La nuit tombait sur la mairie de Fustignac et pourtant le conseil municipal était encore réuni. Il faut dire que le débat était animé et le maire, monsieur Castel-Lignac défendait son projet avec vigueur. La réunion avait débuté depuis plus de cinq heures et les opposants commençaient à désarmer plus par fatigue que convaincus par les arguments présentés. Cette opposition était compréhensible, le projet avait de quoi dérouter la majorité d’agriculteurs siégeant au conseil. Monsieur le maire proposait tout simplement de construire un nouveau cimetière ! Aux yeux des représentants des citoyens de Fustignac cette idée était parfaitement iconoclaste. Aussi loin qu’ils s’en souvenaient les Fustiginois s’étaient fait enterrer dans le vieux cimetière adossé à l’église. Monsieur Castel-Lignac proposait d’en construire un deuxième plus vaste sur la pente d’une colline qui descendait doucement sur le Musardier, nom d’un ruisseau traversant les champs du pays. L’argument principal du maire était que les places se faisaient de plus en plus rares dans l’ancien cimetière. Il était nécessaire d’offrir aux futurs défunts une nouvelle aire de repos plus vaste. Bien qu’il en eut envie, il n’avait pas été jusqu’à inclure dans son projet, le déménagement des tombes vers le nouveau lieu. Il ne voulait pas heurter de plein fouet les membres de son conseil. L’exiguïté du cimetière n’avait pas convaincu une majorité des conseillers. L’un d’eux avait même dit : « on se serrera ! ». Il faut se mettre à la place de ces agriculteurs pour lesquels le cimetière est un lieu hautement symbolique, dépositaire de la mémoire collective du village. Les anciens certes mouraient, mais ils restaient présents dans le pays, leurs tombes étant toujours soigneusement entretenues et leur souvenir vivait dans les conversations. Les quelques rares Fustiginois qui avaient quitté le pays pour aller chercher fortune ailleurs s’étaient fait, tous, enterrer au pied de l’église. Il ne leur serait jamais venu l’idée de se faire inhumer ailleurs. Dans ces conditions, le projet d’un nouveau cimetière était mal parti. Mais c’était sans compter sur la ténacité de Castel-Lignac et de son influence dans la commune. Castel-Lignac issu d’une famille aisée était venu s’établir à Fustignac il y a une dizaine d’années son diplôme d’ingénieur agronome dans une poche et l’argent de la famille dans l’autre. Il avait racheté plusieurs milliers d’hectares à des paysans en fin de carrière. Tous les agriculteurs de Fustignac affirmaient que la terre était sacrée et qu’elle ne devait pas quitter la famille, mais ce grand principe fondait devant un chèque chargé de beaucoup de zéros. Fort de son importance dans le pays et grâce au souvenir d’un lointain ancêtre natif de Fustignac, Castel-Lignac avait réussi à se faire élire comme maire. Depuis « Monsieur » le maire faisait la pluie et le beau temps dans la commune. Mais aujourd’hui, son influence était soumise à une forte résistance. Avec le cimetière on touchait un sujet immatériel et tabou : la vie après la mort. Certes la religion n’avait plus l’influence d’autrefois et seules quelques vieilles bigotes assuraient un bataillon tentant de sauvegarder les valeurs chrétiennes auprès du vieux curé. Si les hommes riaient de la religion dans les trois cafés du village il n’en restait pas moins qu’ils étaient tous présents à l’église aux obsèques des anciens.
Castel-Lignac, conscient de l’importance des choses de l’au-delà aux yeux des habitants du village et donc des membres du conseil, avait sorti au fil de la réunion des arguments matériels propres à faire taire certaines oppositions. En premier lieu Auguste Levachon, propriétaire de la terre d’implantation du nouveau cimetière avait compris tout l’intérêt de vendre son terrain à la commune. Peu fertile, plein de cailloux, sa vente permettrait d’oxygéner la trésorerie de l’exploitation. L’entrepreneur du pays n’avait pas été difficile à convaincre non plus : de nouveaux travaux ne se refusent pas… Enfin pendant les interruptions du conseil municipal Castel-Lignac avait discrètement rappelé à certains conseillers, les prêts qu’il leur avait accordés et soulignait que l’achat d’une partie de leur récolte par la société, dans laquelle il était majoritaire, n’était pas éternel. Ces arguments hautement matériels lui avaient permis d’obtenir une majorité. Le conseil municipal avait donc décidé la construction d’un nouveau cimetière.
Un an après Castel-Lignac ceint de son écharpe tricolore l’inaugura par un beau dimanche de printemps. Les plus hautes autorités du département étaient là : le sous-préfet, le conseiller général et même l’évêque du diocèse était venu bénir cette première marche vers le ciel. L’inspecteur d’Académie aussi était présent ne pouvant laisser le terrain libre à l’Église. Le maire prononça un discours émouvant qui fut fort applaudi. Il était très fier de son nouveau cimetière. Il faut reconnaître qu’il y avait de quoi. Il était vaste, ensoleillé, donnant sur le sud où le Mursadier longeait les murs.
Quelque temps après…
Cela fut une fête dont les Fustiginois se souviendront longtemps. La mère Grégoire fêtait ses 100 ans. Arriver à cet âge n’est pas courant et si le village comptait nombre de personnes âgées souvent nonagénaires il n’était pas facile de franchir cette borne symbolique, les dix dernières années étant les plus dures à vivre ! Tous les habitants étaient réunis autour de la centenaire affalée dans son fauteuil, le maire prononça un discours émouvant, rappelant la vie exemplaire de l’aïeule et ce fut un triomphe quand l’impétrante plongea ses lèvres dans une coupe de champagne. Castel-Lignac ne pouvait s’empêcher de penser à « son » cimetière : la mère Grégoire n’allait pas tarder à l’inaugurer…
Il n’eut même pas à attendre un mois, un jour sa secrétaire entra dans son bureau :
- Monsieur le maire, la mère Grégoire vient de mourir !
Cachant sa satisfaction il courut à la ferme assurer la famille de son soutien.
Sa satisfaction fut de courte durée. Le soir même il apprenait que les héritiers de la mère Grégoire souhaitaient l’enterrer dans l’ancien cimetière. Dépité, le maire proposa, d’offrir une concession dans le nouveau cimetière : la commune devait bien cela à son auguste citoyenne ! Dans une campagne où un sou est un sou, une offre aussi alléchante devait rencontrer un succès. Eh bien non ! La tradition était la plus forte, plusieurs générations de Grégoire étaient enterrées au pied de l’église et la doyenne devait être enterrée auprès de ses parents et grands-parents. Castel-Lignac argumenta en plaidant que le caveau était plein. Comme l’avait déjà dit un de ses conseillers en séance, « on se serrera » répondit le fils aîné. Il sortit son dernier atout en proposant de payer les obsèques, mais rien n’y fit. Les pompes funèbres firent, ce qu’elles appelaient pudiquement « une réduction » et la mère Grégoire fut enterrée dans le caveau familial.
Castel-Lignac fut déçu par cet échec, il n’avait pas l’habitude que les choses lui résistent. Néanmoins, il gardait espoir, ce n’était qu’une question de temps ! Comme nous l’avons dit, Fustignac ne manquait pas de personnes âgées…
Mais le temps passait et le nouveau cimetière restait toujours vide. Pourtant, les occupants potentiels n’avaient pas manqué : un jeune homme mort dans un accident de voiture, deux attaques cardiaques, trois cancers, deux nonagénaires. Personne ne voulait reposer à côté du Musardier.
Castel-Lignac fulminait. Parcourant « son œuvre » il pestait contre l’imbécillité des Fustiginois. Il était pourtant accueillant son cimetière : ensoleillé, calme et avec une vue splendide sur la vallée.
Un de ses amis de l’Agro auquel il racontait ses malheurs lui suggéra une solution. Dans la ville voisine dans 15 jours devait avoir lieu la foire annuelle. Traditionnellement le village de Fustignac y était représenté par un stand proposant les produits du terroir de ses agriculteurs. Tous les ans la commune organisait une tombola dont les prix étaient constitués par des paniers garnis de productions Fustiginoises. La nouveauté cette année serait un gros lot constitué d’une concession et d’une inhumation gratuites dans le nouveau cimetière. Quand Castel-Lignac fit cette proposition au conseil municipal le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’elle ne rencontra pas un franc succès. Les difficultés apparues lors du vote de la construction du cimetière étaient encore dans tous les esprits. Certains conseillers se réjouissaient en silence de l’échec du maire. La méthode de promotion du lieu de repos éternel en choquait beaucoup. Malgré l’exposé du maire qui mettait en avant la modernité de la méthode, une majorité du conseil restait réticent. Comme toujours ce sont les arguments financiers qui emportèrent la décision. La construction du cimetière avait largement entamé les finances de la commune et si la vente de concessions ne se faisait pas rapidement, il serait nécessaire d’augmenter les impôts locaux. Chacun pensait à son porte-monnaie et la proposition fut votée. Il fallait bien amorcer la pompe ! Les conseillers eurent d’autant moins de scrupules qu’après tout le gagnant de la tombola ne serait sans doute pas du village.
Un peu plus tard…
La foire eut lieu. La totalité des billets de tombola fut vendue. La plupart des visiteurs du stand prenaient un ou plusieurs billets sans vraiment lire la composition des lots. Certains revenaient interloqués par la nature du premier lot. Les responsables Fustiginois étaient un peu gênés pour fournir une explication et parlaient de modernité. Il fallait vivre avec son temps ! D’ailleurs ne voyait-on pas maintenant des publicités dans les journaux et à la télévision sur l’organisation d’obsèques… Les visiteurs repartaient dubitatifs. De toute façon, ils avaient plus de chance de gagner un panier de victuailles et s’ils gagnaient le premier lot ils n’étaient pas concernés directement, ils trouveraient bien quelqu’un à qui cela ferait plaisir !
Dans la soirée le tirage eut lieu. Castel-Lignac monté à Paris n’ayant pu être présent, téléphona et se fit lire la liste des gagnants. Il avala de travers quand il entendit le nom du gagnant du premier lot : madame Germaine Castel-Lignac. Furieux il téléphona immédiatement à sa femme. Celle-ci lui avoua qu’ayant visité la foire elle s’était sentie obligée d’acheter quelques billets. La femme du maire devait donner l’exemple…
Dire que « monsieur » le maire était furieux quand il prit la route pour retourner à Fustignac est faible. Il se retrouvait une fois de plus, avec le cimetière sur les bras. De plus il se sentait ridicule et Castel-Lignac n’aimait pas cela. La colère n’est pas le meilleur moyen de résoudre un problème et en plus elle est incompatible avec une conduite prudente sur la route. La voiture victime de la hargne du maire fonçait sur la route à une vitesse excessive et non autorisée. Par une nuit noire et en raison d’une attention relâchée, dans un virage elle quitta la route pour terminer sa course dans un platane.
Le premier adjoint ceint de son écharpe tricolore présida l’enterrement du maire dans le nouveau cimetière. Le conseil municipal avait décidé à l’unanimité que la place de Castel-Lignac ne pouvait être que dans ce lieu dont il avait été l’instigateur. Les plus hautes autorités du département étaient encore là : le sous-préfet, le conseiller général et même l’évêque du diocèse était venu bénir la dernière demeure de ce grand citoyen. Inutile de dire qu’une fois de plus, l’inspecteur d’Académie était présent, digne représentant de la laïcité. Le premier adjoint prononça un discours émouvant qui fut fort applaudi. Monsieur le maire pouvait être fier de son nouveau cimetière. En plus, il donnait l’exemple.
Le texte est très bien composé.
L’introduction est invitante et elle est d’une longueur agréablement proportionnelle aux autres sections de l’histoire.
Cela donne à l’ensemble un aspect d’écriture décontractée : l’auteur ne se précipite pas dans l’introduction pour atteindre la phase d’action. À son tour, cette partie médiane adapte le tempo puis le transfère à la dernière section.
La chute ne suscite pas le sentiment d' »allons en finir avec ».
La langue employée n’est ni lourde ni doucereuse.
Oui, j’aime tout cela, vraiment !
Il n’y a qu’une toute petite chose et maintenant, j’aimerais bien vider mon sac : pourquoi, juste avant de lire que la mère Grégoire venait de mourir, je savais déjà que le maire, monsieur Castel-Lignac, allait être le premier habitant du nouveau cimetière ?
Merci de laisser tomber cette remarque si je suis la seule personne à l’avoir deviné.
Après tout, ce n’est pas trop difficile pour moi puisque je possède du talent mystérieux pour deviner : je vois et sens toujours la fumée avant de me précipiter pour sauver l’omelette. Mort de rires.
Eh bien, il s’en passe de belles à Fustignac !
Oui, je suis d’accord avec Purana, ce n’est pas ta meilleure intrigue.
Par ailleurs, peut-être un petit coup de fatigue dans le premier paragraphe, mais rien de plus normal, la réunion était tellement longue !!
enterrés au pied de l’église – enterrer
Ils ne leur seraient jamais venus – il ne leur serait jamais venu
s’établir à Fustignac il y une – il y avait une
Merci Hermano de ces corrections, fautes impardonnables qui ont échappé à de nombreux lecteurs…
Pourtant cette nouvelle n’est pas récente et je l’avais publiée en son temps sur un site intitulé « Bonnes nouvelles ». Site qui me semble avoir disparu de la toile, après s’être cantonné, ensuite, plusieurs années à publier les adresses des sites de « concours de nouvelles ».
« Le cimetière » avait rencontré, sur le site « Bonnes nouvelles« , un certain succès puisque les responsables avaient décidé de le publier sous une forme sonore accessible aux aveugles.
Mais je comprends qu’il puisse déplaire à certains lecteurs, nous n’avons pas tous heureusement les mêmes goûts.
J’avoue néanmoins que j’ai une certaine tendresse pour cette nouvelle, que contrairement à toi je considère, comme une des meilleures que j’ai écrites.
J’en déduis aussi que tu ne dois pas apprécier un roman que j’adore « Clochemerle » de Gabriel Chevalier.
Non, je ne dis pas que le texte me déplaît, mais seulement que – pour moi – tu en as produit de meilleurs.
Mais, bien sûr, c’est une histoire de goûts… Je ne discute d’ailleurs jamais les goûts ! Un droit d’aimer inaliénable…
J’ai honte de dire que je n’ai jamais lu Clochemerle dont je ne connais que le titre et l’esprit car on qualifie souvent certaines péripéties de voisinage en disant » C’est Clochemerle ! »
Au plaisir de te lire de nouveau bientôt, Loki !
Si tu en as le temps je te conseille vivement la lecture de « Clochemerle » c’est un régal d’humour. L’effervescence d’un petit village du Beaujolais, non pas pour la construction d’un cimetière…mais d’une pissotière !