Je n’ai pas de chance… N’allez pas croire que je suis vieux, malade ou pauvre. C’est moins tragique. Je ne peux faire un choix sans qu’il soit systématiquement mauvais. Voici quelques exemples. Je me place derrière la file la plus courte à la caisse d’un supermarché et elle s’arrête. Dans un embouteillage la file de droite roule à vive allure. Je me déboîte… et c’est le surplace. En déplacement dans un train, un incident technique l’immobilise pendant plusieurs heures. Un avion roule vers la piste de décollage, un des volets se bloque. Je pourrais multiplier les exemples, mais cela serait lassant. Finalement, rien de grave, mais c’est fastidieux. J’en ai pris mon parti, je laisse maintenant le hasard décider et rien ne s’arrange pour autant ! Pour les jeux il y a longtemps que j’ai renoncé.
Aussi ce jour-là quand je l’ai vu sur le trottoir je n’en croyais pas mes yeux : un billet de 5 euros ! Certes ce n’était pas la fortune pourtant, je le prenais comme un signe du destin. La chance avait tourné…
L’ayant ramassé prestement et enfourné, dans ma poche, je poursuivis, ma route, presque honteux. Mon éducation m’avait conditionné à une honnêteté scrupuleuse et ce billet avait été perdu par quelqu’un. Mais j’arrivai vite à la conclusion qu’il serait impossible de le rendre à son propriétaire. Quoi de plus anonyme qu’un billet de banque ? Je devais plutôt le considérer comme un signe du ciel en ma faveur. Cela me semblait trop beau. Il était peut-être faux ? Arrivé chez moi, je l’examinai soigneusement et le comparai à d’autres. Il était vrai…
J’aurais pu le placer, à côté d’autres billets, dans mon portefeuille, afin qu’il rentre dans l’anonymat. Un instant j’en eus la tentation, mais un pressentiment retint mon geste. Ce billet de 5 euros n’était pas comme les autres, je ne devais pas le négliger. Il pourrait peut-être faire des petits ? Après tout, de grandes fortunes n’ont pas débuté autrement !
Je manipulai le billet et le regardai avec attention. Je n’avais jamais remarqué tous ces détails autour du pont du Gard, la carte de l’Europe et la colonnade représentative de l’architecture gréco-romaine. Autant d’embûches pour les faussaires ! Quelle était la signification de ces suites de lettres et de chiffres ? X93151316 ! Il me vint une idée… Intuitivement je pressentais que cette suite avait un sens, certes pour l’imprimeur, mais aussi pour moi qui venait de trouver ce billet. C’était évident…je devais utiliser ce billet et les chiffres y figurant pour jouer à un jeu. Au Loto, pourquoi pas ? Il y avait huit chiffres. Il m’était possible d’en extraire 6 nombres compris entre 1 et 49. Mais cela faisait énormément de combinaisons possibles, lesquelles choisir ? Le signe du ciel devait être beaucoup plus simple… Une évidence s’imposa à mon esprit, la simplicité imposait la suite suivante : 9, 3,15, 13, 16. Je devais jouer un Quinté ! Mais toutes les fois que j’avais joué aux courses, j’avais toujours perdu… Aujourd’hui c’était différent : avoir trouvé ce billet montrait que tout était possible.
Le lendemain matin en allant au travail c’est avec émotion que je déposai « mon » billet sur le comptoir du buraliste inconscient de la valeur attachée à ce bout de papier. La journée fut longue… C’est le cœur battant que j’entrai le soir dans le bureau de tabac. Les résultats étaient affichés. Je dus relire plusieurs fois les nombres inscrits sur mon ticket pour y croire : j’avais gagné 197 510 euros. Ma femme crut d’abord à une blague, elle savait qu’il y a bien longtemps que j’avais renoncé à jouer. La télévision confirma mes dires.
Quand je rentrais chez moi avec un chèque en poche, j’eus la certitude que la chance avait tourné. Cette somme nous permettait de voir sereinement l’avenir. En attendant, je décidai de faire une folie et de m’acheter une BMW. Il est bien agréable de se rendre chez un concessionnaire, choisir une voiture luxueuse et de payer comptant en jouant les grands seigneurs. Quand je sortais du garage au volant de mon acquisition, je pensais avec émotion à mon billet de 5 euros. Je me réjouissais déjà d’arriver devant chez moi pour prendre ma femme et de faire le tour du quartier pour inaugurer notre nouvelle voiture. Ce sont les voisins qui allaient en faire une tête ! Sur la route menant à ma banlieue, j’échafaudais mille plans pour employer le reste de l’argent. Si l’on n’y prenait garde, il serait vite dépensé, il fallait le faire fructifier !
À un virage, en face, je vis surgir une voiture en doublant une autre. Le choc était inévitable ! J’eus juste le temps de penser : pourquoi ai-je ramassé ce billet ?
Merci Loki pour ce récit bien mené. Bien sûr on se doute bien que le malheur, tapi dans l’ombre, resurgira à la fin de l’histoire, restait à savoir comment, et c’est cela qui a éveillé ma curiosité. Je remarque que tu questionnes parfois le destin, souvent pour fustiger ceux qui s’en remettent à la superstition, aux prédictions qui se drapent des apparences du sérieux et du professionnalisme pour mieux profiter de la crédulité des pauvres gens. Ici, pour illustrer sa naïveté pour ne pas dire plus, tu ne te prives pas d’ironie envers le narrateur qui cherche à tout prix un signe dans ce rare évènement heureux et qui, devenu subitement riche, fait le choix d’une BMW. Je pense à ce sujet à une blague de mauvais goût qui circulait quand j’étais plus jeune… au temps où cette marque était associée aux nouveaux riches et aux m’as-tu-vu. Ça ne pouvait que mal se terminer. Mais peut-être que je te prête des intentions que tu n’as pas eues.
(Pardon pour les auteurs de l’Oasis propriétaires d’une BMW, qui reste une excellente voiture !)
Chamans ! Je suis content que cette nouvelle sans prétention t’ait intéressé.
Je l’ai souvent écrit dans mes commentaires, ce qui m’intéresse au premier chef dans l’écriture c’est de raconter une histoire. Et c’est aussi ce que j’apprécie dans les textes que je lis, c’est le déroulement d’une histoire.
Comme pour beaucoup d’auteurs, bien qu’ils s’en défendent, une partie de leur univers personnel apparait dans leurs œuvres.
C’est aussi le cas pour moi dans cette nouvelle. Les déboires que je décris dans le début sont mes propres ressentis. Ensuite mon imagination a guidé ma plume pour écrire le contenu et le reste.
Merci pour cette fable rondement menée qui dans un premier temps m’a semblé traiter du thème “bien mal acquis” ne profite jamais. Mais que serait-il advenu si l’astucieux joueur de Quinté avait utilisé son argent à des fins plus altruistes ?
En fait je la vois plutôt comme une fable sur la vanité, le héros se trouvant bien de faire l’important à la concession, d’épater sa femme et de parader devant les voisins.