Je ne sais pas ce que j’ai ce matin, je suis dans le flou et j’ai froid ?
Et comme ce banc de gare me semble dur !
Je l’aime bien ma gare. Cela fait maintenant plus de vingt ans que je l’emprunte pour me rendre à mon travail à la ville voisine.
Au début quand nous nous sommes installés avec Louisette à Garanceville sur Brissac, je trouvais pénible de me lever tôt le matin et me rendre en voiture à la gare. Puis peu à peu je m’y suis habitué.
Il faut dire qu’avec Louisette nous n’avons pas eu le choix. Notre « deux pièces » à Rouen n’était pas très confortable. Ce n’est pas avec nos traitements que nous pouvions espérer nous agrandir. Je suis cariste chez Renault et Louisette était femme de service dans une école. Elle a pu devenir nourrice à Garanceville sur Brissac. La maison que nous avons achetée dans ce village est assez grande pour accueillir trois enfants et quand il fait beau ils profitent du petit jardin. Au début de notre installation, Louisette était très heureuse de son indépendance et satisfaisait son amour des enfants, car nous ne pouvions en avoir.
Je ne me souviens pas de m’être garé, sur le parking de la gare, mais c’est tellement habituel que cela en est devenu un réflexe.
Je l’aime bien ma gare. Un bâtiment rose avec des petites fenêtres, un vrai décor de conte de fées. Il y a bien longtemps qu’il n’y a plus de chef de gare ni d’employé d’ailleurs. Ici comme partout en France sévit la politique d’économie. Une borne remplace les êtres humains. Une fois sur deux, elle est en panne…
Vu l’heure matinale du train, je suis souvent le seul voyageur qui monte dans le train. J’ai peur qu’un jour un technocrate à Paris ne décide que pour des raisons d’économie de fermer la gare de Boudiouville.
Décidément ce matin j’ai l’esprit bien embrumé. J’ai du mal à ouvrir les yeux. C’est comme si j’avais la gueule de bois. Mais c’est impossible ! Je ne bois que de l’eau.
D’ailleurs l’eau m’y fait penser, Louisette me dit souvent que je ne suis pas drôle. Elle rêve de faire la fête, de voyager, d’aller à Tahiti, en Chine, au Japon ou dans des pays dont j’ignore le nom. Je regrette de ne pas avoir pu lui faire un enfant, cela lui aurait changé les idées.
Le docteur dit que c’est de ma faute : l’azoospermie. J’ai eu bien du mal à en retenir le nom. Si j’ai bien compris, elle correspond à une absence complète de spermatozoïdes dans l’éjaculation. Pourtant Louisette n’a pas eu à se plaindre de moi pendant de nombreuses années. Mais c’est la vie, mes ardeurs se sont calmées peu à peu. Il faut dire aussi que Louisette avec l’âge est devenue moins sémillante et plus replète.
Après la visite chez le médecin, j’ai pris tous les médicaments qu’il m’avait prescrits. En vain ! Le ventre de Louisette restait désespérément plat…
Puisque la médecine conventionnelle ne pouvait rien, nous avons essayé « les médecines alternatives », homéopathie, infusions de plantes, acupuncture. Là aussi, échec.
Les magnétiseurs, les rebouteux n‘eurent pas plus de succès. J’ai presque honte à l’avouer : de nombreux cierges consumés à l’église… et summum, j’ai bu jusqu’à la dernière goutte une petite fiole d’eau de Lourdes rapportée par une voisine.
Il fallut bien s’y résoudre, mon azoospermie était incurable.
Avec le temps il me sembla que Louisette s’était fait une raison…
Je tente de bouger un peu, je ne sais pas ce qui m’arrive ce matin, j’ai l’esprit pâteux et mon dos me fait toujours aussi mal !
Comme je voyais que Louisette s’ennuyait à Garanceville et que je ne pouvais lui payer ces voyages mirifiques auxquels elle rêvait, je lui avais conseillé de s’inscrire au club de belote. Au bout d’une semaine, elle abandonna. Le club de pétanque n’eut pas plus de succès.
Elle s’étiolait de plus en plus.
Une chance pour moi, un soir j’invitais mon contremaître Lucien à dîner.
Il faut croire que ma femme manquait de relation sociale, mais à partir de cette soirée elle changea du tout au tout. Elle souriait et même elle chantait en faisant la vaisselle.
Devant cette réussite j’invitais Lucien plus souvent.
Je ne peux l’affirmer, mais il me semble qu’il ne fut pas étranger à ma dernière promotion…
Je fus étonné, mais Louisette qui n’avait pas aimé la belote et la pétanque s’était inscrite dans un club de bridge à Mondeville. Elle y allait dans la soirée trois fois par semaine.
C’est étrange ! J’ai vraiment mal à la tête ce matin.
Je n’y avais jamais pensé, Mondeville c’est la ville où habite Lucien…
Décidément ce banc est bien dur ! Il me semble que le train n’arrive pas vite aujourd’hui.
L’homme lève péniblement la tête, il constate qu’il est allongé sur une voie de chemin de fer.
Il tente de se lever, mais sans force il s’écroule.
Il sent les rails vibrer sous sa tête. Il est 6h14, malgré ce que disent souvent les mauvaises langues sur la SNCF, le train est à l’heure.
Du haut du ciel, je regarde les gendarmes lire la lettre posée à côté de moi. J’apprends que j’étais dépressif…
Ce que j’aime le plus dans ce texte, c’est ton nouveau style d’écriture.
Le récit est comme toujours clair et agréablement écrit avec les croquis précis des évènements. Cependant, au fil de la chronique, cette précision s’estompe progressivement pour laisser place à des mots non écrits qui nous mènent habilement vers la fin dramatique de l’histoire.
La mise en page est magnifique ! Les pensées qui traversent l’esprit du narrateur sont écrites au présent et en italique. Elles séparent les flux d’événements passés.
J’ai arrangé ces phrases de sorte qu’elles se suivent l’une après l’autre. Le résultat est étonnant : une incidence croissante de dépression et d’anxiété est déjà évidente avant de lire la chute ! Bravo !
Je ne sais pas ce que j’ai ce matin, je suis dans le flou et j’ai froid ?
Je ne me souviens pas de m’être garé, sur le parking de la gare, mais c’est tellement habituel que cela en est devenu un réflexe.
Décidément ce matin j’ai l’esprit bien embrumé.
J’ai du mal à ouvrir les yeux. C’est comme si j’avais la gueule de bois. Mais c’est impossible ! Je ne bois que de l’eau.
Je tente de bouger un peu, je ne sais pas ce qui m’arrive ce matin, j’ai l’esprit pâteux et mon dos me fait toujours aussi mal !
C’est étrange ! J’ai vraiment mal à la tête ce matin.
Décidément ce banc est bien dur ! Il me semble que le train n’arrive pas vite aujourd’hui.
Ce style est tellement puissant que j’ai vécu la scène finale comme une sorte de rupture presque violente d’une écriture parfaite.
Qu’est-ce que tu penses de ceci : écrire la scène finale dans le même style que le reste.
Laisse « l’homme » sauter sur la voie ferrée et mourir sans que tu n’en racontes rien après cet évènement
Laisse le lecteur tirer sa propre conclusion.
Une dernière phrase dramatique en italique serait comme une couronne sur la tête de cette nouvelle. Quelque chose comme « L’homme » (qui se tient sur le quai de sa gare préférée) décrit cette irrésistible attraction fatale de la voie ferrée. Dans sa main serrée, il y a un petit carnet rempli de notes manuscrites en belle écriture italique.
Belle nuit,
Purana
Cette nouvelle me laisse une impression très particulière : sur un quai de gare que je sens désespérément triste, cet homme sans âge, lancé dans un monologue que scandent des retours à une réalité bien physique.
J’en ferais bien un tableau d’Edward Hooper !
Ce qui me trouble un peu, pourtant, c’est l’intervention d’un narrateur extérieur dans les dernières lignes du texte : « L’homme lève péniblement la tête… »
Je n’ai pas compris non plus pourquoi « Louisette … satisfaisait son amour des enfants, car nous ne pouvions pas en avoir« . Une sorte de paradoxe ou bien ai-je mal lu ?
Une petite coquille : Je ne me souviens pas de mettre garé
Merci Purana et Hermano de vos commentaires détaillés sur ma modeste nouvelle.
Je trouve amusant, que tous les deux l’ayez interprété, comme le monologue d’un homme désespéré sur le quai d’une gare, car je dois l’avouer mon objectif était de traduire le ressenti d’un homme drogué par sa femme (avec l’aide de son amant ?) et déposé sur les rails à l’entrée de la gare et qui n’est pas conscient de la situation… Un crime maquillé en suicide…
Merci aussi pour la détection de la coquille passée inaperçue devant mes yeux et ceux de mes relecteurs.