Ce n’est que quelques jours après l’enterrement qu’il commença à lui manquer.
À force de le côtoyer, elle avait fini par ne plus le supporter. Le voir traîner toute la journée, pendant les week-ends, suscita en elle d’abord un agacement prononcé, puis un énervement croissant. Le comble atteignit son apogée le début de l’année dernière quand il prit sa retraite. Cela faisait des mois qu’il l’attendait impatiemment. De son côté, elle aurait préféré qu’il continue de travailler jusqu’à la fin, car elle redoutait ce moment-là.
Elle avait eu raison de s’en inquiéter. Désormais, il était là à demeure sans projets. Il campait devant la télévision, ne voulant plus rien faire. L’écran était devenu son compagnon et tel un adolescent il s’étalait, avachi, sur le canapé. Planté là constamment pour regarder toutes les émissions sportives alors qu’il y avait belle lurette qu’il avait cessé de pratiquer un sport. En trois mots : il la gênait.
Elle n’était plus tranquille pour nettoyer. Elle ne pouvait plus non plus s’octroyer des pauses au moment de son feuilleton préféré, car il monopolisait la télé. Quand par miracle, après s’être échangé de doux mots d’oiseaux, elle avait pu récupérer sa place et la télécommande, et changé de chaîne, elle subissait ses commentaires acerbes pendant qu’elle se passionnait pour « Les feux de l’amour ». Résultat : elle en perdait le fil des histoires entremêlées dont elle raffolait. Ce n’était pas mieux si elle lui demandait de l’enregistrer : soit il oubliait ou prétextait qu’il n’y avait plus de DVD vierges ou, pire, il se trompait de chaîne.
Et dire qu’il n’y avait que quelques mois qu’elle endurait cela. Combien de temps cela devait-il durer ? Cela faisait plus de trente ans qu’ils s’étaient rencontrés, au moins vingt qu’ils cohabitaient ensemble. Elle ne se voyait pas continuer ainsi des années. Elle y pensait de plus en plus.
Ce soir-là, il se trompa de verre quand il prit son apéritif quotidien. Il faut dire qu’il était atteint du « syndrome pollen aliment » et qu’il ne pouvait ingérer aucun fruit cru du fait de son allergie. Vu le mélange alcoolisé qui accompagnait le jus pressé, il ne s’en rendit pas compte. Hélas pour lui, elle n’entendit pas ses appels, occupée qu’elle était à passer l’aspirateur à l’étage. Quand elle revint dans la salle à manger, il finissait de suffoquer. Elle appela les secours alors qu’il rendait son dernier soupir.
Les formalités qui s’en suivirent lui prirent beaucoup de temps. Après l’envoi du faire-part de décès aux uns et aux autres, il fallut recevoir la famille, les amis, les anciens collègues. En résumé, tenir son rôle. Quand enfin les derniers parents quittèrent la maison, elle passa quelques jours à tout remettre en ordre avant de pouvoir enfin apprécier la quiétude retrouvée. Mais il lui semblait que la maison était morte en même temps. Elle se rendit compte qu’il commençait à lui manquer.
De par la nature de son allergie et ses antécédents, elle savait qu’il n’échapperait pas à un choc anaphylactique. Elle avait passé du temps pour que cela soit parfait, et que le crime soit à la hauteur de ses espérances. Mais y avait-il de quoi se féliciter que personne n’ait mis en doute l’aspect naturel du décès pour en venir à le regretter par la suite ?
Elle n’avait plus personne à houspiller, plus d’aides pour bouger les chaises, changer de place un meuble. Ce trop-plein de silence lui pesait. Deux mois passèrent sans qu’elle ressente une amélioration. Suivre les aventures de « Plus belle la vie » la laissait indifférente. Son absence lui pesait de plus en plus. Elle ne supportait pas cette nouvelle solitude. Alors elle fit ce qui lui sembla le mieux.
Quand la famille se réunit de nouveau à peine trois mois après, ils se dirent qu’elle ne lui avait pas survécu longtemps. On l’avait retrouvée étendue sur le lit. À côté d’elle, plusieurs boîtes vidées de leurs comprimés.
Ces deux-là étaient vraiment inséparables.
* Les inséparables sont de petits psittacidés vivant dans le sud de l’Afrique, y compris à Madagascar.
Le terme inséparable tient au fait que les oiseaux de ce genre demeurent généralement en couples extrêmement liés. Selon les croyances si l’un des oiseaux meurt, l’autre se laisse mourir, mais en pratique, il survit très bien et se remet en couple avec un autre partenaire.
Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve le style un peu moins fluide que d’habitude, avec quelques petites ampoules pléonastiques du genre “le comble atteignit son apogée” ou “ils cohabitaient ensemble”.
Le cadre et l’atmosphère de cette prise de retraite sont bien évoqués et, même si la situation paraît classique et attendue, elle est bien construite pour moi, avec les détails qu’il faut.
Je regrette que la fin n’ait pas entrainé davantage de développements sur les états d’âme de la dame. Cette partie post mortem m’a semblé un peu éludée.
La comparaison avec les perroquets est assez osée quand tu nous fais comprendre depuis le début que ces deux-là ne s’aiment plus du tout ; et qu’on ne me dise pas qu’au fond c’est ça l’amour…! 😊
Hermano
J’avais écrit dans le commentaire de ta nouvelle “Les inséparables”
Je n’y croyais pas ! Sur le même thème j’avais écrit en 2004 une nouvelle dont le titre était “Les psittacidés”. J’aurais bientôt l’occasion de la publier sur le site pour que les lecteurs puissent comparer deux façons de traiter le même sujet.
La façon d’Hermano relève du conte, on verra que ma nouvelle est plus réaliste.
Est-ce que cette nouvelle est une erreur de jeunesse ? (rire)
Tu as pu voir que n’abordons pas le sujet de la même façon.
Les vies de couple sont multiples, l’avantage d’avancer dans l’âge c’est d’avoir pu en observer beaucoup. Pour rédiger cette nouvelle je suis parti d’un exemple réel, j’ai à peine exagéré les traits. Le crime parfait est une pure invention, mais la réaction de la survivante après la mort par maladie de son conjoint est réel.
<
et qu’on ne me dise pas qu’au fond c’est ça l’amour…!
C’est bien Hermano tu es encore plein d’illusions !
Le mariage est une épreuve dans laquelle chacun doit faire des concessions. Le temps transforme l’amour, la cohabitation peut être un poison pour certains couples. J’ai simplement voulu montrer que derrière une haine existe encore un attachement que la disparition de l’autre révèle.
Bonsoir Loki,
J’ai trouvé ta nouvelle attrayante ; je l’ai lue avec intérêt.
La situation pénible de certains couples qui se retrouvent “seuls à deux”
à la retraite est malheureusement fréquente.
Mais le contenu du récit me fait frissonner ; quel détachement, quelle insensibilité, quelle sécheresse de cœur
chez cette femme!
Merci pour ce récit.