A priori, la vie d’Ernest Trébuchet est banale.
Que dire de lui ? C’est un homme d’une quarantaine d’années que rien ne distingue des passants que vous rencontrez dans la rue. Sa vie est celle de millions de Français : une femme, des enfants, un appartement à Paris, un chien, des fins de mois pas toujours faciles. Des vacances, tous les ans, en famille, dans le Cantal. Rien d’exaltant ! Une ou deux fois, un séjour à Djerba ou sur la Costa Brava, pas vraiment original. Quelque chose de particulier ? Si peut-être… Ernest Trébuchet travaille depuis plus de quinze ans chez Harisson & Harisson une société anglaise de gestion immobilière. Il exerce les fonctions de comptable. Une activité où on ne rêve pas vraiment. N’allez pas croire en lisant les lignes précédentes qu’Ernest Trébuchet n’est pas heureux. Sa vie lui convient et il ne souhaite pas en changer. Il est parfaitement intégré dans son environnement. Les quinze années passées chez Harisson & Harisson lui ont permis d’être à l’aise dans son travail, il est apprécié de ses collègues et de ses chefs. N’allez pas croire que le maniement des chiffres rend Ernest Trébuchet triste pour autant. Il est doté d’un certain humour et ne rechigne pas à l’occasion à raconter quelques blagues égrillardes. Il rit franchement des plaisanteries de ses collègues. Les plus classiques étant, du genre, « E. T…maison » ou bien « Attention Ernest tu vas tomber… ». Je vous épargne les autres. Donc rien de piquant dans la vie d’Ernest Trébuchet. Ses journées s’écoulent de façon invariable. Il quitte son domicile à 9 h après avoir dit au revoir à sa famille et caressé son chien. Il ne manque pas chaque matin de saluer sa concierge. L’ouverture de la boite à lettres et la revue du courrier est une cérémonie à laquelle il ne déroge jamais. Il achète chaque jour son journal, au kiosque, à côté de l’entrée du métro. Le voyage, relativement court jusqu’à son lieu de travail lui permet de lire seulement les gros titres. Arrivé chez Harisson & Harisson, il salue Firmin le réceptionniste, puis les collègues déjà sur place, enfin et surtout madame Freeman la secrétaire du directeur (elle fait la pluie et le beau temps dans l’étude !). Il commence ponctuellement son travail à 9 h 30. Ensuite tout se déroule selon un rituel immuable : pause café, repas de midi à la brasserie d’à côté, retour au bureau, pause café, départ à 17 h 30. La fin de la journée n’est pas plus exaltante : retour en métro, à la maison, Ernest embrasse sa femme et ses enfants, il caresse son chien, qui rituellement lui fait la fête, puis le dîner, télévision, avant de se coucher. Comme je vous l’avais dit : rien d’extraordinaire. Mais il y a un jour différent des autres. Le vendredi, c’est la réunion hebdomadaire du cabinet de gestion, une cérémonie rituelle. Dans la salle principale de l’étude, en présence du directeur, chacun des membres de Harisson & Harisson expose son bilan. Ernest apprécie le vendredi. Il prépare avec application un dossier contenant les activités comptables de la semaine. Bien que son exposé soit rébarbatif, ses collègues l’écoutent religieusement. J’aurais pu écrire « hypocritement », car la présence du directeur, monsieur Pagminton, n’est pas étrangère à cette assiduité. Ernest Trébuchet le sait, mais qu’importe, il en tire, néanmoins, une certaine satisfaction. Traditionnellement, mademoiselle Pernette, responsable dans le cabinet de la gestion des locations, intervient avant lui. Ils ont la même ancienneté chez Harisson &Harisson. Plus jeune, il avait un faible pour elle. Il n’a jamais osé se déclarer. Il y a fort à penser d’ailleurs que ladite demoiselle n’eut pas apprécié une déclaration. D’autant qu’Ernest Trébuchet n’a pas vraiment l’allure d’un séducteur. Il est plus à l’aise avec les chiffres qu’avec les dames. Le temps a passé, mademoiselle Pernette est devenue moins attirante et leurs relations, bien qu’amicales, se limitent à des sujets professionnels. Je sens que mon récit vous déçoit… une histoire d’amour de bureau aurait pu mettre un peu de piquant dans la vie d’Ernest Trébuchet. Eh bien non ! Du banal encore du banal !
Un jour pourtant…
Ernest Trébuchet embrassa sa femme. Elle lui rendit son baiser d’une façon un peu distraite. – tiens ! – se dit Ernest – elle est de mauvaise humeur ! – Cela le chagrina un peu, mais ce sont des choses qui arrivent… Sa déception augmenta, au moment où son fils, Tiburce (ne riez pas ! C’était le prénom d’un oncle de madame Trébuchet) partit au lycée sans même lui dire au revoir. Pour se consoler, il appela son chien. Malgré des appels répétés, celui-ci ne daigna pas quitter le couffin où il était allongé. C’est donc assez contrarié qu’Ernest quitta son domicile. Arrivé en bas des escaliers, il salua, comme chaque matin, d’un bonjour vigoureux, la concierge qui balayait le couloir. Elle ne se retourna même pas ! Interloqué par l’attitude de la gardienne, d’habitude si aimable, il se retrouva, dans la rue, tout décontenancé. L’accueil de monsieur Figaro le kiosquier (il y a vraiment des noms prédestinés) ne fut pas plus chaleureux. Monsieur Trébuchet avait l’habitude de lui faire la conversation en lui achetant son journal. Ce jour-là il n’eut droit qu’à un « merci » glacial qui acheva de lui saper le moral. Son arrivée chez Harisson & Harisson ne fut pas plus brillante. Firmin ne leva même pas la tête à son passage. Les collègues qu’il aperçut rentrèrent ostensiblement dans leurs bureaux comme madame Freeman ! Heureusement, on était vendredi, la réunion hebdomadaire allait arranger tout ça.
La séance se déroula comme d’habitude. Mademoiselle Pernette termina son exposé. Monsieur Pagminton remercia la demoiselle et dit :
- Monsieur Trébuchet c’est à vous, nous vous écoutons !
Ernest, après un raclement de gorge, se leva, commença à détailler la situation comptable du cabinet Harisson & Harisson en inscrivant des chiffres sur un tableau blanc. Il venait à peine de terminer la situation du poste N° 1 qu’il entendit le directeur dire :
- Merci monsieur Trébuchet, à vous monsieur Lemoine !
Ernest Trébuchet interloqué s’assit sans réagir. Que se passait-il ? C’était la première fois que monsieur Pagminton écourtait son intervention. La réunion terminée, il regagna abasourdi son bureau. Un sort semblait s’être abattu sur lui…
Le retour à la maison fut aussi terne. Sa femme lui dit bonjour distraitement, elle qui l’interrogeait habituellement sur ses activités de la journée, son fils ne leva même pas la tête de la copie qu’il était en train de rédiger et son chien, qui lui faisait toujours la fête à son retour, ne bougea pas une patte. Inutile de vous dire qu’il eut du mal à s’endormir ce soir-là.
La journée suivante fut également déconcertante. C’était un samedi et le week-end commençait. Sans qu’il pût comprendre pourquoi sa famille semblait l’ignorer et lui adressait à peine la parole. Les amis chez qui ils se rendirent le dimanche furent aussi très distants. Le lundi il en fut de même. Il avait l’impression que chez Harisson & Harisson tout le monde le fuyait ou plutôt ne semblait pas le voir. Les jours qui suivirent, la situation empira. Quand il parlait à sa femme ou à son fils, ils ne lui répondaient même plus. C’était vraiment une impression bizarre. La vie autour de lui continuait au même rythme, mais il avait la sensation que sa présence n’était plus perçue par son entourage. Un soir qu’il rentrait du travail, il eut la surprise de constater que sa femme n’avait mis que deux assiettes sur la table de la cuisine. Il lui en fit violemment la remarque, mais elle ne répondit même pas et sans le regarder un seul instant elle appela son fils et ils se mirent à table. Interloqué, il les regarda manger. Furieux, il s’enferma dans sa chambre. Il avait réussi à s’endormir non sans mal, ruminant mille idées dans sa tête quand dans la soirée sa femme vint se coucher. Elle alluma, se glissa dans le lit et tranquillement se mit à lire. Ernest était soufflé, il n’eut même pas la force de réagir. Il avait l’impression de vivre un cauchemar. Ce n’était pas possible : il rêvait, il allait se réveiller et tout redeviendrait normal ! Malgré tout, il s’endormit vite, car il avait pris un somnifère pour se calmer. Le matin il se réveilla, seul dans le lit, il faisait déjà jour. Il jeta un coup d’œil sur le réveil, déjà 10 h 30. Personne ne l’avait réveillé ! Il se leva précipitamment, l’appartement était vide. Il s’habilla, rapidement, affolé. Il allait être en retard à son travail. Jamais cela ne lui était arrivé ! Il descendit les marches quatre à quatre. La concierge n’était pas là. Heureusement, car cela faisait plus d’une semaine qu‘elle l’ignorait, la garce… Elle pourrait toujours attendre les étrennes de fin d’année. Il ouvrit la boîte à lettres. Rien pour lui… toutes les lettres étaient adressées à madame Trébuchet. Bizarre ? Depuis au moins dix jours, il n’avait reçu aucun courrier à son nom. Il entra chez Harisson & Harisson. Il était maintenant habitué à l’indifférence de ses collègues. Il ouvrit la porte de son bureau. Il eut un mouvement de recul. Il ne reconnaissait plus rien. Les meubles étaient différents, les murs de couleur crème étaient maintenant bleu clair. Il ressortit vivement dans le couloir, compta rapidement les portes, troisième porte… c’était bien celle de son bureau. Il entra à nouveau. Il reconnaissait de la fenêtre le paysage qu’il avait l’habitude de voir. Interdit, il ressortit. Il lut la plaque fixée sur la porte : « Comptabilité : Adrien Bergamol ». Cette lecture l’acheva. Tout l’univers s’écroulait autour de lui. Il commença à douter. Sonné comme un boxeur à la fin d’un match, il sortit prudemment de l’étude. L’air vif de la rue le réveilla un peu. Il courut vers le métro. Tout en filant comme un dératé, il murmurait : – il faut que j’aille voir un médecin, il faut que j’aille voir un médecin… – Arrivé chez lui, il se précipita dans la salle de bain pour se passer de l’eau froide sur la figure. Sans aucun doute, le froid de l’eau allait lui faire du bien. Il avait la fièvre. Oui ! Il le sentait bien, il couvait une grippe. Deux aspirines et tout irait mieux. Ses hallucinations ne pouvaient provenir que d’une forte fièvre. Si cela n’allait pas mieux après, il irait voir le médecin et tout s’arrangerait !
Il entra dans la salle de bain, alluma précipitamment, plongea un gant dans l’eau froide, leva la tête. Ce fut alors l’horreur totale… dans la glace il n’y avait…rien ! Et pourtant, il voyait sa main, son bras, son corps. Dans la glace il n’apercevait que le mur d’en face ! Il prit le miroir que sa femme utilisait pour se coiffer, se pencha et ne vit que l’image du plafond. C’était un véritable cauchemar. Il se précipita dans le salon pour se regarder dans la glace au-dessus du canapé, elle ne reflétait que l’image de la fenêtre. Comme un fou, il bondit dans la chambre. Le miroir de l’armoire refusa lui aussi de renvoyer son image. Atterré, il s’effondra dans un fauteuil. Mais… il ne reconnaissait plus la pièce, elle était jaune alors que c’était lui-même qui l’avait peinte en vert. Les rideaux eux aussi avaient changé. Sa table de nuit n’était plus là. Il se précipita sur l’armoire, ouvrit la porte, ses vestes, ses pantalons, ses chemises… il n’y avait plus que les vêtements de sa femme ! Hagard, il se précipita dans le salon et examina la bibliothèque. Tous ses livres avaient eux aussi disparu. Il ouvrit le tiroir du buffet où le couple rangeait les photos. Il les jeta, en vrac, sur la moquette. C’était effrayant… il n’était sur aucune des photos, il reconnaissait sa femme, son fils, ses parents, ses beaux-parents, des amis… Il ouvrit un autre tiroir où il rangeait ses papiers importants. Ils les connaissaient bien s’occupant de toute la paperasse administrative. Aucun document n’était à son nom. Ils étaient tous libellés au nom de Georgette Trébuchet. Proche de l’hystérie il se précipita sur le téléphone. Il allait téléphoner à sa femme, tout ceci avait sans doute une explication rationnelle. Sa femme travaillait comme vendeuse dans une boutique de lingerie. On décrocha et il demanda à parler à madame Trébuchet.
- Allô Georgette ! C’est Ernest !
- Ernest ? Je ne connais pas d’Ernest qui êtes-vous, monsieur ?
- Mais Georgette je suis ton mari !
- Mon mari ? C’est une mauvaise blague monsieur je ne suis pas mariée. Ce n’est vraiment pas drôle !
Et l’on raccrocha violemment.
Ernest Trébuchet posa doucement le combiné. La vérité lui apparut dans toute son horreur. Il avait franchi la frontière interdite… !
Peu à peu, il se détendit… … Était-il vraiment dans le no man’s land ? … …Il se rendait compte que… “… … “Finalement, ce n’était pas si grave que cela, bien au contraire !
Bonjour Loki,
J’ai vraiment beaucoup apprécié lire ta nouvelle que je trouve très bien écrite et sans efforts apparents pour impressionner le lecteur par des mots trop recherchés.
Je l’ai lu d’un coup pourtant à l’aise. J’y ai lu ce que j’y ai vu et j’ai aimé ce que j’ai lu.
Déjà, après ses premières perceptions confuses, je savais que notre pauvre Ernest avait franchi la frontière « no-go » entre deux univers parallèles, tous deux existant en même temps.
Regarde ce documentaire fascinant dont j’ai enfin trouvé la version française.
https://youtu.be/-cfvtGuv9sg
J’adorerais modifier :
– le titre : L’homme qui… -> L’homme qui a franchi la frontière interdite
– la chute : il n’existait plus… -> il avait franchi la frontière interdite.
Merci à toi !
Purana
Une nouvelle de bonne facture, que je trouve pour ma part bien écrite et agréable à lire.
Eh bien non, le début de ton récit ne me déçoit pas car j’ai toujours beaucoup aimé les histoires où il ne se passe rien ; et même si tu t’étais arrêté là, au mot « banal« , je serais resté suspendu… dans un ordinaire qui m’aurait donné à méditer.
La suite est une sorte de translation progressive et bien évoquée de cet employé de bureau qui passe comme derrière un miroir sans tain, d’où il peut voir les autres mais que les autres ne voient plus.
Comble de l’angoisse, il ne se voit plus lui-même, comme s’il était passé du mauvais côté de ce miroir…
L’écriture syncopée me transmet bien cette angoisse de l’homme forcément seul dans ce no man’s land.
Après tout, rien ne nous dit que le bonheur ne se trouve pas au-delà de la « frontière interdite » et j’imagine que cela est le début d’une plus longue histoire qui prolongerait cette nouvelle et qui nous conterait que, petit à petit, Ernest conquiert son nouvel univers, un espace-temps où il se sent de nouveau plein et entier, un autre et toujours lui-même, comme dans un conte philosophique ou de science-fiction, ou une nouvelle à la Kafka.
« Peu à peu, il se détendit… … Était-il vraiment dans le no man’s land ? … …Il se rendait compte que… « … … « Finalement, ce n’était pas si grave que cela, bien au contraire ! »
Tu vois comme je suis optimiste !