Hubert entre dans son immeuble. Il est intrigué, car il n’a pas besoin de faire le code, la porte est ouverte ! Il comprend immédiatement ce qui passe. Le hall est plein de caisses à outils. De l’escalier arrive un bruit de machines tournantes. Des ouvriers sont en train de travailler sur l’ascenseur. La concierge lui explique que la compagnie gestionnaire de l’immeuble a décidé d’effectuer des travaux pour mettre l’ascenseur aux normes.
Tandis qu’il monte l’escalier, Hubert aperçoit plusieurs ouvriers s’affairant pour tisser autour de la cage, un conduit en fil de cuivre tressé. D’autres démontent différents organes de la cabine pour lui donner une nouvelle jeunesse. Le jeune homme a un pincement au cœur : cela fait des années qu’il existe cet ascenseur. Hubert avait dix ans quand il a eu le droit de l’emprunter. Ses parents sont partis en province vivre leur retraite et lui est resté dans l’appartement. Il a la sensation d’un viol en voyant tous ses hommes s’acharner sur « son » ascenseur. Les vitres de la cabine qui permettaient de voir à 360 degrés, quand on montait, sont maintenant occultées, sur trois côtés, par des panneaux en bois. « Pour la sécurité » a dit un ouvrier interrogé. Et cette cage grillagée ? Aussi « pour la sécurité » ! On dirait qu’ils ont peur que l’ascenseur se sauve et file vers d’autres horizons. Ce qui contrarie le plus Hubert ce n’est ni la durée d’un mois pendant laquelle les travaux vont se poursuivre ni l’obligation de monter à pied au sixième étage, mais c’est qu’il a la sensation de voir martyriser un vieil ami. Sa cabine en bois exotique, sa cage et ses portes en fer forgé noir, typiques des immeubles bourgeois anciens avaient du caractère. La vision de cette nouvelle cabine close et de la cage grillagée lui donne déjà un sentiment de claustrophobie. Il déteste tellement emprunter l’ascenseur fermé de sa banque boulevard des Italiens. Hubert est caissier à la Banque occidentale du commerce et de l’industrie. Voilà que dans l’immeuble il va ressentir la même gêne. Il faut dire qu’Hubert est très introverti.
Jusqu’à là, il n’a pas trouvé l’âme sœur. Il a plusieurs collègues femmes de son âge à la banque, mais aucune ne l’attire vraiment. L’une est trop distante, l’autre trop banale. Autant d’arguments pour cacher sa timidité.
Depuis une semaine le nouvel ascenseur est terminé. Il a hésité longtemps avant de l’emprunter. Enfin il se décide…
Tandis que la porte se renferme doucement, son cœur bat la chamade, plein d’appréhension. Il est surpris d’entendre une voix féminine dire : « système de sécurité en marche ». Le nouvel ascenseur parle ! Arrivé au sixième, la même voix se déclenche à nouveau : « sixième étage ». Hubert en sortant est subjugué. Pour beaucoup cela peut paraître étrange, mais le jeune homme est tombé amoureux de cette voix. Hubert a conscience que ce qui lui arrive est incompréhensible. Lui-même aurait trouvé cela ridicule venant d’un autre. Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas !
Les jours suivants, quand il est seul dans l’escalier, il monte et descend plusieurs fois pour entendre et réentendre la voix.
D’après le son, il s’imagine l’opératrice : blonde, les yeux bleus, les cheveux bouclés, le nez fin, la peau claire sans être blanche, les lèvres charnues, de taille moyenne, des formes attirantes. Il imagine même son parfum. Il est difficile de comprendre d’où lui viennent ces images et cette fragrance. De sa petite enfance ? Des premiers émois de son adolescence ? Quoi qu’il en soit il a cristallisé, toute la passion dont il est capable sur cette voix.
Dorénavant il n’a plus qu’un objectif : rencontrer la jeune fille qui a une voix si mélodieuse. Car il en est sûr, ces annonces ne peuvent que provenir de la bouche d’une jeune fille. Il y a tout dans cette voix : la suavité, le charme, la tendresse, la passion.
Il tente tout pour la rencontrer : il a simulé une panne et appuyé sur le téléphone de la cabine. Il est déçu d’entendre une voix masculine lui répondre.
Un jour, l’ascenseur étant tombé en panne il a demandé à l’ouvrier venu réparer le système comment il pourrait obtenir l’identité de l’opératrice. L’homme interloqué par sa demande l’a regardé bizarrement.
Il a tenté d’écrire à la compagnie pour essayer d’avoir l’identité de la personne de ses rêves et bien entendu il n’a jamais eu de réponse.
Puis un jour, il a remarqué que dans les grands magasins parisiens, une voix féminine indiquait les rayons à chaque étage. Il les a tous faits, sans succès. À chaque essai il en est ressorti un peu plus frustré. Aucune ne correspond à sa chère voix. Il en vient à croire qu’il est « l’élu » et que la voix de l’ascenseur ne s’adresse qu’à lui ! Il aurait bien interrogé un ami voisin pour savoir s’il ressentait la même chose que lui. Mais il a peur de la réponse. Le démon de la jalousie le tiraille déjà.
Il continue de fabuler sur cette passion immatérielle.
Il compte sur le hasard. Dans la rue il suit toutes les jeunes filles blondes qui semblent correspondre à l’être qu’il s’imagine. Il a toujours un détail qui ne colle pas. Sous prétexte d’offrir un cadeau à une fiancée, il a humé les échantillons de parfum proposés aux clients afin d’identifier celui de son inconnue. Sans résultat !
Quelle finalité peut avoir la vie quand vous cherchez à rencontrer la femme que vous avez idéalisée et dont vous ne connaissez que la voix ?
La vie à ses yeux n’a plus de sens. Tout n’est que fadeur, médiocrité ! Il décide d’y mettre fin…
S’il ne peut retrouver sa belle inconnue sur terre, il la retrouvera au ciel !
Le seul fil qui le relie à elle est l’ascenseur, il décide donc de mettre fin à ses jours dans la cabine.
Une nuit il avale le nombre de cachets nécessaires pour en finir avec cette vie sans attrait. Et il monte et descend plusieurs fois, apaisé par la voix aimée, jusqu’à ce que le médicament fasse son effet.
Mais le destin dans sa malignité a décidé que sa dernière heure n’est pas arrivée…
Un locataire revenu au milieu de la nuit le trouve affalé dans la cabine.
Transporté d’urgence dans l’hôpital le plus proche un lavage d’estomac et des piqûres le rendent au monde qu’il voulait quitter.
Ce matin il est allongé dans un lit, le teint terreux, un mal terrible lui enserre les tempes. Tout en regardant les gouttes qui descendent une à une dans le tube de plastique fiché dans son bras, il fait le serment de recommencer et d’aller retrouver « sa » voix.
À ce moment « elle » entre… L’infirmière chargée de ses soins. Elle lui prend doucement le poignet pour mesurer ses pulsations. Brusquement la vie et l’espoir rejaillissent en lui. Elle lui sourit !
Elle est brune, les yeux noirs, les cheveux ondulés, son nez épaté accentue son charme, sa peau foncée lui donne du caractère, ses lèvres minces sont racées. Il n’a d’yeux que pour son corps qu’il devine sous la blouse blanche, son odeur de femme le fait chavirer.
Tout le passé est oublié, il a compris : tout est maintenant possible…
C’est ce que l’on obtient lorsqu’on plonge dans un monde imaginaire : une voix sans visage entendue au téléphone ou même dans un ascenseur peut évoquer les images de cet être cher toujours désiré.
N’est-ce pas la même chose avec les mots de l’ami virtuel évoquant l’amour pour toujours avant de s’être rencontrés dans la vraie vie ?
Voilà pourquoi j’ai aimé lire ce texte : l’histoire d’un amour impossible devenu réalité.
Prenez un comptable, mais un caissier fera l’affaire, prenez le célibataire de préférence, avec des habitudes de célibataire, prenez-le réservé voire misanthrope, possédant quelques relations problématiques avec les femmes, prenez un appartement dans Paris, prenez enfin une chambre d’hôpital, très important la chambre d’hôpital.
Imaginez maintenant comment le bonhomme va faire pour passer de sa vie morne et triste jusque dans cette chambre, cela tout en ayant frôlé la mort. Imaginez enfin comment cet être va alors renaître ou quelquefois trépasser.
Voilà les fils de trame, il ne vous reste qu’à tisser votre histoire !
J’ai beaucoup aimé cette personnalisation de l’ascenseur, et j’ai vraiment ressenti le dépit et l’impuissance d’Hubert dans cette situation, comme une petite mort (si j’ose dire). Quelque chose qui laisse comme un goût amer, une grande nostalgie, quand on sent – seulement à partir de petites choses comme ça – que rien ne sera plus comme avant et qu’on n’y pourra rien.
Merci Purana et Hermano de vos commentaires qui me font chaud au coeur.
Cela fait du bien en cette période si troublée…
Purana tu as tout compris, nous avons tous une part d’imaginaire dans laquelle nous logeons l’être idéal auquel nous aspirons. Hélas certain ne réalise pas, même partiellement cette aspiration. Mais j’ai voulu montrer que l’on pouvait trouver le bonheur dans la réalité, dans laquelle existent d’autres êtres “idéaux”.
Hermano ta recette pour obtenir une nouvelle est magnifique et j’ai bu du petit lait en la lisant.
Cela à l’air tellement simple que tu pourrais la déposer. Cela me fait d’ailleurs penser aux agrégés de grammaire qui travaillent pour la collection Harlequin et qui “pissent” des lignes à partir de la trame inamovible “elle, lui, l’autre” ou “lui, elle, l’autre” ou une autre variante.
Mais je crains que les choses ne soient pas si simples à l’image de :
Il faut un supplément de pensée entre les fils de trame et l’histoire…
Le rêve dans lequel on se fourvoie et l‘amour inattendu, survenant dans les aléas de la vie qui nous balade parfois sur de fausses pistes. Mais à vouloir suivre la piste n’en néglige-t-on pas de magnifiques paysages ? Toutes choses qu’illustre ta nouvelle dans la quête obsessionnelle d’Hubert. Il sort dans un dérapage violent mais “il a compris, tout est maintenant possible…”.
J’ai aimé cette nouvelle, l’image est de l’ascenseur est forte, la mayonnaise a pris…