À l’instant où débute cette histoire, un jeune homme efflanqué déambule dans les allées du marché aux puces. Ce lieu, où sont exposés meubles, tableaux, bijoux, lustres, bibelots, faïences, objets d’art et de décoration, est mondialement connu. Installé en bordure du périphérique parisien il attire de nombreux étrangers venant chiner. Il est aussi le lieu de promenade des badauds souhaitant goûter son atmosphère si particulière.
Hercule passe de nombreuses journées dans cet endroit mythique. C’est un collectionneur passionné. Il recherche des pipes bien qu’il ne fume pas, des tire-bouchons alors qu’il ne boit pas. Cela peut paraître étrange, pourtant combien de pêcheurs n’aiment pas le poisson !
La vie d’Hercule est monotone. Il vit seul dans un petit studio du 18e. Il n’a toujours pas trouvé « l’âme sœur ». Quelle fille voudrait se mettre en ménage avec un tel garçon ? Malgré son prénom il n’a rien d’un athlète. On se demande parfois ce qui se passe dans la tête des parents ! Il est filiforme, dépassant les 1,90 m, ce qui le faisait surnommer chez ses camarades d’école « l’asperge ». Malheureusement pour lui, il a un teint bilieux, cumulant à la fois l’allure de ce légume, mais aussi la couleur. Son visage est terne, sans particularité. Il n’a même pas la chance d’être laid, certains hommes profitant de cette caractéristique pour briller auprès des femmes. Son caractère est aussi neutre que son physique. Rares sont les sourires qui éclairent son visage. La nature est bien injuste. Rien dans sa famille ne pouvait l’inciter à être optimiste et audacieux. Hubert, son père employé des pompes funèbres, est aussi taciturne que son fils. On se demande comment il a pu résister plus de quarante ans dans cette profession qui n’engendre pas la joie. Il était d’ailleurs la risée de ces collègues, de joyeux lurons qui, tels des caméléons, passaient, à la commande, de l’hilarité à l’air sombre. Mais Hubert, lui n’avait aucun effort à faire pour être en accord avec la clientèle. Sa mère, Gertrude n’était pas plus gaie. « Dame pipi » dans un grand magasin, elle avait un univers limité et odorant. Dans ces conditions, seul entre ses deux parents, dans un logement vétuste à Belleville, Hercule avait vraiment peu de chance de s’épanouir. On dit parfois que de belles fleurs poussent sur du fumier : ce n’est pas le cas ici. Sans être transcendant, Hercule eut une honnête scolarité qui lui permit de passer une licence en droit. Malgré les conseils de son père lui faisant l’apologie de sa profession un peu « funèbre », mais rémunératrice, Hercule passa des concours et décrocha un emploi de rédacteur au Ministère des anciens Combattants. Cela lui donna son indépendance. Il acquit un studio.
Certes Hercule regrette de ne pas avoir trouvé de femme. Alors il s’est bâti un petit bonheur entre son travail et ses collections. Il ne prend jamais de vacances, ne pratique aucun sport, ne va jamais au cinéma ou au restaurant. Tous ses loisirs sont consacrés à la recherche de pipes et de tire-bouchons. Pour cela, il court les antiquaires, les brocantes, les vides greniers. Bien que n’étant pas un passionné d’informatique il s’est même acheté un micro-ordinateur pour pouvoir faire des achats sur Internet.
Cependant, Hercule est heureux. Il vient de quitter le marché Paul Bert et parcourt le marché Jules Vallès. Il n’a pas encore trouvé la perle rare espérée. Cela devient d’autant plus difficile que ses collections se sont étoffées au fil des années. Les murs de son studio en sont couverts, les plus belles pièces sont stockées à l’abri dans une armoire. Souvent il les sort et passe des heures à les admirer. Il possède de nombreux ouvrages traitant ces sujets, il compare les photos avec ses acquisitions et rêve devant celles qu’il voudrait trouver.
Il arrive au marché Serpette, il l’a parcouru bien souvent et n’y a jamais rien trouvé, mais il ne désespère pas. Le hasard est un facteur important pour les collectionneurs. Le ciel vient de se voiler, rendant encore plus irréelles les allées du marché. Hercule chemine de droite et de gauche, explore du regard les vitrines, ouvre les meubles en exposition plus par curiosité que par intérêt. Il a souvent pensé s’acheter une armoire ou un secrétaire, mais son studio est trop petit. Au fond d’une boutique, il croit apercevoir une vitrine contenant des pipes. Excité il entre. L’atmosphère est feutrée, troublée un instant par le grelot de la porte. Un vieil homme surgit de l’arrière du magasin. À côté d’Hercule il paraît minuscule. Son crâne est dégarni ses cheveux absents au sommet semblent avoir migré au-dessus des oreilles et de la nuque touchant presque les épaules. Il porte un costume élimé d’une autre époque. Le sourire commercial, il esquisse un rictus faisant apparaitre des dents jaunies par le tabac. Il s’informe des désirs de son client et le conduit devant la vitrine. Hercule plonge un œil gourmand espérant découvrir une des pièces convoitées. Ce ne sera pas le cas aujourd’hui. Plusieurs pipes en porcelaine communes gisent là, une décorée d’un coq, mais il a déjà un modèle semblable. Quelques pipes sculptées : une tête de chien, celle d’un chasseur d’Afrique, un classique « Général de Gaulle » : sans grand intérêt. Un peu dépité il s’apprête à prendre congé. Quand le marchand le retient par la manche.
- Pardonnez-moi monsieur, vous ne recherchez que des pipes ?
- Non je collectionne aussi les tire-bouchons !
- Je n’en ai point à vous en proposer, mais j’ai mieux, une pièce unique !
Hercule revient en arrière, intrigué.
- Une pièce unique ?
- Il s’agit d’une boîte…
- Mais les boîtes ne m’intéressent pas !
- Oui bien sûr, mais en l’occurrence il ne s’agit pas d’une boîte comme les autres !
- Elle est très ancienne, elle a plus de 2300 ans et vient d’Amérique du Sud… Voulez-vous la voir ?
« L’asperge » est sur le point de refuser, mais la curiosité est la plus forte.
Le petit homme sort d’un coffre une boîte métallique qu’il dépose délicatement sur une table. Les parois sont recouvertes de plaques d’or et le couvercle est décoré d’une émeraude qu’entoure un serpent à plumes.
- Elle provient de la civilisation aztèque et l’émeraude symbolise le dieu Quetzalcoatl représenté par un serpent. Dans la cité Teotihuacán, les représentations de cet animal mythologique étaient associées au pouvoir et à la capacité de la nature de renouveler la vie, à partir du fluide vital qui émanait de ce personnage sacré.
- C’est effectivement une merveille, mais cette boîte doit être hors de prix !
- Effectivement, mais je vous la céderai pour 2000 €.
- Seulement !
- Oui seulement, car je dois vous avertir qu’elle a un secret : toute personne qui essaiera de l’ouvrir en mourra !
- Comment l’avez-vous obtenue ?
- Un émigré mexicain est venu me voir un jour, il avait besoin d’argent, cette boîte était dans sa famille depuis plusieurs générations.
Hercule est fasciné par l’émeraude et le serpent. Quand il est entré dans cette boutique, il ne cherchait que des pipes et des tire-bouchons. Maintenant il n’a qu’une seule envie : cette boîte !
- Je la prends !
- Elle est à vous, je vous l’emballe, mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit…
Le jeune homme installe la boîte sur sa commode. Elle est belle et miroite sous la lumière du soleil. 2000 € c’est beaucoup pour le budget d’un rédacteur au Ministère des anciens Combattants. Qu’importe il n’a jamais été aussi heureux, il possède une pièce est unique !
Elle est devenue le centre de la vie, il y pense constamment. La nuit il se réveille et allume sa lampe de chevet pour l’admirer. Au ministère il a du mal à se concentrer sur son travail. Il est inquiet. Quelqu’un pourrait lui voler en son absence ! Le soir il court dans le métro, dans la rue pour la retrouver. Il est rongé par l’appréhension, il n’a parlé à personne de son acquisition, même pas à sa famille, sa mère est si bavarde et le monde est si méchant. Lui qui n’était déjà pas un gros mangeur a de moins en moins d’appétit. Il dépérit à vue d’œil. Sa maigreur s’est accentuée, son teint verdâtre cache maintenant une pâleur diaphane. D’autant qu’un nouveau traumatisme vient de le saisir. Il ne cesse de manipuler « sa » boîte dans tous les sens. Il en examine les côtés, le fond. Il la soupèse, renifle son odeur. Mais une terrible envie s’est peu à peu insinuée en lui : il veut l’ouvrir. La mise en garde du petit homme est encore présente dans son esprit. Plus d’une fois, l’oubliant, il a esquissé un geste pour soulever le couvercle, mais au dernier moment il a renoncé.
L’envie ne cesse de croitre, elle le taraude. Il ne pense plus qu’à ça. Il sent bien que cette tension permanente l’affecte, il a des brûlures d’estomac, son cœur se crispe, il a du mal à respirer. Sa santé pourtant déjà pas très florissante se détériore.
Une nuit il se réveille en sursaut. Il en est sûr maintenant, s’il n’ouvre pas « sa » boîte il va tomber malade, il y a trop longtemps que l’envie le ronge, il est à bout.
Il se lève, prend délicatement la boîte dans sa main gauche et doucement soulève le couvercle. Il a enfin savoir…
Ses yeux s’écarquillent fascinés par le contenu. Sa bouche se tord, une immense douleur lui traverse le côté gauche. Il s’écroule, l’infarctus est fulgurant, il essaie de crier, mais aucun son ne sort de sa bouche. La boîte est, là à côté de sa tête, ouverte. Il sait et se sent partir…
*******
Au marché Serpette, le petit homme vient de fermer sa boutique. Il rencontre son voisin qui l’interroge.
- Alors la journée est finie ? Les affaires ont été bonnes ?
- Eh oui ! Je ne suis pas mécontent. Tu sais la boîte dorée que j’essayais de placer depuis des mois j’ai réussi à la refiler à un gogo.
- Ce n’est pas possible ?
- Si même à 2000 € !
- Comment as-tu fait ?
- Beaucoup de baratin et je lui ai dit de ne jamais ouvrir la boîte sinon il en mourrait !
- Pourquoi ne pas l’ouvrir ?
- Parce qu’à l’intérieur est inscrit « Made in China » !
En écho à la magnifique nouvelle d’Hermano !
Que ne trouve-t-on pas à l’intérieur d’une boite ?
J’aime bien cette atmosphère que tu nous distille souvent : celle du type isolé, souvent fonctionnaire rond de cuir ou dans un métier peu palpitant, qui se fabrique un univers un peu étrange, traversé par des pensées singulières et des manies ou des occupations tout aussi inattendues.
Tu devrais en faire un recueil !
La chute, c’est vrai, est inattendue mais pas vraiment au niveau de ce qui précède, je trouve.
Merci « Le Passeur », tes commentaires me vont droit au coeur !
C’est déjà un plaisir immense d’écrire, mais quand un lecteur est satisfait, c’est la cerise sur le gâteau…
J’ai lu ta nouvelle d’un seul trait.
C’est engageant et très bien écrit.
Je dois avouer que d’une certaine manière, j’ai bien aimé ce changement abrupt de style à la fin du texte où le dialogue contraste fortement avec le monde simple, pourtant onirique de notre pauvre Hercule.
L’atmosphère de la chute me fait penser à celle du « Madame Bovary. Mœurs de province » de Gustave Flaubert.