Peu de gens ont la chance d’avoir à Paris un appartement donnant sur la Seine avec vue sur le Louvre. Jérôme Emmanuel Édouard Brissac de Maupertuis fait partie de ces privilégiés et il contemple de son balcon, les bateaux-mouches se croisant sous le pont du Carrousel.
La soixantaine passée, lui que nous nommerons familièrement J.E.E. est le descendant d’une lignée issue d’un maréchal d’empire.
Sa famille non fortunée, mais aisée apparaît souvent dans la revue « Point de vue et image du monde ».
Il a terminé ses études supérieures dans un établissement spécialisé de jésuites à Versailles, normalien, il a épousé à 24 ans Marie-Amélie Thyssen, fille d’un membre de cette famille d’industriels allemands spécialisés initialement dans l’acier et qui a su se reconvertir pour surmonter la crise de cette industrie. Ce mariage n’a pas été uniquement un mariage d’amour, être associé avec une fille Thyssen présente certains avantages…
Ses qualités intellectuelles certaines ont permis à J.E.E. de mener une carrière littéraire reconnue.
On citera pour mémoire ses principaux ouvrages « L’art de la sémantique chez les auteurs du XVIe siècle », « Les différentes formes de l’amour courtois dans la littérature médiévale » et surtout « La philosophie existentielle et ésotérique en Occident ». L’ensemble de son œuvre a permis à J.E.E. de rentrer à l’Académie française.
Allez savoir pourquoi il a succédé dans son fauteuil à un membre du clergé auteur de nombreux ouvrages religieux destinés à la jeunesse, orateur sacré, évêque d’Orléans, Monseigneur Duboisrenard élu en son temps député et sénateur.
Son discours d’introduction à la noble académie fut particulièrement remarqué, car il est difficile de succéder à un ecclésiastique de cette trempe et d’en faire l’éloge même si on s’appelle Jérôme Emmanuel Édouard Brissac de Maupertuis en ayant au départ, une méconnaissance totale de Monseigneur Duboisrenard, de sa vie et de son œuvre. Il affirmait ainsi les qualités intellectuelles qui lui avaient permis de briller dans le monde des lettres.
Tout le monde est d’accord pour lui reconnaître un caractère affable et une pensée aigüe. Même ses détracteurs qui pourtant ne le ménagent pas avec leurs critiques.
Marie-Amélie se serait bien passé de son affabilité, car elle s’exerce avec plus d’intensité vers les femmes dont J.E.E. est friand. Comme il était assez bel homme avec son visage viril, ses yeux bleus et son aura d’auteur reconnu, beaucoup sont attirées par lui comme par un aimant. Avec le temps Marie-Amélie s’est accommodée des infidélités de son mari, d’autant que cela lui donnait des circonstances atténuantes pour les quelques coups de canif qu’elle a donnés dans le contrat marital.
Debout sur son balcon il attend un appel. C’est extraordinaire comme les appels téléphoniques ont une importance dans la vie d’un individu. Simplement par la vibration d’une pièce métallique ils peuvent selon les cas apporter du bonheur, modifier la vie d’une personne ou même parfois l’anéantir.
Cette attente est interminable à fois angoissante et excitante, car J.E.E. a plus de soixante ans. Il a conscience que l’attente contient en elle-même un espoir qu’une nouvelle peut détruire en un instant.
Tout à ses réflexions, il jette un coup d’œil sur l’immeuble d’à côté. Pendant longtemps il a été voisin avec le couple Chirac. Marie-Amélie et Bernadette avaient sympathisé et lui-même aimait parler des arts premiers et de la culture asiatique avec l’ancien président.
Quand ses occupations lui en laissent le loisir, il va se recueillir sur la tombe de Jacques Chirac au cimetière du Montparnasse.
Mais Jacques Chirac n’est pas la seule personnalité que J.E.E. a fréquentée dans sa vie. Il connaît de nombreux membres du gratin médiatique, d’autant qu’il est très souvent invité sur les plateaux de télévision ou dans les studios de radio. Les journalistes raffolent de son humour qui tranche avec son œuvre littéraire plutôt sérieuse. Son phrasé précieux est attaché à sa personne et les imitateurs s’en donnent à cœur joie à la radio et à la télévision. Quand son emploi du temps lui permet, J.E.E. part se reposer avec Marie-Amélie dans une villa que le couple possède à Trouville. Et l’académicien aime se promener sur la plage ou aller dans la ville déguster des huîtres. La pandémie lui octroie l’opportunité de se déplacer incognito grâce au masque. Mais il n’est jamais aussi bien que dans son appartement à Paris où il peut retrouver le calme, loin de sa vie mondaine. La seule personne qui vient troubler son intimité est une femme de ménage qui une fois par semaine entretient l’appartement. C’est une Philippine, Véronica Mostador que Marie-Amélie a trouvée on ne sait où. Il s’entend parfaitement avec cette femme de 50 ans, qui parle très mal français, français d’ailleurs teinté de mots espagnols.
C’est un jeu entre eux, elle l’appelle familièrement « Monseigneur » et lui « señorita ». Il sait peu de choses d’elle, sinon qu’elle est en France depuis une dizaine d’années, a travaillé dans un hôtel et apparemment a beaucoup de mal à apprendre le français.
Il l’a incité à s’inscrire à l’Alliance française pour améliorer ses connaissances, mais elle a simplement ri à cette proposition.
Véronica vient faire le ménage le mardi et aujourd’hui il est seul dans l’appartement. C’est étonnant ! La femme de ménage doit être malade ! Marie-Amélie ne l’a pas prévenu, elle est partie sans doute faire du shopping avec une amie et déjeunera au nouveau restaurant de la nouvelle Samaritaine.
Ce n’est pas grave, il a d’autres chats à fouetter !
Appuyé sur la rambarde de son balcon, il est anxieux. Cela peut paraître paradoxal, il est académicien avec les honneurs qui accompagnent ce fauteuil et beaucoup s’en contenteraient, mais J.E.E. a une nouvelle lubie, il voudrait recevoir le prix Goncourt.
Ce n’est pas pour la somme de dix euros, attribuée aux lauréats ni aux nombreux livres que ce prix permet de vendre, mais simplement il voudrait ajouter ce fleuron à son palmarès pourtant bien rempli.
Quand il lui en a parlé, Marie-Amélie a levé les yeux au ciel, elle n’a même pas essayé de discuter, car elle sait combien son mari est buté !
En cachette de sa femme, de son éditeur et même de Véronica, il a écrit un roman dont il est très fier. Il tranche par rapport à ses autres ouvrages et il devrait rencontrer les faveurs du jury du Goncourt.
Quand il l’a présenté à son éditeur, ce dernier a été surpris, car il ne pensait pas que J.E.E. serait capable d’écrire un tel roman ! Cet exploit lui a rappelé Romain Gary, écrivain génial qui a signé plusieurs romans sous le nom d’emprunt d’Émile Ajar, tout en masquant son identité réelle. Il est ainsi le seul romancier à avoir pu recevoir le prix Goncourt à deux reprises, le second prix étant attribué à un roman écrit sous ce pseudonyme. Son éditeur a été encore plus surpris quand J.E.E. lui a dit qu’il voulait présenter ce roman au prix Goncourt.
Mais aussitôt il a flairé la bonne affaire et a suggéré à J.E.E. de le publier sous un pseudonyme comme l’avait fait Romain Gary. Cette mystification a tout de suite amusé l’académicien. Et le livre est paru sous le nom de Maximilien Gromoletz et imprimé par un petit éditeur affilié au grand éditeur, « Les éditions du clair de lune ».
Quand son livre est sorti des imprimantes des « éditions du clair de lune », il a fallu peu de temps pour qu’il rencontre un vif succès. Il faut dire que son éditeur avait employé la grosse artillerie : un livre dont l’auteur est inconnu et dont on ne connaît que le nom. Tous les critiques littéraires de renom ont en reçu un exemplaire et quelques messagers leur ont suggéré discrètement d’en faire l’apologie. Ce qu’ils ne pouvaient pas refuser compte tenu des avantages dont ils étaient redevables à leurs interlocuteurs. Pression tempérée par le fait que le livre avait des qualités certaines.
François Busnel ne pouvait pas échapper à cette manipulation médiatique et ne pas recevoir l’éditeur des éditions du clair de lune à « La grande librairie ». Ce passage allait faire exploser l’audience de son émission !
Aussi J.E.E. sur son balcon est serein. Jamais le Louvre ne lui a semblé si beau. D’autant que le beau temps est de la partie, au loin les arbres du jardin de Tuilerie apportent une note colorée à l’autre rive.
Son heure de gloire est arrivée ! Certes il ne pourra pas comme il est de tradition recevoir son prix au restaurant Drouan, rue Gaillon dans le 2e arrondissement de Paris, parader devant les photographes, mais sa gloire sera encore plus grande quand son éditeur révèlera la supercherie ! Il boit déjà du petit lait…
Mais que l’attente est longue !
Les dix membres de l’académie doivent en ce moment, après un bon repas, discuter âprement autour des manuscrits en compétition.
Depuis 2008 pour répondre aux critiques récurrentes qui leur étaient faites, ils ont décidé à l’unanimité que la qualité de juré était incompatible avec une fonction rémunérée dans une maison d’édition.
C’est le cas aujourd’hui, mais son éditeur l’a rassuré, il a rendu des services à quelques jurés et puis la qualité de son roman est incontestable…
Il vient de terminer sa troisième flute de champagne pour meubler l’attente quand la sonnerie du téléphone retentit. Il décroche fébrilement.
Ce n’est pas les effets du champagne qui déclenchent une bouffée de chaleur et un grand vide dans sa tête. Il ne peut y croire…
Il allume sa télévision sur BFM TV.
Le président du jury annonce que le prix de l’année est attribué à Angela Maduros, une Philippine, professeur d’Université dans son pays qui a préféré quitter son archipel victime de persécution des autorités. Elle est en France depuis une dizaine d’années et s’est parfaitement intégrée !
J.E.E. s’écroule, évanoui : Véronica Mostador est là, souriante devant les micros tendus vers elle, remerciant le jury dans un français impeccable …
Je peux supposer que, comme les comédiens de l’actor studio, Veronica a voulu se tremper dans l’univers de l’auteur à succès.
J’ai trouvé ce texte agréable à lire, bien écrit, mais je reste un peu déçu de ne pas en savoir davantage sur ce que tramait Veronica et sur les dessous de cette affaire…
L’histoire pourrait être une belle évocation du péché d’orgueil, et aussi d’une frustration qui n’est pas sans me rappeler la parabole des ouvriers de la onzième heure.
Une nouvelle agréable à lire et délicieuse de persiflage sur un certain milieu germano-pratin persuadé de sa supériorité. Il n’est pas déplaisant de voir JEE recevoir une leçon d’humilité. Cependant comme Hermano, je reste sur ma faim. Une personne aussi fine et cultivée que Angela / Veronica avait forcément une idée derrière la tête en se faisant embaucher par le grand homme ? Le sujet de son roman aurait-il à voir avec ‘intimité d’une célébrité littéraire imbue de sa personne ? Ou pas ?
Hermano, Line je suis désolé de vous frustrer en ne vous donnant pas plus de détails sur Véronica Mostador, mais je dois avouer que c’est volontaire. Je veux ainsi laisser au lecteur la possibilité de cogiter sur les raisons de mon personnage à intervenir dans cette histoire. Je pense que vous avez imaginé tous deux un scénario plausible, qui en plus doit convenir à votre ressenti…
Un récit très bien mené et très agréable à lire, qui semble ancré dans la réalité, à la fois par le style et des inventions très vraisemblables. JEE m’a fait pensé à un certain J d’O, lui aussi issu d’une “grande” famille, très médiatisé et grand séducteur. Le chute m’a surpris et me pose une question sur la rédaction des nouvelles. Je n’ai lu aucun traité la-dessus et peut-être la réponse se trouve-t-elle dans l’un d’entre eux. Doit-on donner quelques indices, plus ou moins cachés, qui permettront au lecteur averti, mais malgré tout surpris par le dénouement, de se dire à la fin : “Ah ! Oui ! Mais pourquoi n’ai-je pas deviné ?”. Tu as choisi ici de ne pas le faire et le mystère de Véronica reste entier, livré comme tu l’as écrit à l’imagination du lecteur.
J’ai beaucoup aimé ce texte, et son ton ironique sur la vanité qui pourrait bien hanter parfois le milieu littéraire.