voir l’écran ce qui me donnerait des indications supplémentaires. Tandis que je suis ses doigts sur le clavier, mon œil est accroché par une touche rouge.
J’ai la prétention, sans être un spécialiste, de m’y connaître un peu en ordinateurs. À quoi peut bien servir cette touche ? L’œil en biais j’attends que le passager appuie sur la touche rouge, cela me donnerait peut-être une indication sur sa fonction. Mais imperturbable, le jeune homme poursuit sa frappe, sans accéder à cette touche.
Je suis fasciné par cette touche rouge, elle m’obsède et finalement je ne peux résister, j’interroge le passager :
- À quoi sert cette touche rouge ?
Il lève la tête, me regarde sans un sourire, ses lèvres s’entrouvrent, il va me répondre… Brusquement il referme son ordinateur, se lève et va s’asseoir deux places plus loin.
Je suis déçu et interloqué. J’ai vraiment la sensation d’avoir posé une question incongrue. Indiscrète sans doute, mais pas incongrue…
Je ne saurai jamais à quoi sert cette touche rouge !
Je descends à la station rue du Bac. Au passage je jette un regard réprobateur sur le jeune homme toujours occupé à taper sur le clavier.
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Toute la nuit cette touche rouge me hante. Quelle peut bien être sa fonction ?
Au matin écoutant la radio je sursaute !
Un kamikaze s’est fait exploser dans un autobus parisien…
C’est très immoral, mais ouf ! Ce n’était pas encore pour moi cette fois-ci !
J’adore observer les gens dans les transports en commun et j’en aurais encore bien pris une louche ou deux. J’ai aussi souri à l’idée que ces appareils que tu appelles micro-ordinateurs sont bourrés de bus (mais oui !), mais l’histoire du bouton rouge, elle, ne m’a pas transporté…
P.S. est-ce que maintenant on ne dit pas “ordinateur portable” ou tout simplement “ordinateur” ?
On se doute sans qu’on nous l’explique que le type n’a pas un Cray one sur les genoux.
Merci pour cette tranche de vie parisienne, j’apprécie particulièrement : J’ai vraiment l’impression d’être un Tarzan du monde moderne, se jetant non pas de liane en liane, mais me propulsant d’un poteau métallique à l’autre. Cela décrit avec ironie l’aventure quotidienne du Parisien dans les transports en commun.
Les termes micro-ordinateur et rombière me semblent un peu datés, surtout pour une histoire dont le coeur est la technologie.
J’observe que c’est ta deuxième histoire de kamikaze en bus ! 😉