Ce récit ne se passe pas en Italie, en un siècle lointain. Plus prosaïquement, il se déroule de nos jours en France. L’histoire de nos deux héros Roméo et Juliette, bien que récente, commence comme la tragédie de William Shakespeare.
Roméo est un jeune homme de 25 ans né à Roubaix dans une famille ouvrière. De père en fils chez ces Ch’ti, on est tourneur. Mais en réalité on en est à la deuxième génération de chômeurs et Roméo l’aurait été aussi s’il n’avait pas choisi une autre orientation. Heureusement la grand-mère et la mère travaillaient à « La Redoute » ce monument commercial français, permettant ainsi de faire bouillir la marmite. Seulement voilà, on est dans l’obligation d’employer le passé, car « la restructuration » a frappé durement cette entreprise.
Roméo et Juliette n’auraient jamais dû se rencontrer, le hasard en décida autrement.
Juliette, une jeune fille de 20 ans, est née à Paris dans une famille bourgeoise et aisée. Son seul souci est de poursuivre des études de sociologie à la Sorbonne. Le verbe « poursuivre » s’entend dans les deux sens du terme, car Juliette est plus assidue à refaire le monde avec des amis étudiants qu’à fréquenter les amphis de l’Université.
C’est lors d’un déplacement professionnel que Roméo rencontra Juliette. Profitant d’une pause, il fit du tourisme à Paris et sa visite de la capitale le conduisit à déjeuner dans un Mac Donald du Quartier latin. Juliette y était aussi.
Tandis qu’ils faisaient, tous les deux, la queue devant le comptoir, Juliette trébucha et renversa une partie de son plateau. Spontanément Roméo l’aida à ramasser.
Il n’en fallut pas plus pour que leurs destins basculent : ils firent « coca cola » commun. Ils étaient dissemblables. Un Ch’ti de Roubaix et une Parisienne des beaux quartiers sont différents, mais l’amour se moque des différences.
Dès le premier jour, Cupidon lança une volée de flèches. Ils s‘aimèrent et se revirent à chaque fois que le travail de Roméo le conduisait dans la capitale. Grâce à Dieu, les circonstances furent nombreuses.
Le jeune homme était subjugué par l’enthousiasme de Juliette. Paradoxalement cette fille de bourgeois avait des idées plus révolutionnaires que lui, fils d’ouvrier. Elle était prête à suivre toutes les causes contre l’injustice. Qu’est-ce qui plut à Juliette chez Roméo ? Nul ne saurait le dire. Sans doute sa maturité et sa virilité tranquille.
C’est à ce niveau de l’histoire que vous attendez que se noue le drame dont je vous ai parlé. Comme pour les Montaigu et les Capulet vous pensez que les familles vont s’opposer à cette idylle naissante. Pas du tout !
Les parents de Juliette, profs de Fac, avaient l’esprit large et ne se souciaient pas des fréquentations de leur fille du moment qu’elle était heureuse.
Quant aux parents de Roméo, ils avaient des soucis matériels plus préoccupants que la vie amoureuse de leur fils. Ils ne se faisaient pas de soucis pour son avenir, puisque le principal pour eux était de réussir à obtenir un métier sûr.
C’est justement son métier qui préoccupait Roméo. Il en avait un peu honte. Connaissant les idées de Juliette, il craignait qu’elle cesse de l’aimer.
C’est donc sur un mensonge ou plutôt sur un non-dit que leur idylle se poursuivit.
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Juliette était outrée, le gouvernement envisageait de doubler les droits universitaires. Cela choquait sa conception de l’égalité sociale. Elle avait donc décidé de participer à une manifestation et ce jour-là avec une centaine d’autres étudiants, elle était derrière une barricade rue des Écoles. Les CRS étaient en haut de la rue, debout derrière leurs boucliers de plastiques, casqués et bottés, véritables chevaliers des temps modernes. Rien que leur vision inspirait la terreur. Mais Juliette n’avait pas peur. Avec l’ardeur de la jeunesse, ses camarades de barricade et elle ne cessaient d’insulter les forces de l’ordre et de hurler des slogans. Le face à face durait depuis deux heures quand un coup de sifflet mit les CRS en marche, ils avançaient, précédés par un nuage de gaz lacrymogène. Les étudiants avaient recouvert leurs visages de foulards pour essayer de résister aux gaz. Ils envoyaient des pavés sur les assaillants qui esquivaient les projectiles avec leurs boucliers. Puis ce fut alors l’assaut final ! Avec un manche de pioche, Juliette essaya de stopper l’avance des policiers, mais déjà l’un d’eux avait enjambé le tas de pavés et se précipitait sur elle en brandissant une énorme matraque en bois.
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Voilà plus de deux heures que Roméo attendait immobile, avec ses camarades, face aux manifestants qui les insultaient. Quand il s’était engagé dans les CRS, il avait été séduit par la virilité du métier, mais aussi par la sécurité de l’emploi. Il ne souhaitait pas devenir tourneur puis chômeur comme son père. Il voulait briser la « malédiction familiale » ! Il avait hésité entre l’armée et la police et finalement il avait choisi cette dernière.
L’entrainement physique associé à ce nouveau métier lui avait procuré beaucoup de satisfactions. Harnaché dans sa carapace de contre-manifestation, il se sentait invincible. Mais peu à peu, l’enthousiasme du début s’était éteint. Il supportait de moins en moins les déplacements d’un point à l’autre de la France, les longues d’heures d’attente dans les cars à jouer au tarot et les face à face hostiles avec les manifestants.
Le garçon pacifique, qu’il était, devenait une véritable bête sauvage quand l’ordre de charger était donné.
Le coup de sifflet salvateur retentit et Roméo s’élança libérant une hargne trop longtemps contenue.
Avec son masque à gaz, il défiait les grenades lacrymogènes. À travers les vitres et la fumée, il avait du mal à distinguer les manifestants, il tapait un peu au hasard.
L’affrontement fut de courte durée, les étudiants avaient fui devant la ruée des CRS.
Quand Roméo enleva son masque, il vit plusieurs de ses camarades attroupés autour d’un corps allongé sur le sol.
Il s’approcha.
- C’est une fille, elle a dû heurter sa tête en tombant, elle est inanimée !
Il écarta le foulard pour voir le visage. Un poignard lui transperça le cœur. Juliette… !
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C’était comme si le ciel lui était tombé sur la tête ! Il n’en était pas sûr, le chaos étant indescriptible et le brouillard si opaque pendant l’assaut, mais il doutait : avait-il frappé Juliette ? Plus il se remémorait les événements, plus il en était sûr.
Sa douleur atteignit son paroxysme quand il apprit que la jeune fille était morte à l’hôpital.
Il démissionna et n’osa plus retourner à Roubaix. Il voulait être seul pour expier son crime. Il jeta son portable à la Seine, cessa toute relation avec sa famille et ses amis. Il pensa un moment se suicider, mais il y renonça, car cela aurait été trop facile. Il fallait qu’il souffre dans sa chair pour tenter de réparer l’horreur de son geste.
La rue fut sa croix, où il connut le froid, la pluie, la neige, la faim, la solitude. Disparu, le CRS sûr de lui. Le Ch’ti était devenu une épave. Un moment, comme ses compagnons de trottoir, il avait été tenté de boire. Mais, il n’avait pas succombé, estimant que cela aurait été une faute que d’oublier dans la boisson l’image de Juliette, étendue, sur la chaussée.
Quand il passait devant la glace d’un magasin, il ne reconnaissait plus. Mais cette vision loin de l’abattre, le réjouissait, cette dégradation était une offrande faite à Juliette. Elle lui aurait peut-être pardonné quand il la rejoindrait au ciel…
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Mais le ciel allait attendre.
Roméo arpentait inlassablement les trottoirs du Quartier latin. Il savait qu’il ne reverrait plus Juliette, mais ce quartier était celui de leur amour.
Souvent il se blottissait devant le Mac Donald où ils s’étaient rencontrés.
Un jour l’impensable se produisit. Alors qu’il était couché sur le sol, respirant le graillon du fastfood, il sentit une silhouette s’immobiliser au-dessus de lui.
Il ouvrit un œil : Juliette ! Il pensa qu’il était enfin mort…
Sa longue expiation avait pris fin…
Mais finalement les choses étaient plus simples. Juliette avait une sœur jumelle. Elles étaient parties toutes deux à la manifestation. Corinne avait été frappée par un policier. L’homme avait reconnu sa bavure…
Et Juliette était bien là ! Elle l’observait étrangement, osait à peine le reconnaître et lui adresser la parole.
Alors Roméo lui expliqua ses doutes, sa culpabilité, sa descente aux enfers pour expier ce qu’il pensait être un assassinat. Il était à la fois très heureux de l’avoir retrouvée et honteux de se présenter à elle dans cet état de dégradation physique.
Ils décidèrent ensemble de se retrouver le lendemain, au même endroit, à la même heure.
Il se présenta à elle, comme la première fois. Ils avaient beaucoup de choses à se raconter pour reprendre la vie où elle avait été interrompue…
Elle lui expliqua comment elle était entrée comme cadre dans une banque en abandonnant ses rêves de révolution.
Leur amour traumatisé par ce drame et la séparation rejaillit plus fort.
Ils se marièrent, eurent plusieurs enfants. Roméo est aujourd’hui un artiste-peintre bohème.
Je pense que le titre de la nouvelle est en fait un piège pour éveiller l’intérêt du lecteur, car ici il n’y a pas de sacrifice suprême généré par l’amour. Cependant, leur histoire est intéressante, surtout en ce qui concerne la description du sentiment intense de culpabilité de l’homme face à la mort possible de son bien-aimé.
Une écriture que j’ai trouvée plaisante et dynamique.
J’ai bien aimé que le narrateur interpelle le lecteur au milieu du récit : “C’est à ce niveau de l’histoire que vous attendez que se noue le drame dont je vous ai parlé.”
Si j’ai le courage, je te proposerai ces jours-ci une autre fin à cette nouvelle qui m’inspire !
Une nouvelle courte, écrite avec légèreté. Je l’ai lue d’une traite et je l’ai appréciée.
Pourtant, la chute est un peu trop invraisemblable, une sorte de conte de fée. D’un autre côté, l’histoire originale de Juliette et Roméo l’est aussi.
P.S. Pourquoi ne pas en faire un jeu d’écriture ? Chacun sa propre fin.
Mes bons amis vous avez tous compris que cette nouvelle se veut être un conte de fées des temps modernes !
Comme l’a observé Lau Tatar j’ai volontairement inversé le titre classique pour me démarquer de la tragédie de William Shakespeare. J’aurais pu choisir un titre autre comme West side story, Antoine et Antoinette (un film de 1947, je laisse aux cinéphiles les plus avertis d’entre vous d’explorer cette piste), les amants de Vérone, etc.
On peut écrire à l’infini sur ce thème…
Quant à la fin j’ai cédé à la facilité : “ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants”. Je vous laisse le plaisir d’en forger une autre à votre goût…
Quoi qu’il en soit j’ai un esprit fleur bleue et j’aime rédiger des contes de fées optimistes.
Je laisse à penser quels contes on pourrait rédiger à partir de ces photos…
Tous les deux savaient qu’ils n’avaient jamais cessé de penser l’un à l’autre et sentirent aussitôt qu’ils s’aimaient toujours malgré toutes leurs différences.
Leur amour traumatisé par ce drame et la séparation rejaillissait encore plus fort.
Elle lui expliqua comment elle était entrée comme cadre dans une banque en abandonnant ses rêves de révolution.
Mais elle en avait assez de cette vie qui n’avait pas de sens pour elle. Elle le lui dit, et finit par lui confesser :
– Tu sais, Roméo, il faut que je te dise quelque chose… J’ai mon billet d’avion pour La Paz ; je pars en Bolivie la semaine prochaine. Je vais installer un orphelinat à Monteagudo, c’est une petite ville au seuil de la jungle amazonienne. C’est à environ cent cinquante kilomètres au sud-est de Potosi ou de Sucre, à cinq ou six heures de route.
Le sang de Roméo ne fit qu’un tour :
– Je viens avec toi !
– Oh ! Oui ! Viens avec moi ! fit Juliette, les yeux pleins de reconnaissance.
Roméo n’avait qu’une très vague idée d’où pouvait bien se trouver la Bolivie mais il obtint un billet sur le même vol, rassembla son maigre paquetage et se retrouva la semaine suivante dans l’avion avec sa Juliette endormie sur ses genoux.
Après quelques quatorze heures d’avion et un changement à Dallas, ils furent enfin à l’aéroport El Alto de la Paz. Là, ils durent d’abord prendre un colectivo (12 places, 18 passagers au moins, sinon le colectivo ne part pas) jusqu’au centre-ville, puis un bus de nuit qui les conduisit à Sucre, une ville dont le climat autant que l’élégance coloniale néo-classique contrastaient avec les embouteillages, le désordre ambiant et les embouteillages perpétuels de La Paz, à quelques 3500 mètres d’altitude.
En quelques heures, ils avaient déjà perdu toute notion de vie parisienne, mais ils s’aimaient toujours et se regardaient avec ravissement. Ils sentaient qu’ils avaient vraiment fait peau neuve et ils étaient prêts à s’investir autant dans une vie commune que dans tous les travaux de création de l’orphelinat de Monteagudo.
À Sucre, une voiture de l’association “Caminos del Mundo” les attendait, qui les conduisit à destination en cinq heures par d’improbables chemins.
Ils furent ravis de l’accueil de la population et des membres de l’association, ils furent ravis par la végétation : orchidées géantes et bananiers, ils furent ravis par le pique macho et par le pisco sour. Un univers tout neuf pour remettre à zéro tous les compteurs sauf celui de leur passion mutuelle.
À chaux et à sable, et aussi avec des litres de sueur, l’orphelinat fut bâti et put accueillir les premiers enfants. Juliette avait enfin trouvé du sens à l’existence et ses parents avaient même accepté de participer au financement de l’opération, ce qui avait permis d’accélérer le projet. Pour Roméo, le seul sens à son existence avait toujours été Juliette, alors, ils se marièrent dans cette ancienne église baroque construite par les Jésuites quatre siècles plus tôt, le plus beau monument de la ville. Sept cent personnes s’étaient assemblées pour leur mariage !
Vingt ans plus tard, n’en déplaise à Shakespeare, aux Capulets et aux Montaigus, à Berlioz à Prokofiev ou à Gounod, Julieta y Romeo ont créé leur propre école au sein de cette communauté bolivienne. Près de deux-cents jeunes garçons et filles y sont accueillis le matin et deux-cents autres l’après-midi. On y apprend autant les mathématiques, l’espagnol et la biologie végétale et animale que la couture, la cuisine, la maçonnerie ou la menuiserie. Julieta et Romeo sont devenus des notables dont les conseils sont recherchés par tous, conseils qu’ils prodiguent toujours avec le plus grand respect et la plus grande générosité.
Le soir, ils aiment venir se promener avec leurs trois enfants sur le paseo jusqu’à la Plaza de Armas où les enfants prennent une glace pendant qu’eux dégustent un pisco sour ou un mojito. Tous les passants les saluent et leur sourient.
Jamais ils ne pensent à Paris ou à Vérone.
Tu as tenu parole Hermano ! Merci.
Voila une fin vraiment exotique qui mérite d’être publier.
Est-ce que je trompe ? Les détails de ton récit sentent le vécu …
Merci à Loki de revisiter le thème inépuisable de Roméo et Juliette sous la facette du pavé parisien. Je ne résiste pas à vous faire partager celle de Grand Corps Malade Roméo kiffe Juliette. <3 <3 <3
Merci à Hermano pour cette version latino pleine de mouvement et de couleurs. Juliette a le droit elle aussi d’accorder sa vie et ses idéaux. ¡Viva Julieta y Roméo!
Tu me poses la question du vécu… tant mieux si ça sent le vécu mais je n’ai pas vécu cela.
Par contre, c’est vrai, j’ai utilisé des choses, des lieux, des situations que je connaissais plutôt bien mais qui n’avaient pas de liens entre eux avant ce texte, avec en supplément quelques trucs que j’ai imaginés. Et je me suis vraiment régalé à imaginer une autre fin à ce texte.