Kevin était heureux.
Enfant unique, il vivait au Bénin, avec ses parents. Son père ingénieur était directeur d’une mine d’uranium et sa mère botaniste en mission pour le CNRS.
Tous trois habitaient dans une résidence non loin de Cotonou. Ce lotissement isolé de l’extérieur par une enceinte sécurisée permettait aux résidents de vivre pratiquement en autarcie.
Gérée par la Compagnie internationale des métaux et minerais, cette résidence assurait à ses occupants un confort et un luxe tranchant avec la vie des Béninois.
Des boys africains se chargeaient des tâches quotidiennes dans l’habitation des parents de Kevin. Une nounou noire mama Dialo s’occupait spécialement du jeune garçon. Elle était pleine de tendresse et Kevin était très attaché à cette femme d’une quarantaine d’années, à la corpulence généreuse. Les parents de l’enfant étant très occupés par leur métier, mama Dialo lui consacrait tout son temps. Une institutrice avait été recrutée par la Compagnie internationale des métaux et minerais pour assurer l’instruction des jeunes enfants de la résidence. Passé l’âge de onze ans, ceux-ci devaient emprunter un car affrété par la Compagnie pour aller poursuivre leurs études dans un collège, puis un lycée à Cotonou.
Kevin était âgé de six ans quand se produisit un événement qu’on qualifierait d’anodin.
Comme dans beaucoup de pays d’Afrique, les Européens ont peur des piqûres de moustiques, qui sont souvent porteurs de protozoaires pouvant entrainer le paludisme.
Ils dorment donc en entourant leurs lits de moustiquaires, aspergent les murs de leurs maisons d’insecticides. Mais cela reste insuffisant.
Pour pallier le risque de paludisme, la seule solution est d’ingérer quotidiennement de la quinine ou des substances de la même famille.
Ce jour-là Kevin dormait tranquillement, quand un moustique déjouant tous les pièges parvint à se glisser sous la moustiquaire et piqua le jeune enfant. Rien de plus banal au Bénin, aucune crise de palu n’était à craindre, car le sang du jeune garçon était gorgé d’alcaloïde. Pourtant cet événement allait affecter toute sa vie…
La vie de Kevin se poursuivit donc dans la quiétude africaine qui caractérise les séjours des Européens dans ces pays. Le jeune garçon était toujours aussi dorloté par mama Dialo, son emploi du temps était rythmé par les cours de mademoiselle Fournier où il pouvait rencontrer des garçons et des filles de son âge, qui se retrouvaient en dehors des cours pour jouer ensemble. Ses parents lui avaient acheté deux animaux de compagnie : un caméléon et un petit singe. Il adorait quand Léo, le caméléon, se perchait sur son épaule et attrapait à l’aide de sa longue langue les insectes qui passaient à sa portée. Il avait hâte après l’école de retrouver Arthur, un petit singe au ventre rouge qui remplaçait tous ses jouets.
Mais au bout de deux ans, les deux animaux moururent. Le jeune garçon eut beaucoup de peine : il prit conscience que la vie pouvait être moins douce. Il refusa d’autres animaux pour les remplacer.
Au Bénin sa vie suivit son cours sans problème jusqu’à son retour en France quand la mission de ses parents prit fin.
Âgé alors de 16 ans, il avait le plus grand mal à s’adapter au climat et à la vie parisienne, son passé africain l’avait profondément marqué. Quand il croisait une nounou noire, il avait un pincement au cœur et se rappelait de mama Dialo.
Ses parents étaient inquiets, car il était devenu taciturne, il n’avait aucun ami, à un âge où les garçons s’ouvrent sur les choses de la vie il semblait insensible aux jeunes filles qu’il côtoyait.
Tous les jours il allait au zoo de Vincennes. Ses parents avaient mis cette passion sur le compte de son spleen africain. Cet intérêt pour un jardin d’acclimatation n’était pas courant, mais après tout c’était une passion comme autre.
Le drame débuta le jour où ils reçurent un coup de téléphone du commissariat. Kevin venait d’être appréhendé alors qu’il venait de pénétrer dans l’enceinte de chimpanzés.
Quand les parents vinrent chercher leur fils au commissariat, ils furent atterrés. Le jeune homme attendait, assis sur un banc, prostré, le visage en larme.
Un capitaine de police leur expliqua que les soigneurs avaient trouvé Kevin, caché dans un coin de la cage, tenant dans ses bras une jeune guenon chimpanzé. Ce fut un véritable drame quand ils voulurent les séparer. Le garçon se débattait et s’accrochait désespérément au singe et la femelle hurlait, griffait les soigneurs, en essayant de rattraper Kevin. Les hommes étaient surpris, Marylin était pourtant une guenon, pacifique et même affectueuse, qui n’avait manifesté jusqu’à ce jour aucune velléité ou violence. On avait appelé la police tant le jeune homme se débattait et braillait. Un médecin lui injecta un sédatif pour le calmer. Le capitaine en regardant tristement les parents leur conseilla d’aller consulter dans un service de psychiatrie, car depuis son arrivée au commissariat, il ne cesse de murmurer : je l’aime, je l’aime…
Kevin fut hospitalisé à l’hôpital St Anne. Il aurait pu enrichir la cohorte des patients, victimes de dysfonctionnements cérébraux, cet hôpital n’en manque pas. Des médecins compétents et dévoués essaient de guérir ou tout au moins de pallier les troubles dont sont atteints leurs patients. Ces altérations nombreuses et variées viennent enrichir les communications dans la littérature médicale. Le cas de Kevin étant nouveau et singulier, il fut suivi par le professeur Auguste Malin. Il interrogea les parents sur le passé, les comportements et les différentes maladies du jeune homme. Classer les troubles dont souffrait Kevin dans les déséquilibres psychopathologiques ne le satisfaisait pas. Ce qui troublait ce grand praticien et chercheur c’était le passé africain du jeune homme. Y avait-il corrélation entre son attirance anormale pour la femelle chimpanzé et son séjour au Bénin ?
Le professeur Auguste Malin était d’autant plus troublé qu’il s’était rendu au zoo de Vincennes et avait interrogé les soigneurs de la guenon Marylin. Depuis l’esclandre de Kevin, la femelle ne voulait plus manger et restait prostrée au fond de sa cage. Le vétérinaire avait décidé de la faire nourrir artificiellement, pour sa survie.
Le professeur Auguste Malin était un pur scientifique, pourtant cette idylle, entre un garçon et une jeune femelle chimpanzé, le perturbait et évoquait pour lui Roméo et Juliette. L’obstacle n’était pas ici la rivalité entre les familles, mais la barrière entre les espèces.
Le professeur Malin faisait partie d’une grande famille de médecins. Chez eux on était médecin de père en fils depuis le 16e siècle. Et André, son frère ainé, s’était spécialisé dans l’épigénétique. Il était nobélisable, mais hélas, ce n’est que lorsque leur carrière s’achève que les impétrants sont récompensés !
Le professeur Auguste Malin ayant évoqué le cas de Kevin au cours d’un repas de famille, cette information ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Le professeur André Malin demanda à son frère l’autorisation de consulter le dossier médical du jeune homme et de prélever quelques cellules à l’intérieur de ses joues.
Une semaine après les deux frères étaient réunis dans le bureau d’Auguste à l’hôpital St Anne.
Le professeur André Malin ouvrit le dossier qu’il avait apporté :
- Je suis formel, ton patient ne relève pas de la psychopathologie, mais de l’épigénétique !
- Explique-toi André !
- Alors que la génétique correspond à l’étude des gènes, l’épigénétique s’intéresse à une « couche » d’informations complémentaires qui définit comment ces gènes vont être utilisés par une cellule… ou pas. En d’autres termes, l’épigénétique correspond à l’étude des changements dans l’activité des gènes, n’impliquant pas de modification de la séquence d’ADNet pouvant être transmis lors des divisions cellulaires. Contrairement aux mutations qui affectent la séquence d’ADN, les modifications épigénétiques sont réversibles.
- Je connais tes recherches en épigénétique, mais explique moi en quoi elles concernent le jeune Kevin.
- Dans mon laboratoire nous avons étudié les cellules de l’échantillon que nous avons prélevé. J’ai maintenant la certitude que son génome a été affecté par des modifications épigénétiques.
- Tu penses donc que son attirance pour la femelle chimpanzé résulterait de telles modifications ?
- Il y a grandes chances !
- Mais je pensais que tout était déjà inscrit dans nos gènes…
- C’est ce qu’on croyait encore récemment ! Mais notre environnement a une influence sur notre génome par des modifications dites « épigénétiques ». Par exemple, avec des patrimoines génétiques identiques, deux jumeaux peuvent évoluer différemment en fonction de leurs environnements respectifs. Les individus, et par voie de conséquence leurs gènes, sont en effet soumis à de nombreux facteurs environnementaux : alimentation, maladies, médicaments et toxiques, stress, lieu et hygiène de vie, qui peuvent modifier autant leurs cellules que leur ADN. Ainsi dans les paires de jumeaux monozygotes, de grandes différences en ce qui concerne la trajectoire de vie ont été constatées. L’un pouvait développer une obésité et l’autre rester mince ; l’un pouvait être sain d’esprit et l’autre développer une pathologie mentale.
- C’est effarant !
- C’est d’autant plus effarant que nous avons comparé le génome de Kevin à celui d’un chimpanzé, ils ont de grandes similitudes…
- Ainsi Kevin et Marylin pourraient être des Roméo et Juliette !
- Oui dans l’absolu, car les hommes et les chimpanzés ne sont que des cousins ce qui empêche la fécondation entre les membres de l’espèce… Mais ce qui m’intrigue, c’est, comment la modification du génome a pu se produire ?
- Ne compte pas sur moi pour répondre à cette question, entre nous deux c’est toi « le nobélisable »…
- « Le nobélisable » en est réduit comme tous les chercheurs à des conjectures. Plusieurs exemples me viennent à l’esprit. Les drosophiles et les yeux rouges. En avril 2009, le Dr Renato Paro, de l’Université de Bâle, a annoncé une nouvelle découverte formidable les concernant : si un œuf de drosophile est chauffé à 37° degrés avant éclosion, la mouche a les yeux rouges. Sinon, elle a les yeux blancs. Mieux ! Le caractère « yeux rouges » est passé de génération en génération. Il s’agit donc d’une caractéristique acquise par l’influence d’un facteur externe(la température) qui devient héréditaire.
- Il fait chaud en Afrique, mais ce n’est sûrement pas ce facteur qui intervient dans notre cas !
- Effectivement ! L’alimentation aussi peut intervenir… Exemple : la famine hollandaise qui sévit en 1944. Pendant l’hiver 1944-1945, l’ouest des Pays-Bas a été affamé suite à un blocus décrété par l’Allemagne nazie. Les études ont montré que les enfants de femmes enceintes exposées à cette famine étaient atteints de pathologies telles que le diabète, l’obésité, des maladies cardiovasculaires, la microalbuminurie (albumine dans les urines), etc. Par ailleurs, ils étaient plus petits que la normale. Devenus adultes, ils ont ensuite eu eux aussi des enfants plus petits que la moyenne !
- Je crois, mon grand frère, que tu pédales dans la choucroute si j’ose employer cette expression triviale, tu t’éloignes du sujet, la famine, non plus, ne peut s’appliquer dans le cas qui nous intéresse.
- Je suis d’accord frérot, aussi je m’orienterai vers l’hypothèse d’un vecteur transmettant une caractéristique d’un animal vers l’homme. L’eau peut-être ? L’alimentation ? L’air ?
- Et pourquoi pas un parasite commun aux deux espèces ? Une puce, un moustique ?
- Ton hypothèse n’est pas stupide, Auguste ! Effectivement il pourrait y avoir dans ces cas un mélange de sang…
Le professeur, rêveur, se gratta longuement la tête.
- Si l’hypothèse est plausible, il reste à en trouver le mécanisme…
Un de ses soigneurs avait téléphoné à cinq heures du matin au directeur du zoo de Vincennes. Ce dernier n’en croyait pas ses oreilles. Pourtant arrivé devant la cage des chimpanzés, il avait dû se rendre à l’évidence : la porte d’entrée avait été forcée et une des femelles avait disparu. Dans un premier temps il pensa que l’auteur de cette effraction et du vol ne pouvait être qu’un trafiquant d’animaux sauvages. Il ne manque pas sur le marché d’amateurs de singes et en particulier de chimpanzé. Pourtant cette disparition lui semblait suspecte. Il lui paraissait difficile de faire sortir discrètement de l’enceinte du zoo, un animal de cette taille, même anesthésié, sans la complicité d’un membre du personnel. Le directeur avait une confiance totale dans ses gardiens et soigneurs. L’un d’eux lui rappela l’incident ayant eu lieu un mois auparavant. Or c’était Marylin qui avait disparu…
Il téléphona immédiatement à l’hôpital St Anne. Une coïncidence ? Le jeune Kevin lui aussi avait disparu ?
La police fut immédiatement prévenue rapidement. Retrouver le jeune homme et surtout un chimpanzé dans la région parisienne devait être assez facile…
Mais on ne retrouva ni Kevin, ni Marylin…
Année 2040.
Un journal du soir titra :
Une mystérieuse et macabre découverte dans les caves d’un bâtiment de l’hôpital St Anne en réfection : deux squelettes enlacés. D’après les médecins légistes il s’agit du squelette d’un homme jeune et d’une femelle chimpanzé.
…
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers
Enfants, voici des bœufs qui passent
Cachez vos rouges tabliers
V. Hugo
Hermano c’est gentil de comparer mes écrits à ceux de Victor Hugo. Mais je crains de ne pas terminer au Panthéon ! 🙂
Comme sur ce site on adore la poésie voici un avatar de ma nouvelle !
C’est deux là
D’amour s’aimaient
Mais la nature y mettait le holà
Comme les hommes s’y opposaient
La barrière ils ne purent franchir
Leurs os seuls restent dans notre souvenir
Ah, mais ça me rappelle Victor Hugo à moi aussi: le final de Notre Dame de Paris où on trouve les squelettes enlacés d’Esmeralda et de Quasimodo au pied du gibet de Montfaucon!
Merci Loki pour cette nouvelle très originale qui évoque les thèses de l’anti-spécisme: hommes et animaux sont-ils si différents? Y a t-il une barrière ou un continuum?
Personnellement, j’aurais bien aimé des développements sur la fugue et l’histoire d’amour entre Kevin et Marylin. Tu as su attiser mon intérêt et maintenant cette grande ellipse jusqu’à 2040 me laisse sur ma faim. Mais peut-être en saurais-je plus dans une prochaine nouvelle de ton cru? Ou pas…
Cette histoire d’osses me fait aussi penser à Pompéi…
Tu sais, Loki, le Panthéon, c’est assez surfait ; et les cérémonies sont siiii longues…