Il a l’air d’un clown triste…
Cette journée sera comme toutes les autres. Seul dans cette maison froide, il est assis, les yeux dans le vague et il trempe mécaniquement une tartine de pain rassis dans un bol de café.
Pour Abbesses changer à Saint-Lazare, direction Porte de la Chapelle.
Il est dans une cabine à l’entrée du quai. Des voyageurs se pressent devant lui et courent vers le métro qui vient d’entrer en station. Il doit fermer le portillon ! Les consignes sont strictes. Il soupire, car à chaque fois, il subit la colère des gens arrêtés par la porte. Qu’importe c’est la consigne ! Il a mal à la main droite. Sans doute une crampe due à la pince à composter. Mais non il est dans sa cuisine…encore un rhumatisme qui se manifeste. Il soupire et caresse sa moustache. Il l’a toujours portée. Faisant couler un peu d’eau dans l’évier il commence à se raser. Il y a bien longtemps que ses cheveux l’ont quitté. Il sourit, Paulette disait toujours : « ils te sont tombés sur la poitrine ». Avec sa face ronde, sa moustache encore colorée et vigoureuse, son corps râblé, il a l’air du barbier d’un opéra italien. Ce n’est pas étonnant d’ailleurs, ses parents sont venus d’Italie pour s’établir à Belleville. Ah Belleville ! Toute son enfance ressurgit. Un vrai petit village : que la vie était douce en ce temps-là…
Il a du travailler très jeune. Apprenti en mécanique, l’usine jusqu’au service militaire. Puis la Tunisie, quel dépaysement pour un titi parisien. Il n’était pas très grand, mais sa moustache plaisait aux filles. Il aurait pu terminer sa vie à travailler le métal, mais il avait eu l’opportunité de se faire embaucher à la RATP.
Pour Madeleine changer à Richelieu Drouot direction Balard.
Soixante ans après, il se souvient encore des noms de toutes les stations. Il était très fier de son uniforme et de sa casquette. Les femmes adorent les hommes en uniforme. La vie est bizarre : dans sa cabine il rêvait à une autre vie loin de son univers souterrain et aujourd’hui il le regrette. Le temps s’est écoulé trop vite. Il avait rencontré Paulette. Encore une qui avait succombé à sa moustache. Cette moustache qui lui donne l’air d’un clown triste. Mais il n’a pas toujours été triste. Qu’est-ce qu’ils avaient pu rire à Belleville avec Paulette. Elle était femme de service dans une école. Ce n’était pas le luxe, mais ils étaient jeunes… Leur seul regret c’est de ne pas avoir eu d’enfant.
Pour Wagram, ligne Pont de Levallois, Porte de Bagnolet.
Maintenant il regrette ce ciel de faïence blanche, l’odeur électrique du métro, le brouhaha de la foule. Aujourd’hui il n’y a plus que la solitude de cette cuisine qu’il essaie de briser en allumant le poste de télévision.
Son regard se porte sur les confettis qu’il a rapportés sous ses chaussures. Hier c’était carnaval. Autrefois il en avait plein les vêtements, même dans le pantalon. Ça faisait rire Paulette…
Nation, soit la direction Château de Vincennes, soit la direction Nation.
Il avait cru à plein de choses. Le triomphe de la classe ouvrière. Un autre moustachu avait été son idole… Jusqu’au grand désenchantement.
Quelques années avant de partir à la retraite il a bénéficié d’une promotion qui lui a permis de quitter sa cabine et sa pince. Bouger enfin ! Il en sourit aujourd’hui. Drôle de promotion ! Quelle épreuve de contrôler les voyageurs dans les rames ! Affronter tous les jours la hargne des fraudeurs, la réprobation des autres voyageurs. Opérer en meute pour se protéger de la violence de certains individus. Tout ça pour quelques francs de plus !
La retraite avait bien commencé. Ils avaient acheté une maison dans un petit village de la Drôme, où Paulette était née. Certes ce n’était pas la richesse, mais la région est si belle. Dans ce paysage montagnard, il ne regrettait pas les couloirs du métro. Il était en pleine possession de son corps. Course à pied, ramassage de champignons, consécration de sa vie : acheter une vieille 15 CV Citroën.
Le dimanche il se promenait avec Paulette. À la maison, il regarde les patchworks accrochés au mur : c’était son occupation favorite…
Aujourd’hui il est seul dans le chemin longeant le torrent. Il se retourne pour siffler Hugo. Il avait oublié que le caniche noir était mort il y a deux ans.
Glacière, ligne Charles de Gaulle-Étoile, Nation.
Paulette aussi l’a quitté. Lentement, très lentement. Maintenant devant sa tombe il regrette le calvaire de plus de quatre ans. Ce n’était plus Paulette qui était assise les yeux déjà dans un autre monde. Mais c’était quand même une présence ! Sa seule compagne est aujourd’hui sa prostate. Prendre journellement ses médicaments est une distraction. Vous n’en mourrez pas avait dit le médecin, un cancer à votre âge… Ce jour-là il avait été furieux, mais il sent bien aujourd’hui que son corps l’abandonne peu à peu. Sa lucidité reste intacte.
Il continue de marcher. Il est dans les couloirs. Il arrive dans la station. Il regarde les affiches, la mosaïque bleue, les rails usés par le passage des rames, les traverses souillées par la poussière.
Au loin il entend le grincement d’une rame, dans le tunnel. Sur quelle ligne est-il ? Quelle station ? Qu’importe, la rame va entrer en gare ! Il va saluer de la main le conducteur et le préposé à la fermeture des portes. Il les connaît presque tous.
Il monte dans le wagon. Les portes claquent. Paulette est assise près d’une fenêtre. La rame s’enfonce dans le tunnel.
Pour l’au-delà changer à…
Vraiment bien évoquée je trouve, cette mélancolie du poinçonneur qui est en train de perdre la tête et qui ressasse les vieux films du passé.
J’ai aimé ces annonces des stations de métro qui ponctuent nostalgiquement le texte et y ajoutent un effet sépia.
J’ai apprécié au passage le clin d’œil à Serge Reggiani (le barbier de Belleville).
Quelques senteurs aussi pour moi de Cavanna et des “Ritals”. Tout y est !
J’ai également aimé cette fin en suspension où l’homme à la moustache rejoint enfin sa femme pour un dernier voyage.
Merci Loki pour ce petit bain sensible de nostalgie “underground” ! Très réussi, je trouve.
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https://www.pariszigzag.fr/secret/histoire-insolite-paris/la-petite-histoire-des-poinconneurs-du-metro
Bonsoir Loki,
Le thème traité dans ta nouvelle me plait : on n’est pas toujours très conscient
des problèmes de vie des autres….
J’aime bien le ton simple du récit ponctué des noms de stations ( comme si on était dans le métro;
comme si sa vie était un voyage en métro…)
On perçoit bien les difficultés, les déceptions, les rêves, les regrets , la solitude, la difficulté de vieillir de cet homme.
Les couleurs, les odeurs, les sons sont évoqués avec adresse.
L’image du dernier voyage est émouvante.
Est-ce Jean Ferrat” l’autre moustachu qui avait été son idole”?
Merci, Loki; je trouve ce récit très beau.
Merci Hermano et Nima, d’avoir apprécié cette nouvelle
Ce n’est pas une fiction, le personnage a réellement existé, c’était l’un de mes amis, aujourd’hui décédé.
Je n’ai fait que relater sous une forme plus littéraire sa vie somme toute banale, mais pleine comme des millions d’autres de jours heureux, de peines et de drames.
Comme quoi nous côtoyons tous les jours des “vies” qui peuvent paraitre quelconques, mais qui sont passionnantes à explorer.
Non Nima en évoquant un autre moustachu je n’avais pas en tête Jean Ferrat, mais bien le petit père des peuples Staline, car mon héros était communiste comme des millions de travailleurs à cette époque. Mais cela aurait pu être aussi Jean Ferrat, lui aussi communiste…