Aujourd’hui, je sais…

Le doute s’était insinué en moi sans être suffisant pour me convaincre.

 Pourtant quand je me souviens de ma vie cela devient une évidence.

 Mon enfance et ma jeunesse se sont passées très vite, peu de souvenirs marquants.

Je suis né à Maubeuge dans une famille ouvrière, mon père était ouvrier dans une fonderie et ma mère faisait des ménages. De braves gens qui élevaient dignement leur fils unique. Un jour j’avais dit à ma mère que j’aurais aimé être né dans une famille riche, riche comme celle du directeur de la fonderie de mon père. Le voir se promener dans sa superbe auto dans les rues de Maubeuge avec sa femme et ses deux filles, me fascinait. Mon père n’avait qu’un vélo qu’il enfourchait tous les matins pour se rendre à l’usine.

J’avais parlé à ma mère de ses différences de conditions. Pourquoi eux ? Et pas nous ? À l’époque je n’avais pas réagi quand elle m’avait répondu : « c’est le destin !» Aujourd’hui je prends pleinement conscience de son fatalisme. Ce fameux « destin » qui organise les choses dans un ordre établi, qu’il est vain de vouloir changer …

 Bien qu’elle m’ait convaincu à cette époque du bien-fondé de l’organisation de la société, une force, je le comprends aujourd’hui, m’incita à réagir.

Je venais d’avoir 11 ans, j’avais été un élève plutôt moyen dans les premières classes du primaire, je me réveillai en CM2. Je terminais premier, au grand plaisir de mon instituteur monsieur Delabis. On parle souvent de l’ascenseur républicain, ma hargne m’incita à y grimper. C’est ainsi que j’accédais à un des collèges de Maubeuge. Pourtant cela ne suffisait pas à mon ego. Est-ce le souvenir de la superbe auto du directeur de la fonderie qui me donna l’impulsion de poursuivre ma progression ? Alors que la plupart de mes camarades de CM2 passés de justesse en sixième vivotaient de classe en classe, en profitant de l’inertie du système éducatif, je continuais à décrocher de bonnes notes. Une majorité d’entre eux fut orientée vers un lycée professionnel. C’était aussi le désir de mon père qui voyait dans cette orientation et mes aptitudes la possibilité que je puisse devenir ouvrier spécialisé et même contremaître dans les fonderies « Chaudmétal ». C’est sans doute la même force qui m’avait incité à me dépasser en CM2 qui me donna l’audace de m’opposer à mes parents et d’entrer en seconde dans le lycée Maurice Thorez de Maubeuge. Tout est clair aujourd’hui, cette impulsion me permit de sortir du lycée avec un bac scientifique, de m’inscrire en classe préparatoire à Lille, d’intégrer une école d’ingénieur. Et d’être aujourd’hui responsable de productions dans les fonderies « Chaud métal », à la grande fierté de mes parents.

 Je viens d’avoir 28 ans, tout m’a réussi jusqu’à maintenant.

 Quand je me regarde dans la glace, je suis assez satisfait de ma personne. J’y vois un homme d’un mètre quatre-vingt-dix, le visage viril, la mâchoire volontaire, une chevelure brune éclatante, des dents blanches qui mettent en valeur des lèvres charnues. D’aucuns me disent que j’ai un visage de pharaon. Par modestie je ne parlerais pas de mon corps d’athlète. J’ai beaucoup de succès auprès de la gent féminine.

 

Les deux filles du directeur que je voyais passer dans la voiture de leur père dans les rues de Maubeuge ont grandi. C’est surtout la cadette, Juliette qui m’attire. Ce mot est d’ailleurs faible, je suis tombé amoureux fou ! Elle est aussi blonde que je suis brun, des yeux bleus éclatants, un visage quasiment parfait, des formes harmonieuses.

Tout devrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je suis cadre dans la fonderie de son père, je ne pourrais que lui plaire et pourtant cette belle mécanique qui m’a été si favorable jusqu’à maintenant s’est grippée. Et aujourd’hui je sais pourquoi…

Plusieurs fois je l’ai abordée et nous avons discuté, mais la conversation s’est cantonnée à des banalités. Manifestement son intérêt pour moi n’a pas dépassé celui qu’une fille de directeur peut normalement porter à un cadre de son père. Toutes les tentatives pour rendre ces conversations plus intimes se sont révélées des échecs.

 La force m’avait abandonné, pire encore, je m’étais aperçu que Juliette était tombée amoureuse d’un Syrien de 40 ans, engagé depuis peu, fondeur dans l’usine.

J’étais fou de jalousie ! Dans mon inconscient j’avais élaboré un plan pour me débarrasser de ce bellâtre devenu un rival encombrant. Je connais parfaitement le fonctionnement de l’usine. Un système peut se dérégler et une partie de la coulée incandescente peut rater le moule et se déverser sur le fondeur…

La force qui m’avait incité à me dépasser me poussait maintenant à me détruire. Je passais du rêve au cauchemar…

 

Une chose inimaginable arriva…

J‘étais prostré plein d’acariâtreté quand j’entendis une voix m’interpeller…

  • Ne vois-tu pas que tu te fais manipuler ?
  • Manipuler ? Qui êtes-vous ?
  • Je suis là, sur l’étagère à côté de toi…
  • Sur l’étagère, à côté de moi ?
  • Oui, nous sommes tous les deux posés sur cette étagère. Comme toi, je suis le héros d’un livre, et comme moi, tu n’existes que par la volonté de l’auteur ! Tu penses exister alors que tu n’es que le personnage d’un roman. Tu n’es qu’une marionnette qu’un auteur manipule à son gré.
  • Je restai sidéré. … …

J’étais atterré ! Mettez-vous à ma place, apprendre si brutalement que vous n’existez que dans le cerveau d’une personne, que vous ne connaissez même pas, est très déstabilisant.

  • Mais oui mon pauvre vieux ! Moi aussi j’ai eu du mal à comprendre. Je ne me plains pas, car mon roman se termine bien. Alors que toi, ton auteur est un spécialiste de la douche chaude et de la douche froide. Il se complaît à te donner une vie de rêve pour ensuite, te faire dégringoler dans les pires ennuis, et crois-moi ce n’est pas fini, quand tu auras tué ton rival non seulement tu n’auras pas ta Juliette, mais c’est la prison qui t’attend, la prison avec toutes ses turpitudes. Je n’ose imaginer la fin qu’il projette pour toi.

J’étais terrifié. Je prenais conscience de ma fragilité tout au long de ce que je croyais être ma vie, je ne prenais aucune décision, j’obéissais aux désirs de mon auteur.

 Que faire ? Il me restait plus qu’à me plier à ce que j’appelais le destin.

Mon interlocuteur avait sans doute lu dans mes pensées…

  • Peut-être pas !
  • Peut-être pas ?

Mon compagnon de papier dit ou plutôt murmura comme s’il craignait d’être entendu :

  • Je ne pourrais l’expliquer, mais je sens que tu as aujourd’hui une opportunité rarissime. Changer de roman !
  • Changer de roman ?
  • Oui ! Où il y a une volonté, il y a un chemin. Concentre-toi et peut-être ton personnage franchira la distance si proche entre ton manuscrit et mon roman ?

De ma vie de papier, je ne fis jamais un effort si violent.

Le miracle se produisit. Je me retrouvais dans un autre lieu. Une autre Juliette m’y attendait. Évidemment nous nous mariâmes et nous eûmes beaucoup d’enfants.

 

***

 L’auteur se penche sur le manuscrit qu’il vient de tirer de la bibliothèque, il a beau le lire et le relire, il lui semble que son histoire n’a pas de sens.

 C’est comme si son personnage principal s’était effacé de son esprit…