J’ai tout essayé pour sortir de la monotonie de la vie.

Je sais bien que je ne devrais pas me plaindre. Je suis jeune, 26 ans, d’après certains, relativement joli garçon, un emploi, certes pas prestigieux, mais stable. Et ce n’est pas négligeable à une époque où les chômeurs sont légion. Ajouté à cela que je suis locataire à Suresnes d’un deux-pièces de 26 m2 d’un loyer modéré, ce qui aussi est une chance quand on connaît la difficulté à se loger en région parisienne.

Je suis vendeur depuis deux ans au BHV, au rayon des luminaires. J’essaie tous les jours de me persuader que ce rayon me met en lumière (!) et que je pourrais avoir la malchance d’avoir un poste de vendeur au sous-sol au rayon bricolage et de manipuler toute la journée de vis et des boulons, des interrupteurs ou des accessoires pour WC.

Il n’empêche que ma vie me semble vide et sans consistance. Il doit y avoir autre chose que les luminaires, les voyages quotidiens Suresnes-Hôtel de ville où je côtoie d’autres zombis, les congés annuels dans la famille à Beton-Bazoches.

Comme je ne veux pas terminer comme un ectoplasme, j’ai essayé de briser cette routine.

Quand on a 26 ans, il y a évidemment d’autres horizons à explorer.

J’ai tout tenté ! Approfondir la religion dans laquelle j’avais été élevé. Tout cela m’a vite paru des simagrées ; m’intéresser à la chose politique. L’actualité m’en a dégoûté en me révélant les côtés nauséabonds. J’ai tenté, malgré son côté ringard, de m’intéresser au marxisme. J’ai vite été découragé par le début de la lecture « du Capital » en livre de poche épais, pourtant de prix modique. Accablement accentué par mes relations avec de vieux marxistes de la CGT, terminant, abattus, leur vie au rayon de l’outillage au BHV. Le yoga trop statique n’est pas pour moi, le karaté trop vindicatif. J’ai essayé de m’intéresser un temps au bridge, mais j’ai vite démissionné du club où j’étais inscrit, ne me sentant pas à ma place parmi ces séniors luttant contre un Alzheimer déclaré ou presque.

Je l’ai dit précédemment, je pensais être relativement joli garçon, avoir une profession stable et un logement assuré, mais cela ne suffisait pas pour trouver l’âme sœur qui permettrait de m’épanouir dans les joies d’une union partagée.

Comme c’est souvent le cas, c’est un hasard qui modifia le cours des choses.

Je recevais tous les mois dans ma boite à lettres la gazette de Suresnes. Alors que je tournais rapidement les pages en sautant les articles et les photos où le maire Jérôme Castel Brissac exposait en large et en travers toutes les actions fondamentales qu’il faisait pour la commune, mon regard fut attiré par une publicité minuscule, en bas de page :

« Vous adorez la purée, nous aussi ! Rejoignez-nous »

Suivait une adresse.

Intrigué, je la notais ; après tout j’adorais la purée et en plus l’adresse indiquée était à trois cents mètres de chez moi…

Le lendemain je me rendais à l’endroit indiqué. Un petit immeuble des années 1920 comme il y en a beaucoup à Suresnes. À côté de la porte d’entrée, une simple plaque en cuivre « Temple des adorateurs de la purée ». En temps ordinaire le simple mot de « temple » m’aurait fait tourner les talons, mais la curiosité fut la plus forte, je sonnai.

J’entendis un tintement aigrelet retentir, apparemment, dans ce qui devait être dans un hall.

Un bruit de pas et un petit monsieur d’un certain âge, au crâne dégarni, au regard suspicieux, ouvrit la porte, l’air interrogateur. Je balbutiais tout en montrant l’annonce sur le journal.

Il avait compris ! Il me fit un signe de tête : « Le grand maitre va vous recevoir ! »

Il m’introduisit dans une pièce où était assis un homme de grande taille, les cheveux gris, l’air sévère, avec un costume semblable à celui d’un ecclésiastique. Il se leva, me tendit la main et me fit signe de m’asseoir.

Quand je lui eu expliqué l’objet de ma visite, il se dérida et me reprit la main en me disant : « Bienvenue au temple des adorateurs de la purée ! »

Il m’expliqua qu’en adhérant à sa confrérie j’allais accéder à un niveau de spiritualité supérieure, car le commun des mortels ignore et néglige cette grande chose qu’est une bonne purée. Mais cette transcendance se mérite… Demain, si je le voulais bien, j’allais passer des épreuves initiatiques. En cas de réussite j’aurais droit de devenir « un fils de la purée », sinon je resterais pour l’éternité dans les ténèbres…

Devant le magnétisme de son regard, la passion de ses paroles je restais sans voix, dans un état second.

Ce n’est que lorsque je fus dehors que je repris conscience, me demandant si je n’avais pas rêvé ou si je n’avais pas été ensorcelé ?

 

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Le lendemain dès les premières heures du matin j’étais rue des Petits Mathurins.

Le concierge m’introduisit dans une sorte de vieil entrepôt qui se révéla être la salle de cérémonie du Temple des adorateurs de la purée.

Le grand maitre me reçut avec un large sourire, me prit par les épaules et me présenta à un aréopage de « frères ».

  • Mes très chers frères je vous présente un novice, je vous demande de l’accueillir dans cette enceinte sacrée !
  • Comme nous, il dit adorer la purée et demande à être intronisé comme frère de cette chose divine !
  • Mais cette sublimation se mérite et comme le veulent les règles de notre église il a accepté de passer les épreuves initiatiques. S’il en sort vainqueur, il quittera les ténèbres où il erre depuis sa naissance pour accéder enfin à « la lumière de la purée ».

Toute la confrérie se leva et entonna un chant à la gloire de la purée.

Le grand maitre me prit par la main et m’entraina vers les compagnons, en me disant :

  • Rejoins ceux qui seront peut-être tes frères si tu en es digne !

Je m’assis à une place libre.

J’observais la salle décorée d’une multitude de légumes, de presse-purées et d’écrase-purées. De la vapeur s’échappait d’un fait-tout posé sur une antique gazinière.

Le grand maitre et tous les frères étaient revêtus d’aubes de différentes couleurs.

La cérémonie débuta.

Religieusement, à l’aide d’une écumoire, le grand maitre sortit du fait-tout, une poignée de navets qu’il déposa avec respect dans un antique presse-purée posé sur une casserole.

IL commença à tourner la manivelle, tout en entonnant un chant cabalistique repris en chœur par tous les frères. Intimidé, je fis semblant de chanter.

Puis le prêtre souleva la casserole vers le ciel.

Toute l’assemblée hurla de bonheur.

Le célébrant s’approcha de fidèles avec la casserole et une cuiller.

Le premier frère, plein de ferveur ouvrit la bouche et le grand maitre y déposa une cuillerée de purée de navet.

Cet acte de communion se poursuivit jusqu’à moi. Mécaniquement j’ouvris la bouche. Le prêtre hocha la tête négativement en murmurant :

  • Novice tu n’as pas encore fait tes preuves, tu dois patienter…

 

La communion terminée commença la cérémonie des tests sacrés.

On m’amena devant une dizaine de coupelles contenant de la purée.

On m’expliqua que j’allais subir l’épreuve des trois sens. Je devrais par la vue, l’odeur, le goût reconnaître le légume constituant une purée.

Une angoisse me nouait les tripes. Je n’avais pas ressenti un tel stress depuis le jour où ma mère m’avait amené la première fois chez le dentiste.

Un frère, à l’aube vert épinard (j’appris plus tard que la couleur correspondait au plus haut grade de la confrérie) me désigna du doigt trois coupelles.

Je me concentrais, un peu de sueur me coulait le long de la colonne vertébrale. La première coupelle à mon avis ne présentait aucune difficulté. Je murmurais « potiron ».

Les deux autres étaient moins simples, après réflexion je me jetais à l’eau : « pomme de terre », « céleri ». Au sourire du grand maitre, je sentis que c’était exact.

Ensuite on me banda les yeux.

Anxieux, j’attendis quelques secondes, les frères continuaient leur mélopée lancinante.

Je sentis que l’on me plaçait sous le nez une coupelle. J’aspirais une petite bouffée. Cette odeur ne m’était pas inconnue… Je fouillais dans ma mémoire olfactive. La solution jaillit, évidente : le chou-fleur ! En même temps resurgirent des souvenirs d’enfance et les luttes incessantes avec ma mère pour échapper à ce légume maudit. Je pense que mon nez ne me trompa pas pour les deux autres coupelles : navet et carotte !

Le grand maitre m’annonça que j’étais en bonne voie, il restait l’épreuve du goût…

La première coupelle me donna quelques difficultés. Je remuais doucement la langue dans la bouche, le goût, la consistance de cette purée ne m’était pas familière… Enfin je tentais : « patate douce ». Le frère applaudit doucement.

La deuxième coupelle était trop facile, de la purée de pommes de terre : ma préférée…

La surprise fut totale pour la troisième coupelle. D’emblée je trouvais cette purée immonde, j’avais rarement dégusté quelque chose d’aussi répugnant. Un vague goût de guacamole pas frais.

J’avouais mon ignorance et surtout ma répulsion. Tous les frères applaudirent. On m’enleva le bandeau. La purée avait été extraite d’un petit pot pour bébés…

  • Bravo frère de la purée, je peux t’appeler ainsi, car maintenant tu as passé avec succès les épreuves initiatiques.

Tu as le droit à cet instant de te servir de l’objet magique qui permet d’honorer notre mère la purée.

Il me conduisit devant l’autel et m’invita à mouliner la purée de navet.

Tandis que je tournais la manivelle, tous les frères entonnèrent un gloria pour la purée.

Le chant terminé, le grand maitre préleva une cuillérée, j’ouvris la bouche tout en fermant les yeux. Je pus enfin communier…

Un des frères arriva en portant religieusement un presse-purée qu’il me déposa entre les mains.

  • Reçois mon frère cet objet sacré qui te permettra d’accéder à la quintessence de la purée. Si tu en possèdes un chez toi, jette immédiatement ton presse-purée électrique un engin satanique – il cracha par terre –

bannis de tes menus toutes les purées industrielles et les préparations impures des supermarchés.

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Le lendemain au BHV j’arborais fièrement à boutonnière un pin’s représentant un petit presse-purée. Mes collègues eurent des regards moqueurs, mais je ne m’en souciai pas. Contrairement à eux qui vivaient dans l’ignorance, je faisais partie du « Temple des adorateurs de la purée ».

Pendant plusieurs mois je suivis à la lettre les préceptes du mouvement.

Je nageais dans le bonheur, la félicité et la pureté de la communion quotidienne avec une bonne purée.

J’avais banni tous les poisons de la nourriture industrielle, des restaurants rapides ou non pour me nourrir uniquement de purées.

Un jour pourtant je péchai.

En rentrant du travail, ce fut plus fort que moi, je pénétrais dans un restaurant Mac Donald. J’étais aussi honteux qu’un collégien entrant dans un sex-shop.

Mais l’envie d’un hamburger et d’un cornet de frites était plus forte.

Après tout, personne n’en saurait rien…

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Le lendemain quand je me rendis rue des Petits Mathurins, j’étais loin de penser à ce qui allait m’arriver.

Quand je pénétrais dans la salle du temple, tous les frères me tournèrent le dos.

Le grand maitre se précipita sur moi et d’un geste rageur m’arracha le pin’s fièrement épinglé sur ma veste.

  • Renégat ! Tu croyais tromper tes frères en te goinfrant de nourriture maudite dans un Mac Donald. Mais tu as été vu ! Être infect, je t’excommunie. Quitte immédiatement ces lieux que ta présence même, souille. Augustin dit-il au petit homme qui m’avait ouvert la porte le premier jour, raccompagnez, monsieur, qu’il puisse se vautrer dans le stupre et les nourritures impures.

Quand je fus dehors, paradoxalement ce n’est ni la honte ni la tristesse qui m’envahit, mais plutôt une certaine allégresse.