Voilà trois ans qu’il est parti.
Noémie est assise devant sa fenêtre. Elle lève parfois sa tête pour observer la ligne d’horizon sur la mer.
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…
Que guette-t-elle sur l’immensité de la mer ? L’apparition d’un bateau lointain dans la brume du soir ? Marcel part chaque année avec d’autres pêcheurs pour pêcher la morue sur les Grands bancs de Terre-Neuve, au large du Canada. Et elle, Noémie Le Guenec attend pendant de longs mois le retour de son homme. Cela fait huit ans qu’ils sont mariés. Elle a encore dans la tête le souvenir de la noce.
Il y avait de la musique du matin jusqu’au soir. Un couple de sonneurs de biniou et un accordéon : des amis pêcheurs de Marcel.
Elle se souvient du cortège, avec en tête, les musiciens ! Noémie était conduite au début du défilé par son père, suivaient les filles et les garçons d’honneur, les témoins, la famille proche, les voisins, les amis. La noce rassemblait plus de 150 personnes !
À la fin du cortège, le père de Marcel donnait le bras à la mère de Noémie. Marcel et sa mère terminaient la procession.
Le déjeuner : un magnifique repas avec le traditionnel Rost er Forn (rôti de cochon cuit au four à pain).
Quel après-midi ! Une larme glisse sur la joue de Noémie. Danses, chants, jeux jusqu’au diner le soir avec des jarretons grillés. Elle en sent encore l’odeur.
Noémie et Marcel se connaissaient depuis l’enfance. Leurs pères étaient pêcheurs tous les deux et embarquaient sur le même navire vers les Grands bancs de Terre-Neuve.
Noémie était passionnée par les récits de son père.
Il pratiquait la pêche à la morue sèche le long des côtes des îles de Terre-Neuve, Miquelon, Saint-Pierre à l’abri des vents et des courants. Au printemps, les navires (les terre-neuviers) partaient d’Europe avec une centaine d’hommes et d’adolescents, et mouillaient dans un havre de la côte de Terre-Neuve. Les marins-pêcheurs construisaient à terre des installations sommaires pour stocker et préparer le poisson, mais également y vivre. Ils partaient ensuite à la pêche en chaloupe avec des filets. Le poisson ramené à terre chaque soir était préparé, salé et déposé à l’air sur les grèves appelées graves par les graviers.
Séché ainsi, le poisson pouvait se conserver beaucoup plus longtemps et donc, une fois de retour en France, être exporté, principalement vers l’Italie et le bassin méditerranéen.
Cette pêche était éprouvante pour les hommes qui vivaient à terre pendant les 6 à 8 mois de pêche dans des conditions climatiques et d’hygiène épouvantables.
Combien d’habitants du village n’étaient pas revenus de ces expéditions lointaines ?
Leurs corps restaient au loin au large de l’Amérique.
Si un homme décédait à bord. Il était enserré dans un sac en forte toile et lesté.
Pour l’immersion du mort, le navire appareillait et se déplaçait de 5 ou 6 milles.
Le corps était placé sur un panneau reposant sur la lisse. L’équipage, tête nue, entourait le défunt.
Après une prière récitée par le Capitaine, l’ordre était donné pour l’immersion.
Le corps glissait et disparaissait dans l’océan…
Ensuite le navire retournait prendre son mouillage sur le banc de poissons.
Un jour le père de Marcel n’était pas revenu… L’adolescent avait fait une campagne de pêche. C’est tout naturellement qu’un autre Le Guenec succéda à un Le Guenec. Il n’avait pas le choix, que pouvait-il faire d’autre ?
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…
Ses yeux repartent vers l’horizon. Elle pense à son instituteur, elle a beaucoup aimé l’école. Et ses lèvres égrainent quelques vers de Victor Hugo.
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l’hameçon,
Surveillant l’âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
ll s’en va dans l’abîme et s’en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manoeuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés,
Et fait râler d’horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur.
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…
Combien de fois a-t-elle récité ce poème ? Que de fois a-t-elle attendu le retour du bateau ?
Déjà le soleil baisse à l’horizon pour s’enfoncer bientôt dans l’océan.
Noémie frissonne. Ces eaux bleuâtres n’ont-elles pas déjà, au bout du monde, englouti le corps de Marcel ? Mais l’espoir reste le plus fort. Elle, femme de marin, doit résister à l’angoisse.
Soudain un point minuscule apparaît devant les nuages orangés de l’horizon. Serait-ce le Stella Maris ? Son cœur se serre dans sa poitrine.
Mais la réalité resurgit brusquement, impitoyable. Marcel n’est pas parti vers l’ouest, mais vers l’est. Ce ne sont pas les flots qui l’ont entrainé loin de Noémie, mais la guerre…
28 juin 1914
Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, est bien loin de Betelbretz, petit village de Noémie et de Marcel.
Si Marcel est parti le long des cotes américaines pendant ses campagnes de pêches, la France et les pays d’Europe sont des régions et des pays qu’il ne connaît que sur les cartes.
Les nouvelles des événements qui se produisent dans le monde mettent beaucoup de temps pour arriver au fin fond de la Bretagne. Quand elles y arrivent…
Un terroriste serbe a tué l’archiduc Ferdinand, héritier de la couronne austro-hongroise, et sa femme.
Noémie ne se souvient pas d’en avoir eu connaissance. Par contre elle se souvient du 3 août quand l’Allemagne a déclaré la guerre à la France. Dans les jours qui ont suivi, les gendarmes sont arrivés et tous les hommes en âge de combattre ont été mobilisés. Noémie n’a pas tout de suite perçu le formidable bouleversement qui touchait l’Europe.
Comment aurait-elle pu comprendre qu’en quelques jours, 6 millions d’hommes se retrouvaient sous les drapeaux ?
Elle n’a compris qu’une chose, c’est que Marcel était parti loin vers l’est et qu’elle allait se retrouver seule. Au début elle ne prit pas la mesure de ce départ. Chacun au village se résignait à un conflit que l’on espérait court. Il y a tant d’années que l’on entretenait une haine de l’Allemagne et des Allemands. Ils nous avaient volé l’Alsace et la Lorraine. L’armée française allait donner une leçon à ces sauvages qui venaient égorger nos femmes et nos enfants.
Les nouvelles sont arrivées au compte-gouttes à Betelbretz.
Seul le gouvernement était au courant des événements.
En application du plan Schlieffen, l’Allemagne a porté son effort principal sur la Belgique et la France du nord, prenant les Français à revers.
Le général en chef français Joffre a organisé une retraite générale en bon ordre. Les Allemands, trop heureux de leur succès, ont contourné Paris en obliquant vers la Marne. Erreur fatale : au prix d’un effort surhumain, les Français ont stoppé net leur avancée par la contre-offensive de la Marne, du 6 au 11 septembre 1914.
Les troupes allemandes et françaises ont tenté de se déborder l’une l’autre par l’ouest. C’est la « course à la mer ». Mais personne n’est arrivé à percer le front. Les troupes allemandes ont creusé des tranchées et s’y sont terrées pour éviter de reculer davantage. Les troupes françaises ont fait de même.
Le front franco-allemand s’est stabilisé dans la boue, de la mer du nord aux Vosges, sur 750 km. Cette situation va durer quatre longues et terribles années !
Personne ne le savait encore et surtout pas Noémie.
Au début de la guerre, elle a partagé l’optimisme des habitants du village, la guerre serait vite terminée, l’instituteur, le curé, le maire, les gendarmes l’avaient affirmé : l’armée française était invincible et donnerait sa correction à l’armée allemande.
Comme elle le faisait à chaque fois quand Marcel partait pour une campagne de pêches elle avait décidé de lui tricoter un pull-over.
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…
Elle se rassurait en se disant que la Champagne était moins loin que le Canada et là-bas pas de tempêtes pour engloutir les pauvres pêcheurs sur leur chaloupe.
Comment aurait-elle pu imaginer au fin fond de la Bretagne l’horreur de cette guerre de tranchées où chaque compagnie gagnait quelques mètres sur l’ennemi, dans la boue, sous la mitraille aux prix d’une centaine de morts ? Terrain qui était repris le lendemain par l’adversaire. Les communiqués officiels victorieux cachaient bien cette réalité.
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…
À Betelbretz la laine est un bien précieux. La laine qu’elle tricote lui a été cédée par une femme de pêcheur dont le mari n’est pas revenu des Grands bancs de Terre-Neuve. Un troc : un morceau de petit salé du cochon, que Marcel et elle avaient tué il y a six mois, contre quelques pelotes. Maintenant que son mari est parti à la guerre, il n’y a plus de rentrée d’argent. Elle doit vivre sur le petit jardin qu’elle cultive avec soin, les quelques poules et lapins, le stock de morues séchées et le restant du cochon.
Trois ans c’est long, peu de nouvelles de son mari, quatre ou cinq lettres où il demande des nouvelles du pays. Il ne parle pas des conditions de vie des poilus. Est-ce pour la ménager ou parce qu’il sait que la censure militaire ne laisserait pas passer ses lettres ? Il ne faut pas informer l’ennemi, les espions sont partout…
Elle lui a envoyé de longues lettres, elle a conscience de lui écrire des banalités, mais que raconter ? Il se passe peu de choses à Betelbretz. Elle sait que c’est puéril, mais dans chaque enveloppe elle joint des souvenirs du pays un brin de varech, une plume de poule, un trèfle à quatre feuilles, une mèche de cheveux…
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…
Voilà trois ans qu’il est parti.
Son pull-over est bientôt fini… Elle y voit un mauvais présage. Pourtant elle a ralenti le plus possible son ouvrage. Tous les jours elle fixe l’horizon attendant un improbable retour sur la mer. Elle sait bien que l’Ouest ne peut rien lui apporter de nouveau, mais les souvenirs des jours anciens et heureux sont les plus forts.
Telle une Pénélope bretonne elle décide de défaire chaque soir les mailles tricotées le jour. Ainsi elle laissera à Marcel le temps de revenir, de reprendre la mer…
Elle ne connait pas l’Odyssée. La boue du chemin des dames ne rappelle en rien les glorieux combats, devant Troie, racontés par Homère. Du sang aussi, mais surtout de la peur, des corps déchiquetés par les obus, les gaz qui s’insinuent au plus profond des tranchées brûlant les poumons des hommes. Marcel n’est pas Ulysse, il n’a qu’un objectif : sauver sa peau à chaque instant.
Elle ne connait rien de l’Odyssée, elle ne sait pas non plus que des deux côtés du front des généraux à la moustache superbe manipulent les soldats comme des pions. La guerre pour ces beaux messieurs se déroule sur des cartes.
Elle ne pense pas à toutes ces Mathilda, Pénélopes allemandes qui tricotent elles aussi dans l’espoir du retour d’un mari. Elle n’y pense pas, car la haine est soigneusement entretenue par les autorités. Il ne peut y avoir que de la barbarie au-delà des Vosges !
Les gendarmes sont revenus deux fois à Betelbretz. Tels des oiseaux de malheur ils sont venus annoncer à des femmes la mort de leur mari sur le front.
Depuis ce n’est pas de l’océan que Noémie attend les mauvaises nouvelles, mais de la porte d’entrée. Au moindre bruit elle sursaute croyant entendre frapper les gendarmes.
Mais non, il ne se passera rien tant que le tricot de Marcel ne sera pas terminé et avant d’entamer le dernier rang elle défait nerveusement le travail de la journée.
Ce matin Noémie a repris son labeur après s’être occupé du jardin et des poules. Marcel sera content, les pommes de terre poussent magnifiquement et les choux prospèrent.
Aujourd’hui cela fait trois ans exactement qu’il est parti. Ses lettres se font rares. Les nouvelles du front ne sont pas réconfortantes, l’élan républicain des premières années s’est calmé, les cocoricos se sont tus, même loin dans les campagnes on a pris conscience, malgré la propagande, que la guerre sanglante serait longue.
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…
Que guette-t-elle sur l’immensité de la mer ? L’apparition d’un lointain bateau dans la brume ? Marcel est-il parti comme chaque année pour pêcher la morue sur les Grands bancs de Terre-Neuve ? Mais non elle rêve, il est avec d’autres gars du village en train de repousser les hordes de Teutons. Elle sourit presque à cette pensée. Qu’elle était ridicule au début de la guerre à croire ces fadaises ! Maintenant elle a conscience de la réalité des choses, tous ces hommes partis contre leur gré ne sont que de la chair à canon. Ils perdent leurs vies contre d’autres hommes qui ne savent pas plus pourquoi on les a envoyés crever dans la boue, la puanteur, l’enfer de la mitraille. Pas plus que les autres Françaises, Noémie ne sait que de nombreux soldats désertent des deux côtés refusant de continuer ces combats absurdes. Elle ne sait pas non plus que la répression est impitoyable et que l’on fusille les déserteurs après des jugements sommaires.
On frappe à la porte ! Pendant des mois elle a pensé à ces coups sur le chambranle. Elle se les imaginait martiaux et sonores. Aujourd’hui ils sont si faibles, qu’ils sont presque couverts par le bruit du balancier de l’horloge dans la cuisine. Elle se lève machinalement, elle a tant de fois fait ce cauchemar qu’elle sait… Elle sait qu’elle verra un gendarme, l’air désolé qui lui tendra un papier en bredouillant cette annonce qu’elle redoute depuis si longtemps.
Marcel est mort en héros, on a retrouvé sa plaque au milieu des soldats déchiquetés.
Mort en héros, qu’en a-t-elle à faire la Noémie ? Elle ne l’avait pas terminé ce tricot, la guerre devait se finir, Marcel devait le porter, il devait embarquer sur un bateau et la vie serait repartie à la fois dure et heureuse. Elle ne sera pas la veuve d’un marin comme elle l’a si souvent craint, mais celle d’un soldat déraciné mort sur une terre qu’il ne connaissait pas.
Un moment elle a été tentée de jeter la laine, mais elle s’est retenue. Ces pelotes qu’elle a si longtemps travaillées sont précieuses. Elles lui ont permis d’être près de Marcel pendant toutes ces années. De Marcel, il ne lui reste qu’une photo : celle de leur mariage. Les autorités l’ont averti que le corps de Marcel Le Guenec n’avait pas été retrouvé, mais qu’elle était inscrite sur le grand livre de l’état en tant que veuve de guerre.
La vie a continué un plus triste qu’auparavant, cette fois sans espoir. Quand elle jette un regard sur l’océan, ce n’est plus pour elle qu’une immensité vide de sens. Elle sait qu’à l’est la guerre continue, que d’autres Marcels continuent de mourir. Mais plus rien ne la touche elle est devenue une âme vide. Elle ne peut même pas se rendre au cimetière, nul tombeau à fleurir, l’amour de sa vie est dispersé dans de la boue mêlée à d’autres débris.
La liesse s’est emparée du pays. L’armistice : 11 novembre 1918. Cette fin de la guerre tant attendue est arrivée. Noémie n’est pas concernée, elle est seule avec son chagrin.
Dans toutes les villes de France, même jusqu’au plus petit village reculé dans les campagnes on construit des monuments aux morts. Ils seront les témoins de l’immense saignée qui a frappé le pays, anéanti la majorité d’une classe d’âge.
À Betelbretz aussi on a commémoré sur une modeste pyramide les enfants du pays morts pour la patrie. Le nom de Marcel Le Gennec y figure en ordre alphabétique au milieu des six Bretons tués sur les champs de bataille de l’Est de la France.
Noémie a refusé d’assister à l’inauguration.
Elle s’est enfermée dans sa maison et seule devant sa fenêtre, regardant l’océan elle a repris son tricot.
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…
Bien écrit, plein de nostalgie et de souffrances tues.
Tranche de temps, tranche de vie.
https://www.youtube.com/watch?v=wGrdG85mmL0
[…] Pas plus que les autres Françaises, Noémie ne sait que de nombreux soldats désertent des deux côtés refusant de continuer ces combats absurdes. Elle ne sait pas non plus que la répression est impitoyable et que l’on fusille les déserteurs après des jugements sommaires.[…]
De tout ce que j’ai entendu, lu dans les livres et vu dans les documentaires et les films, j’ai toujours trouvé « le choc des coquillages » l’une des scènes les plus déchirantes de cette guerre absurde.
Je frissonne en pensant à l’image du soldat effrayé et tremblant, moqué de lâcheté, accusé de désertion puis exécuté.
Comment le soldat devrait-il se sentir en recevant l’ordre de tirer sur son camarade ?
C’est l’histoire de vies individuelles sans importance qui me touche le plus.
« Une maille à l’endroit, une maille à l’envers »… tout en attendant.
L’histoire de Noémie, toujours en attente me touche.
Très bien documenté, confrontant et émouvant !
Purana