Assis dans sa voiture Hubert Canson s’appuyait hébété sur son volant. Une véritable tornade venait de traverser sa vie.

Il y a une heure encore il était le directeur de gestion pour l’Europe de l’Est de la Keyley Compagnie. En cinq minutes il était devenu chômeur.

La Keyley Compagnie était pourtant toute la vie d’Hubert. À la fin de ses études, son BTS de comptabilité en poche il entra dans cette multinationale prestigieuse. Une fidélité de tous les instants et une compétence indiscutable lui permirent de gravir tous les échelons jusqu’à ce poste de directeur.

Tout s’était passé très vite. Le Président directeur voulait le voir immédiatement. Sans aucun préambule, il l’informa que la compagnie opérait une restructuration des services : les unités de gestion de l’Europe de l’Est et de l’Europe du Nord avaient fusionné. Conséquence, un poste de directeur était supprimé. Son licenciement prenait effet, ce jour. Il le remerciait pour les trente années consacrées à Keyley Compagnie. Un chèque représentant ses indemnités de départ l’attendait à la comptabilité. Hubert tenta de plaider sa cause en mettant en avant le chiffre d’affaires en progression ces dernières années. Mais le Président abrégea l’entretien prétextant un rendez-vous urgent aux États-Unis.

Ce n’était pas la première fois qu’un cadre était licencié dans son entreprise, mais Hubert l’avait toujours vécu comme un évènement secondaire. Ces choses-là ne peuvent arriver qu’aux autres ! Il associait ces licenciements à des fautes. Sa compétence et sa fidélité le mettaient à l’abri d’une telle chose…

L’homme qui sortit du bureau directorial n’était plus le même. Sa carapace de directeur était brisée. Comme l’information circule vite au sein d’une entreprise, les personnes qu’il côtoyait avaient changé d’attitude. Roger le comptable lui remit, gêné, un chèque sans autre commentaire. Les collègues rencontrés dans les couloirs le saluaient rapidement et hypocritement passaient leur chemin. Même Gisèle sa fidèle secrétaire, qu’il pensait être une amie, manifesta une compassion feinte en l’aidant à ranger ses affaires dans un carton. C’était la fonction qu’elle vénérait.  Les rôles étaient inversés : elle était en poste et lui partait…

                                                                                                                                                        ***

Quand vous avez la cinquantaine et que vous venez d’être licencié, la vie est souvent une suite de dégringolades. C’est ce qui arriva à Hubert Canson.

Les quelques zéros du chèque lui permirent dans un premier temps de maintenir le train de vie auquel il était habitué. Malgré des visites répétées au pôle emploi et la rédaction de dizaines de lettres, il ne put retrouver un emploi correspondant à sa qualification. Il comprit à la longue qu’un cadre de la cinquantaine est beaucoup trop âgé pour espérer une embauche. Il y a le discours officiel et la réalité…

Est-ce en raison des conditions matérielles qui ne cessèrent de se dégrader ou est-ce à cause l’humeur de Hubert qui devenait de plus en plus aigri et irascible, mais sa femme le quitta ajoutant un degré supplémentaire à sa déchéance ? Il dut se séparer du superbe appartement qu’il louait dans les beaux quartiers de Paris, pour louer un studio dans une lointaine banlieue. Pour subsister, il fut content de trouver un emploi de veilleur de nuit. Au contact d’autres victimes de la vie il prit l’habitude de boire. Les bonheurs éphémères apportés par le vin et les apéritifs se payaient par une dégradation toujours croissante de son corps et de son esprit.

Monsieur Hubert Canson, ex-directeur à la Keyley Compagnie, aurait pu terminer à l’hôpital comme d’autres épaves de son genre, les organes rongés par l’alcool.

Il faut croire que ce n’était pas sa destinée ou alors que l’individu avait encore en lui des ressources insoupçonnées. Un jour en se réveillant il prit conscience de sa déchéance.  Le désir de vivre prit le pas sur l’abattement dans lequel il croupissait depuis des mois. La Keyley Compagnie l’avait détruit, il n’aurait maintenant qu’un seul objectif détruire la Keyley !

                     ***

Il ne savait pas comment il allait procéder ; cela n’avait aucune importance. Il avait maintenant un but dans la vie !

Le plus difficile fut de se priver d’alcool. Il jeta toutes les bouteilles et ne fréquenta plus les bars. Quand il se sentait prêt à replonger, il pensait à la Keyley Compagnie…

Au cours de ses gardes de nuit, il eut le temps de peaufiner son plan d’action : il fallait saboter la multinationale par l’intérieur. Pas question d’utiliser un membre du personnel, après son licenciement, tous ses collègues lui avaient tourné le dos. La solution était d’introduire un élément extérieur dont il piloterait les actions.

Le ver dans le fruit serait Julien, un jeune homme d’une trentaine d’années, un marginal fréquentant le bar du commerce. Julien, un idéaliste ayant quitté tôt le système éducatif malgré une intelligence certaine. Jamais il n’avait voulu se plier aux contraintes du monde scolaire et encore moins à celles du monde du travail, il vivait de petits boulots.

Hubert n’eut aucun mal à le convaincre. Affronter et nuire, à une multinationale capitaliste ne pouvait que lui plaire !

Tel qu’il était, il était impossible de faire embaucher le jeune homme par la compagnie. Comme Hubert avait la même taille que Julien, il lui prêta un de ses costumes. Les habits conjugués à un passage chez le coiffeur transformèrent le marginal en un jeune loup.

C’est ainsi qu’il se présenta un matin bardé de diplômes au service de recrutement de la Keyley. Moyennant des sommes raisonnables, il existe dans les banlieues des faussaires qui vous transforment un modeste titulaire de CAP en un ingénieur sorti des grandes écoles. Avec des papiers d’identité, eux aussi faux, Julien, était devenu Jacques Dumont jeune diplômé sorti de l’École des Mines de Nancy.

La bombe était en place. Hubert disposait d’un aimable correspondant au service informatique.

***

Jacques était parfaitement entré dans la peau du personnage. Il avait souvent souhaité faire du théâtre. Ce rôle à contre-courant de sa nature lui plaisait. Il n’avait eu aucun problème à s’intégrer dans la structure de la Keyley où d’autres jeunes cadres rivalisaient de dynamisme et d’ambitions, prêts à s’entredéchirer pour obtenir les meilleures promotions. Cela avait été d’autant plus facile qu’Hubert l’avait informé de tous les arcanes de la firme. Au service informatique, il était chargé de la logistique du secteur Nord de la France.

Le réseau informatique d’une multinationale est l’outil indispensable d’une entreprise, mais c’est aussi son ventre mou. Et ce point faible était la clé du plan d’attaque de l’ex-directeur.

Au bout d’un mois, Jacques était au courant de tous les rouages de la Keyley Compagnie. L’attaque pouvait commencer !

***

À l’époque où Hubert était directeur, il était au courant de tous les échanges financiers pour l’Europe de l’Est, mais aussi des autres services. Peu à peu il s’était aperçu qu’à côté des transactions légales il en existait d’autres, plus discrètes,  substantielles et bien entendu délictueuses. Toutes ces opérations se faisaient à travers de sociétés-écrans par des mécanismes complexes et codés. L’informatique permettait ces transferts multiples et silencieux. Mais pour une personne avertie et experte comme l’était l’ex-directeur, ce silence pouvait parler. Hubert au fil des années avait réuni un dossier qui allait lui permettre d’agir.

****

Londres, le 24 novembre 2009

Le directeur financier entra dans le bureau de Sir James Andrew Halifax, vicomte de Forklok. Il était décomposé.

  • Que vous arrive-t-il mon bon Douglas ?
  • Une catastrophe, monsieur le président !
  • Soyez plus clair, je vous prie !
  • La Keyley Compagnie vient de perdre un milliard d’euros !
  • Vous plaisantez j’espère !
  • Hélas non !
  • Expliquez-vous !
  • Ce matin j’ai reçu des messages de nos comptes suisses, monégasques, des Îles Caïman. Aucun des virements programmés n’est arrivé. Plus grave encore ! Des ordres ont été envoyés pour vider les comptes !
  • Mais où est passé l’argent ?
  • Impossible de le savoir !

***

Deux hommes débarquèrent de l’avion à l’aéroport de Dubaï, le premier âgé d’une cinquantaine d’années Ernest Kayser et l’autre plus jeune Gabriel Vincent. Un Arabe les attendait avec une pancarte à leurs noms. Tous les trois s’installèrent dans une immense voiture américaine qui les conduisit à un embarcadère où les attendait une vedette rapide. Destination : une superbe propriété dans une île artificielle au large de l’Émirat.

***

Une foule importante se pressait à l’enterrement de Sir James Andrew Halifax, vicomte de Forklok. Il avait été retrouvé noyé dans sa baignoire. Les médecins avaient conclu à un malaise ayant entraîné la noyade.

C’était vraiment une série noire à la Keyley Compagnie : un directeur financier s’était pendu à son domicile. Sans doute en raison d’une dépression résultant du surmenage entraîné par les responsabilités de son poste…         

****

Hubert admirait les fonds marins. Avec Jacques ils étaient partis à une dizaine de kilomètres de la côte. Sa bouteille d’air arrivait à sa fin et il remonta se fiant au câble accroché à une bouée. La mer était déserte ! Pas un seul bateau…de tous côtés l’horizon était vide. Il comprit immédiatement. Il largua son équipement et commença à nager en se fiant à la position du soleil. Il nagea plusieurs heures sans apercevoir une seule embarcation. Il comprit que cet argent sale était maudit… Il allait le tuer comme il avait pourri Julien cet idéaliste.

****

Julien s’assit devant l’ordinateur. À lui la belle vie ! Il allait quitter Dubaï. Direction, la forêt amazonienne, un retour à la vie sauvage, son rêve de tous les jours, avec en plus de quoi s’assurer une opulence certaine… Il entra le code : rien. Nerveux il recommença, plusieurs fois. L’écran ne cessait d’afficher des messages d’erreurs. Il comprit qu’Hubert l’avait roulé…

****

Les agences de presse affichèrent l’information suivante :

« Un généreux donateur dont l’identité reste inconnue a fait virer sur les comptes de plusieurs associations caritatives un milliard d’euros »