La température avoisinait les 37 °C à l’ombre et la digestion n’arrangeait rien. Le garde civil somnolait à son bureau. Un coup de téléphone le fit sortir de sa torpeur et revenir à la réalité. Un automobiliste l’avertissait qu’il venait de découvrir, un homme écrasé sur la route qui menait à Chinchón. Était-il blessé ou mort ? Indiscutablement il était mort !
Le fourgon de la garde civile s’en fut rapidement sur les lieux. Plusieurs automobilistes étaient déjà arrêtés entourant un corps allongé sur le bord de la route. Le sergent fit reculer les badauds et interrogea l’automobiliste qui les avait appelés.
Il était 14 h 36, il se rendait à Chinchón où il avait une entreprise de plomberie quand sur la route parfaitement droite il avait aperçu au loin sur le côté une forme allongée. Dans un premier temps il avait pensé à une branche d’arbre, le vent ayant soufflé avec violence dans la matinée. Arrivé à proximité il avait compris que c’était le corps d’un homme. Il reposait dans une mare de sang. Il ne respirait plus, il ne pouvait rien faire pour lui : il avait donc appelé la garde civile.
Entre temps l’inspecteur de police Manuelo Palacios était arrivé sur place, accompagné de la police scientifique. L’homme écrasé ne portait aucun papier sur lui, sa tenue semblait indiquer qu’il faisait du jogging. Était-ce un accident ? Avait-il été renversé par un automobiliste qui s’était enfui ? Tout de suite Manuelo Palacios eut un doute, l’état du corps laissait à penser que le véhicule avait roulé plusieurs fois dessus. L’observation plus poussée du bitume confirma cette hypothèse, l’inspecteur de police releva des traces de roue imprégnées de sang avant et après le corps. Voilà une affaire qui allait le changer de la monotonie de la délinquance de la commune d’Aranjuez. Ce fut également l’avis de son chef le commissaire Edouardo Ribera.
Il restait à identifier le mort et à déterminer les circonstances de son assassinat pour démasquer le ou les coupables.
Le commissaire Edouardo Ribera était un ancien chef de la brigade criminelle de Madrid. Il s’était illustré dans plusieurs affaires : l’assassin du parc du Retiro, l’incendie criminel du magasin El Corte Inglés. Mais ayant voulu jeter un œil dans des affaires de corruption dans lesquelles apparaissaient les noms de la famille royale, il avait été muté à Aranjuez.
Depuis il se languissait à traiter des affaires de vol à la tire, de cambriolages, d’hommes battant leurs femmes, de pickpockets. Tout au plus un crime passionnel de temps à autre. Il sentait avec son instinct de chasseur, encore intact, qu’avec l’affaire de la route d’Aranjuez – Chinchón, il avait levé, peut-on dire « un lièvre ».
Aucune disparition n’ayant été signalée dans la région, l’identification du mort fut difficile.
D’après les conclusions du médecin légiste la victime était un homme de race blanche, la quarantaine, cheveux bruns, taille 1,88 m, poids 75 kg, d’après la musculature manifestement, sportif. Il était mort par écrasement de sa cage thoracique.
Il n’avait aucun papier sur lui. L’identifier à partir de sa tenue serait difficile, car des millions d’exemplaires de cette marque américaine circulaient sur la planète. Sa montre aussi était d’un modèle courant.
Cependant la denture laissait à penser que l’homme n’était pas espagnol ou tout au moins n’avait pas été soigné en Espagne, car la technique de comblement des occlusions et les prothèses étaient différentes.
Indice important : l’homme faisait du jogging sur la route d’Aranjuez – Chinchón, ce qui indiquait qu’il habitait dans le secteur. En vacances peut-être ?
Le commissaire envoya l’inspecteur Manuelo Palacios et quelques-uns de ces hommes prospecter avec une photo tous les hôtels, campings et gîtes de la région.
Au bout de quelques jours, il fallut bien se rendre, à l’évidence personne ne reconnaissait l’inconnu de la photo. L’affaire se compliquait…
Le joggeur logeait-il chez un particulier ?
Le commissaire fit publier la photo dans les journaux locaux et demanda aux commerçants de l’afficher dans leurs magasins.
Au bout de deux semaines, aucune information n’était remontée vers le commissariat.
L’enquête se révélait très compliquée !
Pourtant trois semaines après les choses se dénouèrent : le commissaire Edouardo Ribera reçut un coup de téléphone d’un chauffeur de taxi. Il était originaire d’Aranjuez et travaillait à Madrid. Sa vieille mère lui envoyait régulièrement les journaux locaux. En feuilletant l’un d’eux, il avait reconnu un client qu’il avait chargé il y avait environ un mois à l’aéroport de Bajaras. Il s’en souvenait bien, car il avait demandé à être conduit dans un hôtel d’Aranjuez. Cela l’avait frappé, c’était l’hôtel Doña Francisca ! À quelques rues de l’immeuble de ses parents.
Munis de cet indice, l’inspecteur Manuelo Palacios et quelques-uns de ses hommes firent une descente dans l’hôtel. Pas vraiment un palace, une façade dégradée et une propreté douteuse. Le gérant ouvrit de grands yeux et jura les grands dieux qu’il ne connaissait pas l’inconnu de la photo. Manuelo Palacios fit semblant de se contenter de ces explications, mais, dans son for intérieur, il n’était pas convaincu de la sincérité du gérant.
Le commissaire Edouardo Ribera réinterrogea le chauffeur de taxi afin d’affiner sa déposition : il précisait que l’homme n’était ni bavard ni généreux avec le pourboire, il avait payé avec une carte bancaire. Ce détail ouvrit des perspectives dans l’esprit du policier. L’informatique allait lui donner la solution : le titulaire de cette carte était un certain Robert Lambert, ressortissant français habitant à Lyon.
La première phase de l’enquête était enclenchée. Il restait à déterminer les circonstances de son assassinat et enfin à démasquer le ou les coupables.
Comme le gérant de l’hôtel s’obstinait à être muet, le commissaire envoya un de ses jeunes adjoints enquêter discrètement auprès du personnel de l’établissement. L’inspecteur, plutôt bien de sa personne, n’eut aucune difficulté à faire connaissance avec une femme de ménage, María Carmen de la Fuente, dans un bal d’Aranjuez. Il fut assez évasif sur la méthode qui lui avait permis d’obtenir des informations par la jeune femme. Quoi qu’il en soit Robert Lambert avait effectivement séjourné quelque temps à l’hôtel Doña Francisca. Il se faisait passer pour un Italien. Cela faisait bien rire María Carmen, car un Français prenant l’accent italien pour s’exprimer en espagnol, c’était assez comique. Elle croyait que c’était un jeu auquel se livrait l’homme.
Le commissaire décida d’interroger un peu plus vigoureusement le gérant de l’hôtel : il reconnut que Robert Lambert avait séjourné dans son établissement. Il s’était fait inscrire sous le nom d’Isidoro Benini. Son comportement était bizarre, il pensait que c’était un Français en cavale qui avait des choses à cacher. L’explication de son mensonge l’autre jour : ayant eu dans sa jeunesse des problèmes de délinquance, il n’aimait pas vraiment la police.
Il restait à cerner le profil de Robert Lambert. Le commissaire Edouardo Ribera téléphona à l’un de ses collègues français en poste à Lyon, ils se connaissaient de longue date. Ils avaient fait un stage ensemble à Londres. Quand il se rendait en France, Ribera ne manquait pas d’aller voir son ami et ensemble ils allaient faire une cure de cuisine française dans les bouchons des traboules de l’ancienne capitale des Gaules.
Au bout de quelques jours, son collègue lui transmit toutes les informations qu’il avait pu recueillir sur le mort de la route d’Aranjuez –Chinchón. Il avait quarante-trois ans, divorcé sans enfant, agent immobilier, casier judiciaire vierge, habitant dans le quartier de la Croix-Rousse. Il était connu comme un flambeur, jouant souvent au poker.
D’après sa concierge, il avait disparu depuis un mois et demi sans prévenir personne. Elle pensait qu’il était parti en vacances. Il avait demandé à sa secrétaire de faire tourner l’affaire sans lui, car, très fatigué, il avait décidé de prendre un congé sabbatique.
Le commissaire Edouardo Ribera et l’inspecteur Manuelo Palacios se posaient des questions. Pourquoi Robert Lambert était-il parti brusquement à Aranjuez ? Pourquoi la victime était-elle en Espagne sous le nom d’Isidoro Benini ?
Qui l’avait écrasé sur la route d’Aranjuez –Chinchón ? Et pourquoi ?
Que ce soit du côté français ou du côté espagnol malgré une enquête approfondie le commissaire Edouardo Ribera ne put obtenir des indices supplémentaires lui permettant d’élucider cette mort mystérieuse. Au bout d’un an, il dut se résigner à classer le dossier dans l’armoire des affaires en attente. Certaines étaient là depuis plus d’une vingtaine d’années.
Les policiers sont souvent frustrés. Nombreuses sont les affaires pour lesquelles, faute de preuves, de témoins, d’indices, on ne retrouve jamais les coupables…
Un jour, au bout de cinq ans, le commissaire Edouardo Ribera reçut un appel téléphonique de l’hôpital Del Tajo. À la suite d’un accident, un SDF avait amené aux urgences dans l’après-midi. Il était dans un état extrêmement grave, sa fin était imminente. Il demandait à parler à quelqu’un de la police.
Quand Ribera pénétra dans la chambre du malade, malgré sa longue expérience, il fut stressé par la vue du vieil homme allongé sur le lit, relié à de multiples appareils. Le médecin lui demanda d’avancer près de lui, car il était bien faible, murmurait plutôt qu’il ne parlait. L’homme ouvrit les yeux. Le commissaire lui dit à voix basse :
- Commissaire Edouardo Ribera ! Vous avez demandé à parler à la police…
Le SDF s’exprima avec difficulté. Le policier n’en crut pas ses oreilles.
Le vieil homme lui révéla qu’il y avait plusieurs années en arrière, il était allongé derrière un bosquet sur la route d’Aranjuez –Chinchón. Il avait entendu un choc violent. Quand il avait levé la tête, il avait aperçu une voiture arrêtée au milieu de la route, derrière gisait sur la chaussée un homme ensanglanté. À sa grande stupéfaction, la voiture recula et repassa sur le corps. Le conducteur sortit et se pencha, examina sa victime, puis tourna la tête de tous côtés. Jamais le SDF n’avait eu aussi peur de sa vie. Il n’avait pas été vu, car le conducteur se remit rapidement au volant et démarra en trombe. Aujourd’hui il se souvenait encore de la plaque de la voiture : 3510 DWS. Il n’avait pas parlé pendant toutes ses années craignant les représailles de l’assassin…
La suite se déroula rapidement, la voiture appartenait au gérant de l’hôtel Doña Francisca.
Devant l’insistance des policiers, il fut contraint d’avouer. Il faisait partie de la maffia. Celle-ci communiquait par Internet, dans le monde entier, à ses aimables correspondants, les personnes à abattre. Sur une des photos, il avait reconnu dans l’Italien Isidoro Benini, le Français Robert Lambert. Dans un cercle à Lyon, il avait perdu plus de soixante mille euros au poker et il n’était pas en mesure de les rembourser. Il s’était réfugié à Aranjuez pour échapper à ses créanciers. Le gérant avait donc éliminé le Français sur les ordres de la maffia.
Le gérant avait proposé à Lambert de visiter la magnifique ville de Chinchón. Il avait profité d’un arrêt pour écraser Lambert sorti pour faire ses besoins.
Le crime était presque parfait…