Marianne est assise dans la cuisine. Elle l’attend… Le dîner est prêt. Comme tous les jours c’est l’angoisse. Dans quel état va-t-il rentrer ce soir ? Elle sait qu’il a l’habitude d’aller prendre l’apéritif avec des copains à la sortie de son travail. Rien qu’à l’odeur, elle peut évaluer le nombre de Martinis qu’il a pris. Deux scénarios possibles : s’il a le regard mauvais c’est que la dose a été insuffisante et il va commencer par réclamer son whisky et le martyre va débuter, sinon, après avoir hurlé il va s’asseoir apathique dans la cuisine et commencer, sans un mot, son dîner.

Un bruit de clé dans la serrure. Rien qu’au son elle sait qu’il a encore toute sa lucidité. Il claque la porte. Il a son regard mauvais qu’elle lui connaît depuis des années. Les reproches fusent : « ça pue », « qu’est-ce que tu as encore fait comme tambouille ? », « qu’est-ce que t’attends pour me servir mon whisky ? ». Comme souvent il la gifle, la traite de feignasse, lui dit que c’est lui qui travaille pour assurer le train de vie du couple. Un jour elle lui a répondu qu’elle ne demandait que cela : travailler ! Et les coups ont été encore plus nombreux, de toute façon elle n’est qu’une incapable qui vit à ses crochets.

Ensuite les choses se dérouleront de la même façon. Il va engloutir son dîner, vider la moitié de la bouteille de vin rouge, l’obliger à terminer son assiette, lui reprocher de pleurer, la gifler pour soi-disant la calmer.

Il l’oblige à regarder la télévision, il adore les films violents. Puis ils vont se coucher. Dans le meilleur des cas, il s’endort comme tous les ivrognes, sinon il l’oblige à faire l’amour. Marianne se laisse faire, elle souffre en silence. Elle n’ose plus le contrarier. Une fois elle a essayé, il est entré dans une violente colère et l’a frappé à coups de poing et à coups de pied.

Allongée dans le noir à côté de Pierre, la femme se souvient du passé.

Cela fait trois ans que son calvaire dure. Ils se sont mariés il y a trente ans. Cela a été un véritable coup de foudre. Elle était étudiante en deuxième année à la faculté de pharmacie de Bordeaux, Pierre était en quatrième année. Toutes les filles étaient folles de lui. Marianne plutôt réservée s’est alors entichée de ce grand brun aux formes athlétiques. Elle ne comprend pas encore comment il l’a choisi elle. Il n’avait que le choix et a priori il ne souhaitait pas se marier. Pourtant le couple s’est formé et ils se sont mariés. Pendant leurs études ils logeaient dans un petit studio de la banlieue de Bordeaux. Ces années-là, la vie n’était pas simple, pourtant Marianne en garde un souvenir ému. Pierre avait trouvé un emploi de garde de nuit dans une entreprise et elle enchainait les gardes d’enfants. Connaissant Pierre, elle avait la hantise qu’il la quitte. Les tentations étaient fortes à l’université. Quand elle y repense, il a sûrement succombé à la tentation, mais elle n’en a rien su. D’ailleurs elle doit s’avouer que pour garder son mari elle était prête à toutes les concessions.

À la fin de ses études, Pierre a trouvé un emploi de cadre dans un grand groupe pharmaceutique. Elle a travaillé dans une officine. Après la naissance de leur deuxième enfant, il a souhaité qu’elle s’arrête, ses revenus étaient suffisants pour que la famille vive confortablement. Dés le départ des enfants, les choses se sont dégradées.

Pierre buvait déjà avant, mais cela restait dans des limites raisonnables. C’est à son haleine que Marianne s’est aperçue du changement. Certains jours ce n’était plus le même homme, sa diction était plus difficile, il était plus irritable, plus hostile.

Marianne est alors enfermée dans une véritable toile d’araignée. Son mari opère discrètement, c’est un monsieur « bien ». Il fait attention à ce que le voisinage ne se doute de rien. Quand ils vont chez des amis ou reçoivent chez eux Pierre est charmant. Elle a essayé de se confier aux quelques amies qu’elle a encore. Elles l’ont écouté avec attention, mais elle a vite compris que c’était inutile : elles ne la croyaient pas. Son mari est si agréable en compagnie ! Une même a osé lui dire qu’elle était paranoïaque : dans tous les couples, il y a des disputes…

Pas la peine d’espérer une aide ou un témoignage de voisin. Dans l’immeuble c’est chacun pour soi, les salutations minimales, quand on se croise et on retourne s’enfermer dans son appartement.

Quant à la concierge, elle est en admiration devant Pierre et elle sent bien qu’elle ne comprend pas comment son mari l’a choisie !

Elle est seule. Elle ne peut compter sur personne. Ses enfants sont à l’étranger. Elle sait qu’un jour lors d’une colère plus forte Pierre finira par la tuer. À ce moment tout son entourage dira : on ne s’en doutait pas, son mari était tellement charmant, c’était un couple parfait.

Un jour, malgré la honte qu’elle éprouvait, Marianne s’était rendue au commissariat. Elle revoit la tête de l’officier de police, son sourire narquois quand elle lui avait expliqué la situation. Il l’avait rabroué sèchement : s’il devait s’occuper de tous les couples où se produisent des scènes de ménage, tous les effectifs de la police n’y suffiraient pas. Qu’elle porte plainte, une enquête serait diligentée. Devant cet accueil hostile, Marianne était repartie un peu plus désespérée.

Pas de doute, il faut qu’elle réagisse…

Un jour elle a fouillé dans l’armoire. Elle sait qu’au fond d’un tiroir Pierre garde depuis des années un colt américain, sans doute récupéré à l’armée. Elle sort l’arme : mon Dieu qu’elle est lourde ! Elle est bien embarrassée avec cet engin dans la main. Elle n’a jamais utilisé d’armes à feu de sa vie. Une ou deux fois, il lui est arrivé de tirer sur des ballons dans une fête foraine. Rien de plus. Elle repose précautionneusement le colt, même si elle voulait s’en servir elle ne saurait pas mettre les balles qui sont stockées dans une boite et armer pour tirer. Elle soupire : elle pensait que ce colt serait la solution à ses problèmes. Elle avait d’ailleurs envisagé de tirer sur son mari ou même abréger ses souffrances en se tirant une balle dans la tête. Au cinéma, cela à l’air tout simple… Mais la réalité est plus complexe.

Souvent elle a envisagé de se suicider. Mais c’est elle la victime ! Son bourreau serait trop content de la voir disparaître, elle ne veut pas lui faire ce plaisir…

Le poison serait une solution, elle est pharmacienne, elle aurait le choix du toxique.

Elle les connaît tous, mais elle sait aussi qu’avec les méthodes modernes d’analyse, elle serait vite démasquée et pas question de plaider la légitime défense.

Un soir, Pierre venait de la frapper, plus durement que d’habitude, alors profitant du moment où il était tourné pour aller chercher un verre dans un placard de la cuisine, elle avait pris d’un couteau à découper. Surmontant la douleur des coups, elle s’était avancée derrière lui et elle s’apprêtait à lui enfoncer le couteau dans le dos, quand brusquement il s’était retourné. Malgré son état d’ébriété, il avait eu le réflexe de lui saisir le bras et de le tordre, elle avait lâché l’arme. Il l’avait saisi par les cheveux, trainé dans la chambre et frappé pendant cinq minutes à coups de poing et de pieds. La laissant quasi inanimée sur le sol, il était sorti. Il fallut plus d’une demi-heure à Marianne pour se remettre debout et éponger le sang qui lui coulait du nez et de la bouche. Elle s’était fait peur, en voyant son visage tuméfié. Honteuse, elle n’était pas sortie pendant une semaine.

À partir de ce jour-là, Pierre était devenu méfiant, il l’obligeait à goûter devant lui tous les plats qu’elle préparait et toutes les boissons qu’elle lui servait.

Cet échec lui avait fait comprendre que jamais elle n’arriverait à résister directement à Pierre.

À la violence de son mari, elle opposa une passivité totale. Quand il rentrait le soir, rien n’était préparé. Il la trouvait allongée sur le lit. Furieux, il l’obligeait à se lever, la trainait dans la cuisine et devant son refus de préparer un repas, il la giflait, encore et encore. Rien n’y faisait, Marianne restait stoïque comme si elle n’appartenait déjà plus à ce monde.

Les week-ends étaient de véritables enfers. Il n’essayait même plus de la frapper. Marianne restait prostrée sur le lit, elle tremblait et était en sueur. Manifestement elle avait de la fièvre, elle mangeait très peu. Pierre quittait l’appartement pour aller faire la tournée des cafés du quartier.

Cette situation dura presque trois semaines. Un soir en rentrant, il se précipita dans la chambre. Comme d’habitude Marianne était allongée sur le lit, mais son visage était crispé : il la tira par les jambes. Elle s’affala avec un bruit mat sur la moquette : elle était inanimée… L’ivrogne trouva la lucidité pour appeler des secours. Quand ceux-ci arrivèrent, le médecin des urgences ne put que constater le décès de Marianne.

Pierre éprouva un réel soulagement. Il ne pouvait plus supporter cette situation. Il était enfin délivré… Il allait pouvoir vivre tranquillement sa vie. Cela faisait plusieurs mois qu’il avait une maitresse, une jeune collègue de son entreprise.

Pour lui, c’était comme s’il recevait un coup de massue sur la tête : le médecin avait refusé d’établir un certificat de décès et avait demandé une autopsie…

Le lendemain, la police était chez lui et procédait à une perquisition. L’appartement fut fouillé de fond en comble, devant ses yeux effarés, il vit un des policiers dévisser une plaque sous le réfrigérateur et sortir une vingtaine de flacons de Prozac.

Il fut conduit sans ménagement au commissariat. L’autopsie avait révélé un taux anormal de fluoxétine et le médecin légiste avait conclu que cette substance était la cause de la mort. Il avait relevé également la trace d’hématomes sur le corps et la fracture de plusieurs côtes.

Il eut beau tout nier devant le juge, jurer de son innocence, rien n’y fit. Les langues se délièrent. Les amies de Marianne reconnurent que celle-ci leur avait parlé des brutalités qu’elle subissait. Les voisins de l’immeuble avouèrent qu’ils entendaient parfois des cris. Mais ils pensaient que c’était des scènes de ménage, ils n’avaient pas à intervenir, le mari était un homme si bien…

Pendant le procès Pierre eut beau se défendre comme un beau diable, tout l’accusait : il était pharmacien, les flacons de Prozac cachés, il frappait sa femme, il avait une maitresse. Les jurés ne lui accordèrent aucune circonstance atténuante : il fut condamné à trente ans de prison.