On n’attend plus rien de la vie, et soudain tout recommence. Le temps s’arrête, le cœur s’emballe, la passion refait surface et l’urgence efface tout le reste. 

La femme de nos vies – Didier van Cauwelaert 

Je venais de franchir la quarantaine. Comme on dit, j’étais dans la force de l’âge. Tout semblait me sourire. Une situation aisée : ingénieur dans une grande firme pharmaceutique, marié deux enfants, le bonheur et l’aisance me semblaient éternels. Les problèmes économiques me laissaient indifférent ou plutôt je voulais les ignorer. J’avais la sensation que je pourrais toujours rebondir. N’avais-je pas toujours vécu sous une bonne étoile ? Mon père avocat d’affaires et ma mère professeure de médecine m’avaient permis d’avoir une enfance puis une adolescence heureuse. Heureuse ? J’ai quand même, caché, un sentiment de frustration. Nous habitions le 14e arrondissement et j’allais au lycée Paul Bert. Bien souvent je me levai le matin et nous trouvions mon frère et moi un mot, sur la table de la cuisine, accompagné d’un billet de cinquante francs : « Papa est parti pour deux jours à New York et je vais à un congrès à Berlin, je rentre jeudi, Louisa s’occupera de vous. Maman ». Inutile de dire que cette situation m’avait appris à me débrouiller seul (ce qui me fut très utile ensuite). Il n’empêche que, j’éprouvai une certaine jalousie quand j’allais goûter chez mon meilleur copain, sa mère institutrice étant toujours présente.

Deux années dans une classe préparatoire me forgèrent un peu plus le caractère. La seule règle était la compétition. J’étais fin prêt pour entrer dans une école d’ingénieurs prestigieuse et tout naturellement mon cursus se termina comme cadre dans une firme pharmaceutique où je poursuis actuellement une carrière brillante et lucrative.

La nature humaine est complexe. J’aurais eu tout lieu d’être satisfait et pourtant j’avais l’impression d’être sur une voie interminable et surtout sans issue. Ma vie était remplie et passionnante cependant je ressentais comme une certaine monotonie. En fait je n’attendais plus rien. Une nouvelle promotion ? Un voyage dans un lointain pays ? Une nouvelle voiture ? Le dernier objet technologique à la mode ? Tout cela m’indifférait. Les choses me semblaient figées, immuables.

Un jour un événement pourtant anodin bouleversa cet ordre établi.

J’étais dans le hall de l’immeuble de ma société quand en sortant je croisais un groupe d’hommes et de femmes. Leurs visages m’étaient inconnus. Je continuais mon chemin vers le métro. Mais mon cerveau réagissait : le visage d’une des jeunes femmes persistait dans ma mémoire. J’avais la sensation de l’avoir déjà rencontrée. Pendant tout le voyage de retour, j’essayai de retrouver où je l’avais déjà vue. En vain… Arrivé chez moi je n’y pensais plus.

Le lendemain en pénétrant dans le hall, son visage me revint. Où avais-je déjà vu cette jeune femme ?

Chacun a pu en faire l’expérience dans sa vie, quand on n’arrive pas à retrouver un souvenir, l’interrogation devient lancinante. J’eus beau me concentrer sur mes dossiers, au bout de quelques minutes, le visage réapparaissait.

L’arrivée de quelques collaborateurs avec qui je devais tenir une réunion détourna mes pensées de cette idée fixe. J’avais complètement oublié l’existence de ce visage quand il réapparût devant la machine à café. Oui ! C’était le visage de Laura…

Laura c’était une jeune fille que j’avais rencontrée au Quartier latin quand je faisais ma prépa au lycée Louis le Grand. Elle préparait une licence de lettres à la Sorbonne. Cela avait été immédiatement le coup de foudre. Nous nous étions mis en ménage et nous menions le parfait amour dans une chambre de bonne que mes parents m’avaient louée dans un immeuble en face du Collège de France. Mais un jour Laura m’avait quitté… Elle était fatiguée de mes nombreuses infidélités. J’avais beaucoup de succès auprès des jeunes filles de mon lycée et du Quartier latin. Je ne prêtais pas d’importance à ces aventures et j’allais de conquête en conquête, jurant à Laura qu’elle était mon seul amour. Elle, trop sérieuse, n’avait pas pu supporter longtemps cette situation. À l’époque, mon orgueil de mâle et mon égoïsme de fils à papa m’avaient fait vite oublier Laura. J’étais reparti d’aventure en aventure.

 

La rencontre avec cette jeune fille avait ranimé un lointain souvenir et c’est maintenant à la quarantaine que je prenais conscience de l’importance qu’avait eue Laura dans ma vie.

Mes études terminées, j’avais rencontré Sophie la fille d’un industriel de l’alimentation. Bien que n’étant pas un partisan acharné du mariage je l’avais épousé séduit par son adoration pour moi et peut-être, j’ose le dire, par l’assise financière que représentait sa famille. Par ce mariage je m’enfonçais un peu plus dans le statut de bourgeois. J’identifiais cette situation de stabilité et d’aisance au bonheur. Certes j’aimais Sophie, elle m’avait fait deux beaux enfants, mais comme je l’ai déjà dit j’éprouvais un sentiment d’insatisfaction.

Je n’avais jamais cherché à savoir ce qu’était devenue Laura. Cette rencontre me reportait une vingtaine d’années en arrière et faisait naitre dans mon esprit un sentiment de culpabilité que le jeune imbécile que j’étais à l’époque n’avait jamais éprouvé.

La vague de souvenirs dissipée, une évidence s’imposa : ce visage me rappelait Laura, la Laura jeune que j’avais connue, mais cela ne pouvait pas être Laura !

Rationnellement la chose peut s’expliquer. Ce n’était pas la première fois que je rencontrais une femme ou un homme ressemblant à une personne que je connaissais. Cette analogie étonne, mais ne perturbe pas vraiment. Aujourd’hui cette rencontre prenait une autre dimension : qu’une jeune fille puisse avoir des traits similaires à Laura me bouleversait. C’était sans doute une coïncidence, mais elle avait ravivé tant de souvenirs et je ne pouvais plus m’empêcher d’y penser.

Trois jours après je rencontrai la jeune fille dans un couloir. Ce fut à nouveau un choc, d’autant qu’elle me fit un sourire : le sourire de Laura… Je fis quelques pas, je m’arrêtai. La curiosité était trop forte, je me retournai. Je la vis tourner dans un couloir. Je me précipitai, j’eus le temps de la voir entrer dans un des bureaux de la compatibilité. 

À la cantine, le midi je vins m’asseoir à côté d’Hélène, une des comptables de l’entreprise.

Elle fut d’autant plus surprise que j’avais eu avec elle une brève relation.

  • Alors Pierre on se souvient des vieilles amies ? On a des regrets ou des remords ?
  • Non ! Hélène rien des deux ! Je voulais simplement savoir qui est la jeune fille qui est entrée dans ton bureau ce matin.
  • Encore en chasse monsieur l’ingénieur ? Elle est bien jeune pour toi, mais je sais que ce n’est pas un problème pour toi. C’est une stagiaire de BTS. Elle pourrait être ta fille. D’ailleurs je me suis demandé si ce n’était pas le cas, il y a une certaine ressemblance !

Quand je remontais dans mon bureau, c’est comme si j’avais reçu un coup de massue sur la tête… Cette stagiaire me ressemblait et ressemblait à Laura, inévitablement je ne pouvais qu’aboutir à une seule conclusion : cette jeune femme était ma fille !

Mais pourquoi Laura ne m’avait-elle rien dit ? Connaissant son caractère entier, c’était évident : elle avait trop souffert de mes aventures et n’avait pas voulu donner un père volage à son enfant. Elle aurait pu avorter, mais cela ne correspondait pas à son éducation. Catholique fervente, elle avait trop le respect de la vie pour le faire.

Je n’attendais plus rien de la vie, et soudain tout recommençait. Le temps s’était arrêté, mon cœur s’emballait, la passion refaisait surface et l’urgence effaçait tout le reste. J’avais une fille… Certes j’avais deux garçons, cela flattait ma virilité, mais apprendre à la quarantaine l’existence d’une fille, « ma fille » faisait vibrer en moi une corde de tendresse longtemps assoupie.

J’aurais pu tout simplement aborder la stagiaire, tirer d’elle des informations sur sa mère, lui dire qu’elle était peut-être ma fille, mais cela me semblait à la fois trop simple et trop brutal. Je préférais retrouver Laura et discuter avec elle de ma paternité.

Il y avait bien longtemps qu’elle était partie, qu’était-elle devenue au bout de vingt ans ?

Les éléments pour la retrouver étaient minces : ses parents, les quelques amis que nous avions en commun.

Je me souvenais que ses parents étaient cultivateurs à Chemilly-sur-Serein dans l’Yonne.

Elle m’y avait emmené un dimanche et présenté comme son fiancé. C’était des gens simples qui m’avaient reçu avec cordialité, je me rappelle encore du repas que nous avions fait dans la salle commune jouxtant la cuisine. Laura m’avait fait visiter l’église de son village où elle avait fait sa communion. « Église de la décollation de Saint-Jean – Baptiste », ce nom m’avait intrigué et je me souvenais aujourd’hui qu’elle avait souhaité que nous puissions nous y marier. À l’époque cette idée ne m’avait pas vraiment emballé…

En arrivant à Chemilly-sur-Serein, mon cœur battait. C’était pour moi un véritable un pèlerinage. Après avoir traversé la plaine parsemée de champs, je pénétrai dans le village, je passai à côté de l’église et je continuai vers l’exploitation agricole de ses parents. Je stationnai dans la cour de la ferme, rien n’avait vraiment changé. En frappant à la porte, je m’attendais à revoir son père avec sa grosse moustache ou sa mère, portrait craché de Laura. Une femme d’une trentaine d’années m’ouvrit. Ma déception fut grande : les parents de Laura étaient morts depuis cinq ans, un jeune couple avait repris l’exploitation… Ils ne pouvaient rien me dire sur Laura.

Je me tournais alors vers une amie de Laura que nous fréquentions à l’époque. Elle faisait des études d’architecte. Peut-être l’était-elle devenue ?

Je consultai les pages jaunes de la région parisienne. Pas d’Odile Vercheny à la rubrique des architectes. Dépité, j’étais prêt à abandonner quand je me souvins qu’Odile était originaire d’un petit village de Corrèze, Roche Le Peyroux. Fébrilement je me jetai sur l’ordinateur avec succès cette fois, Odile avait un cabinet d’architecte dans son village de naissance.

Odile fut bien étonnée quand je lui téléphonai, il y avait si longtemps…

Elle était restée longtemps en contact avec Laura, mais au fil du temps leurs relations s’étaient interrompues. La dernière fois qu’elle l’avait eu au téléphone, il y a deux ans, elle était en poste comme professeur de lettres au lycée de Die dans la Drôme. Effectivement elle avait une fille, mais elle n’était pas mariée…

Les indices s’accumulaient, mais je voulais maintenant avoir une certitude.

Rencontrant Hélène dans les couloirs je lui dis :

  • Ta stagiaire est peut-être ma fille !

Au nom de notre « vieille amitié », je lui demandai de m’inviter à sa table, à la cantine avec ses collègues de la comptabilité.

Comme par hasard je m’assis à côté de Gabrielle la stagiaire. Et dans la conversation je l’interrogeai discrètement. Le doute n’était plus permis : sa mère était professeur au lycée de Die. Et son père ? Elle ne le connaissait pas, il avait abandonné sa mère avant sa naissance. Elle a dû me prendre pour un vieux dragueur, car je n’arrêtai pas de lui sourire et j’avais demandé à la serveuse d’apporter une bouteille de champagne. Soi-disant pour fêter une promotion. En fait j’étais surexcité, j’étais assis à côté de « ma fille ». 

Je me promis de téléphoner à sa mère et de rattraper toutes ces années perdues. Hélène me regardait étonnée sans comprendre, mais je n’en avais rien à faire.

C’était comme si j’étais redevenu amoureux. À plus de quarante ans, je retrouvai les ardeurs de mes vingt ans. Je retrouvais Laura pour la deuxième fois…

J’étais tellement heureux que je confiais mon secret à Sophie. Sa réaction fut aussi brutale qu’inattendue. Elle qui avait supporté mes quelques infidélités, entra en furie : non cette Gabrielle ne prendrait pas la place de ses deux garçons et le soir même elle fit sa valise et retourna chez ses parents. Trois jours après je reçus un courrier de son avocat m’informant que ma femme demandait le divorce. J’aurais dû être effondré, mais paradoxalement je me sentais soulagé. Notre couple n’avait jamais vraiment fonctionné et je me sentais libre. J’allais avoir une nouvelle vie avec Laura et Gabrielle. Il n’était pas possible que Laura ne m’aime plus. Je lui montrerai que je n’étais plus l’homme qu’elle avait connu à vingt ans. Elle demanderait sa mutation pour Paris et nous nous installerions dans un magnifique appartement du Quartier latin, peut-être même dans l’immeuble où nous avions vécu ensemble.

Je trouvais son adresse et son numéro de téléphone sur l’annuaire et un soir, le cœur battant, je lui téléphonai. Après toutes ses années, elle fut surprise d’entendre ma voix. Sans aucun préambule, je lui dis que je savais tout : j’avais rencontré une stagiaire comptable dans mon entreprise, Gabrielle était son portrait craché et elle me ressemblait aussi. J’avais tout compris : c’était ma fille. Il y a vingt ans je m’étais comporté comme un égoïste. Aujourd’hui j’allais réparer, l’épouser et reconnaitre Gabrielle. Nous allions rattraper tout ce temps perdu !

Il y eut un grand silence qui me parut durer une éternité. C’était normal, j’avais été trop rapide. Elle allait demander à réfléchir. Je lui laisserais tout le temps…

– Tu ne savais donc pas !
Quand elle continua c’était comme si le ciel me tombait sur la tête.
– Tu te souviens que mes parents étaient agriculteurs à Chemilly-sur-Serein dans l’Yonne ? Ils étaient éleveurs de moutons. En 96, peu après notre séparation, ils avaient participé à une expérience avec un laboratoire écossais, le Roslin Institute à Édimbourg. Pour me changer les idées, car j’étais devenue suicidaire, et surtout parce qu’ils ne parlaient pas un mot d’anglais, ils m’avaient proposé d’amener là-bas une de leur brebis – celle qui avait gagné le concours agricole à Vierzon l’année précédente – pour participer à une expérience incroyable.
Sans que je sache vraiment leurs intentions, j’avais accepté que les Écossais de ce laboratoire prélèvent également sur moi divers échantillons de matière : peau, os, cheveux, fibres musculaires. Ils disaient qu’ils avaient besoin de cela pour mener à bien des expériences inédites dont ils ne pouvaient pas encore dévoiler l’objet. J’étais heureuse d’y participer et de leur rendre ce service. Je crois qu’à l’époque ils ont abusé du fait que je ne comprenais pas suffisamment l’anglais et aussi de ma naïveté de jeune paysanne… un peu comme tu l’avais fait toi-même ! C’est ainsi, à mon insu, qu’ils menèrent sur moi la même manipulation génétique qu’ils avaient commencée avec ma belle brebis. 
Ainsi “naquit” Gabrielle. Je dis “naquit” mais je devrais dire “fut conçue” Gabrielle. Au début, ils l’avaient elle aussi appelée Dolly, mais quand ils me mirent au courant des résultats de leurs travaux, je refusai tout net ce prénom et je décidai de l’appeler Gabrielle, car à l’époque j’adorais cette chanson de Johnny Hallyday (j’avais refusé de mourir d’amour enchaînée), et puis aussi parce que cela fut pour moi comme une Annonciation. Tu sais, l’ange Gabriel ! Je pouvais d’ailleurs me prendre légitimement pour la vierge Marie, non ? Certains scientifiques – tu sais que les scientifiques veulent toujours tout expliquer – se demandent si Jésus-Christ n’était pas lui-même le produit de telles manipulations génétiques. Mais bon, c’est une autre histoire !
Alors tu vois, mon pauvre Armand, tu n’es pour rien dans tout cela et, si elle me ressemble, tout cela est bien naturel, enfin si j’ose dire ! Et si tu trouves qu’elle te ressemble aussi, je crois que tu te fais des idées, mon pauvre ! So sorry! 

Bon, là, je te quitte, j’ai encore un gros paquet de copies à corriger… toutes les mêmes d’ailleurs ! On dirait qu’ils ont tous pompé les uns sur les autres ! Encore désolée !