La porte de ma chambre s’ouvre, je me réveille en sursaut. Je réalise que c’est Adrien qui vient me réveiller. Il pose le plateau sur la table et va ouvrir les rideaux. La lumière du soleil inonde la pièce.

  • Bonjour, monsieur, il est huit heures, il va faire beau aujourd’hui !

Je marmonne quelque chose d’inaudible.

Adrien sourit. Je suis sûr qu’il n’a rien compris, mais qu’importe. Moi le propriétaire d’une multinationale je ne vais quand même pas faire la conversation avec un majordome. D’ailleurs, mon père me disait toujours : « le minimum avec les domestiques, ces gens là te font des sourires, mais s’ils le pouvaient ils t’enfonceraient un couteau dans le dos ».

Un grand industriel, mon père ! Il a bâti un empire : impitoyable avec ses employés et ses concurrents. Il n’hésitait pas à fermer des usines, pas assez rentables à ses yeux, pour les délocaliser dans des pays où il pouvait trouver de la main-d’œuvre docile et bon marché. Il me répétait sans cesse : « pas de sentiments, mon fils, il y a deux catégories d’hommes : les dominants et les dominés, nous on fait partie des dominants ».

J’ai parfaitement intégré ses leçons et l’empire a continué à prospérer. Qu’importe les centaines de chômeurs supplémentaires. Ces gens-là sont des dominés, ils n’ont que ce qu’ils méritent.

Je me lève et je vais admirer la mer. Je m’assieds et tout en prenant mon petit-déjeuner, je réfléchis à l’emploi du temps de ma journée.

À 10 h je vais au siège social. Une formalité : quelques signatures. J’ai une bande d’imbéciles qui gèrent mes affaires : Polytechniciens, Mines, HEC, etc. Ces idiots trouvent que je les paye grassement alors que leurs salaires représentent une broutille à côté de ce que me rapportent mes sociétés. Encore des dominés qui ont fait de longues études…

À midi j’ai rendez-vous avec ma femme au restaurant. Elle doit être déjà en ville. J’ai entendu la Jaguar démarrer tôt ce matin. Elle m’a dit hier soir qu’elle avait rendez-vous avec un prestigieux couturier pour essayer sa nouvelle robe. Le chauffeur a dû la conduire à l’aérodrome et elle a emprunté notre Falcon 900. Une belle acquisition cet avion, je l’ai racheté pour une bouchée de pain à un concurrent en faillite. Il faut dire qu’il l’a bien cherché, il a cédé à ses ouvriers qui lui demandaient une augmentation. À sa place j’aurais licencié tout ce beau monde et je serais parti en Roumanie.

Je dois choisir le costume que je vais mettre aujourd’hui. Mon armoire en est pleine : Gianni Ferruci, Marion Roth Hugo Boss, Giorgo Armani, Christian Dior, Christian Lacroix, Dolce & Gabbana, Givenchy, Jean-Paul Gaultier, Versace, etc.

Ce n’est pas une sinécure d’être riche, ils ont de la chance les pauvres… un tee-shirt et un jean et le tour est joué. 

Finalement je choisis un Givenchy.

Fernand est devant le perron qui m’attend avec l’une de mes Rolls-Royce. Ce n’est pas une lumière ce Fernand, mais il présente bien.

Un petit tour d’hélicoptère et me voilà au siège. Les bénéfices ont encore augmenté. Un directeur m’apprend qu’il vient de fermer l’usine de Valenciennes. Je suis un peu contrarié, cela va encore faire de gros titres dans la presse. Je n’aime pas ça. Le directeur me rassure, on n’en parlera plus dans un ou deux jours, la moitié des principaux titres nous appartiennent et quelques enveloppes bien distribuées feront taire les journalistes.

Je suis de retour bien calé au fond de la Roll -Royce, nous serons à l’heure pour le repas au « Grand Veneur ». La Jaguar de Geneviève est déjà là.

Je rentre dans la salle, le patron se précipite vers moi en faisant des courbettes. Plie-toi bien, crétin, tu as la chance d’avoir un bon cuisinier…

Ma femme a opté pour une robe Karl Lagerfeld. Je la félicite sinon elle serait contrariée. Un sacré caractère Geneviève, elle n’est pas pour rien la fille du comte Maxime Boissac de Méricourt. Sous prétexte qu’un de leurs lointains ancêtres a servi le roi Saint-Louis aux croisades, ils lèvent bien haut leur caquet. Je ne me fais pas d’illusions, Geneviève m’a épousé pour mon argent. Et beau-papa est bien content, cela lui permet de restaurer et d’entretenir son château dans le Périgord.

Soixante-dix mille euros la robe ! Il ne brade pas ses créations l’ami Karl Lagerfeld…

Bon je vais montrer qui est le maître ici !

Je fais remporter deux fois le caviar : les grains sont trop gros puis il n’est pas assez frais.

Le sommelier frise l’apoplexie : le Chambertin 1962 sent le bouchon et son Mouton cadet 1951 n’est pas assez aéré.

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Je me réveille en sursaut, je viens de m’écrouler sur mon voisin qui me repousse de l’épaule. J’allais justement râler contre la cuisson du chevreuil…

Je reviens brutalement à la réalité. Cela fait quatre heures que j’attends. Ma multinationale s’est envolée, plus de deux ans de chômage, ma femme m’a quitté, un sandwich au pain rassis m’attend dans ma musette, il doit durer deux jours.

Plus de vue sur la mer, ma résidence est une vieille Renault stationnée dans une rue de banlieue. Je jette un coup d’œil sur mon ticket : 263. On appelle le 225. Plus que deux heures à attendre, je suis au Pôle Emploi… À moins d’un miracle, cela sera comme d’habitude : rien pour vous aujourd’hui. Pourtant je suis prêt à prendre n’importe quel emploi. Il faut comprendre, me dira la minette qui me recevra aimablement, vous avez 56 ans…

 

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J’ai mon attestation de pointage qui me permettra de toucher mon RSA. Je vais regagner ma résidence en métro, je suis encore assez souple pour sauter les portillons, ce n’est pas mon poids qui me handicape.

J’ouvre par habitude les poubelles, parfois j’ai la chance de trouver des denrées encore consommables. Mon œil traîne sur le trottoir, j’ai ramassé parfois quelques pièces perdues.

Qu’est-ce que ce papier ?… Un récépissé d’Euromillion !

 

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Je ne rêve plus ! Je sirote un cocktail sur la terrasse de ma propriété, face à la mer. Je souris, tout est oublié du trou noir, dans lequel je me débattais. Non… à mes côtés, il y a Mariette. Elle, non plus, ne regrette pas le guichet du Pôle Emploi où elle me recevait…