Il fait encore nuit noire dans l’appartement. Tout dort.

« Elle » est là dans la salle de bain, immobile sur le sol. On la penserait inerte et on aurait tort. Cela fait des heures qu’elle attend « son » instant.

 Elle parle souvent avec les autres objets de la maison. Ceux-ci méprisent cet appareil plat qui repose sur le sol, apparemment sans utilité.

 Il y a l’aspirateur qui se prend pour le seigneur des lieux sous prétexte qu’il se promène dans chaque pièce en faisant ronfler son moteur. Et bien entendu il refuse de parler aux balais, serpillières, chiffons, seaux, autant d’ustensiles réservés aux basses œuvres du ménage. Il condescend à fréquenter le téléviseur qui trône dans le salon, impressionné quand celui-ci étale sa culture électronique devant les yeux captivés des propriétaires.

Et puis il y a tous ces appareils qui peuplent la cuisine et la salle de bain : gazinière, machine à laver la vaisselle ou le linge, robots ménagers, etc. Chacun d’eux s’estime unique et indispensable. Mais « elle », bien qu’elle repose sur le sol, sait qu’elle touche le « moi » le plus intime des patrons, ce qui est sans commune mesure avec l’usage domestique de l’aspirateur, du téléviseur ou autres appareils de la cuisine ou de la salle de bain.

Justement ses propriétaires dorment calmement dans la chambre.

Quand elle entend l’un ou l’autre ronfler ou même les deux, c’est le signe d’une digestion difficile. Des repas trop copieux dans la journée qui ne seront pas sans conséquence quand ils monteront sur elle…

Le jour va bientôt se lever, elle sait que sa patronne sera la première à procéder à cette pesée devenue un rituel. Elle va au préalable, faire un tour aux toilettes, voulant mettre toutes les chances de son côté. Quand elle ouvre la lumière pour mieux voir l’étendue des dégâts, déjà, la balance boit du petit lait. Elle ne partagerait avec personne cette cérémonie journalière. Elle se délecte de l’angoisse qu’elle observe dans les yeux de la femme hésitant avant de monter sur le plateau. Bien entendu elle est nue, allant même jusqu’à poser tous les objets : bagues, alliance qui pourraient accentuer son poids. Sa joie est au paroxysme quand le compteur dépasse la valeur de la veille. Si elle pouvait rire, on entendrait son rire d’hyène retentir dans tout l’appartement. À chaque fois elle exulte quand la femme descend et remonte incrédule devant le poids indiqué. Évidemment ce n’est pas toujours le cas. Le poids parfois reste stable ou même décroit. La balance est un peu déçue par le sourire qui s’esquisse sur la face de sa propriétaire. Mais cette machine a une patience infinie, elle sait que tout cela n’est que provisoire. Le lendemain ou dans deux ou trois jours, elle triomphera à nouveau. Il y a tellement longtemps qu’ils sont ensemble. Plusieurs balances, avant elles, sont passées à la poubelle, « madame » estimant qu’elles pesaient « trop ». Mais elle est plus subtile. Elle s’est rendue indispensable par une discrétion de bon aloi, trichant parfois pour rassurer sa propriétaire et faisant briller ses chromes pour paraître l’objet de luxe de la salle de bain.

« Monsieur » ne s’est pas encore levé. Il se moque de sa femme, la traitant d’obsédée de la balance. Il profite, enfermé, dans la salle de bain, pour se peser discrètement. Il subit comme presque tous les hommes de son âge, l’irréparable outrage du temps. Au fil des années le corps s’est empâté. La balance se délecte des soupirs de « monsieur » quand il descend du plateau. Il a beau contracter ses muscles devant la glace, rentrer le ventre, les plis sont bien là et la balance est le témoin impitoyable du triomphe de la graisse. Comme sa femme quand les chiffres esquissent une décroissance il reprend espoir, mais le plaisir de la balance est encore plus grand quand ils augmentent au bout de quelques jours.

Elle se plierait en deux de rire, si elle n’était si rigide, quand elle entend « madame » parler de régimes. Le réfrigérateur lui a confié qu’il est couvert de papiers où sont inscrites les valeurs énergétiques de différents aliments, les menus types suggérés. Il a même ajouté que sur ses clayettes sont alignés de nombreux laitages allégés, mais aussi des pots de crème fraiche…

Au début la balance avait été inquiétée par ces idées de régimes, mais bien vite elle a compris qu’ils ne duraient pas longtemps, sa patronne étant tellement gourmande et son mari ayant aussi un bon coup de fourchette.

Tout allait donc pour le mieux dans l’univers de la balance, chaque jour lui apportant ses plaisirs sadomasochistes.

Mais il faut croire qu’à méchanceté, méchanceté et demie.

Le lavabo de la salle de bain privé de plaisirs similaires et énervé par les rires d’hyène de cet objet plat décida de se boucher et de déborder.

 C’est ainsi que la belle perfide à cadran se retrouva un jour dans la poubelle jaune, son destin brisé par quelques litres d’eau.