La vie de Zeuzeu, comme celle de tous les moustiques, commence dans un bois humide et dans une eau stagnante. La maman de Zeuzeu pondit une série d’œufs à la surface d’une flaque.

Jusque-là, rien que du banal.

Banale aussi la lente descente des œufs dans l’eau noirâtre.

 Comme nous étions en été l’œuf de Zeuzeu se transforma rapidement en une larve minuscule.

Et Zeuzeu, en brave petit moustique qu’il était, après avoir subi les dures épreuves de quatre mues se changea en une belle larve de 6 mm.

Et c’était un plaisir de la voir si vigoureuse se déplacer par saccades dans la flaque à la recherche de sa nourriture.

Miracle de la nature toujours renouvelée, la larve de Zeuzeu se métamorphosa un jour en une nymphe qui gagna la surface de l’eau. Sa vie aquatique était terminée et en une journée la nymphe accoucha d’un vigoureux moustique prêt à affronter la vie.

Le but de la vie de Zeuzeu était comme celle de tous les autres moustiques : se reproduire.

Plein d’enthousiasme, Zeuzeu, après avoir volé à travers les arbres, aperçut au détour d’un fourré, une belle et gracieuse demoiselle moustique, posée sur une feuille. Plein d’assurance il atterrit près de sa congénère en émettant une vibration qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. À sa surprise, la belle s’envola le laissant pantois sur la feuille.

Après ce premier échec, Zeuzeu aurait pu être découragé. Son enthousiasme encore intact l’incita à continuer. Il entendit un vrombissement. Les moustiques ont l’oreille très fine, s’il est possible d’employer cette expression. Il piqua (pardon) vers l’origine du bruit et ne tarda pas à apercevoir une superbe jeune femelle anophèle. Aussitôt il battit les ailes plus rapidement pour la rattraper. Il était presque à sa hauteur quand il la vit s’arrêter brusquement. Elle était collée à un immense filet transparent. Il ne dut qu’à un réflexe de survie ne pas terminer sa course dans ce piège. C’était effectivement la toile d’une araignée qui déjà s’avançait vers sa proie. Décidément cette première journée était fort mouvementée. Toutes ces péripéties l’avaient fatigué et il commençait à avoir faim. D’instinct il savait ce dont il y avait besoin. La nature était là pour pourvoir à ses besoins.

Les moustiques se nourrissent de nectar de fleurs, de sève, de jus sucrés. Justement la branche d’arbre sur laquelle il se posa, exsudait des gouttes de sève délicieuse et sucrée.

Ragaillardi, par cette collation il continua son exploration à la recherche d’une femelle à aimer. Il pénétra dans une maison à l’entrée du village. La nuit venait de tomber, une vibration caractéristique venait d’une chambre. Les moustiques ont un avantage sur nous, leurs yeux leur permettent de voir dans l’obscurité. Une femelle était posée sur la joue d’un dormeur et le sang de la victime montait lentement dans sa trompe.

Personne ne lui avait appris, encore l’instinct, il savait déjà que quand une femelle moustique piquait, un être vivant à sang chaud, c’est qu’elle portait des œufs après avoir été fécondée par un mâle, car du sang est nécessaire pour la croissance des œufs.

Cette vision coupa tous les effets de Zeuzeu. Cette femelle n’était pas abordable…

Il était découragé et aurait volontiers abandonné ses recherches, si au détour d’un fourré il n’avait pas aperçu Lisa. Lisa venait d’éclore d’une nymphe à la surface d’une mare noirâtre.

Comment décrire la jeune femelle ? Il faut vraiment être un moustique pour en apprécier la beauté.

Tout était harmonieux chez elle : six pattes gracieuses et affinées, une tête munie des plus beaux yeux qu’on puisse imaginer, deux antennes finement dentelées et une trompe… quelle trompe !

Le reste était à l’avenant, un thorax bien sculpté, suivi de six segments abdominaux alléchants. C’était un ravissement de voir Lisa déployer ses deux ailes.

Zeuzeu en tomba immédiatement amoureux.

Ses tentatives de rencontre précédentes lui avaient permis de comprendre que des propositions trop directes faisaient fuir les belles. D’ailleurs le jeune moustique était assez romantique et il préférait un amour courtois à une consommation immédiate.

Il se posa doucement à côté de Lisa et vibra langoureusement à côté d’elle. Ce n’était pas cette vibration pressante et agressive dont usent les moustiques mâles, mais quelque chose de plus doux et poétique.

Comme nous savons que le lecteur ne perçoit pas la signification de la mélopée des moustiques, nous nous permettons d’en traduire une partie :

Quand ton col de couleur rose
Se donne à mon embrassement
Et ton œil languit doucement
D’une paupière à demi close,

Mon âme se fond du désir
Dont elle est ardemment pleine
Et ne peut souffrir à grand’peine
La force d’un si grand plaisir.

Lisa ne pouvait être que séduite par une telle approche.

Fidèle à sa stratégie d’amour courtois, Zeuzeu proposa à la belle d’aller voler de concert au-dessus des marais. Et les deux tourtereaux zigzaguaient dans la brume au risque d’être happés par un oiseau, une grenouille ou un crapaud. Pour changer d’activité, Lisa proposa d’aller se cacher dans le sous-bois afin que Zeuzeu la cherche.

Cette fantaisie enchanta le jeune moustique et après tout un sous-bois est bien pratique pour jouer, ensuite à un jeu plus intime…

Ayant attendu le temps suffisant pour que Lisa puisse se cacher, Zeuzeu se mit à sa recherche. Ce n’était pas facile, car le sous-bois était vaste et les cachettes nombreuses.

Sa traque fut longue et difficile. Une vibration l’incita à pénétrer dans un buisson.

Ce fut comme s’il recevait un coup de massue sur la tête : Lisa était là sur une branche et sur elle un moustique tigre s’activait…

Il faut avoir ressenti une telle déception pour comprendre le désespoir qui s’empara de Zeuzeu.

La vie n’avait plus aucun sens pour lui. Cette vie qu’il avait pensé bâtir avec Lisa s’écroulait en un instant. Il décida de se supprimer.

Il monta très haut dans le ciel dans l’espoir qu’une hirondelle l’avalerait. Mais ce n’était pas son heure. Nul oiseau ne fonça sur lui.

Il décida de parcourir inlassablement la surface d’une mare glauque. Une grenouille ou le saut d’un poisson allait bien abréger sa vie misérable. L’obscurité arriva, il était encore en vie. Il savait par instinct que les chauves-souris raffolent de moustiques. Il s’engagea dans un bois en vibrant du plus qu’il pouvait, les chauves-souris ne pouvaient le rater… Cette nuit-là de nombreux moustiques succombèrent, mais au petit matin Zeuzeu était encore de ce monde.

Il allait abandonner sa traque de la mort quand le souvenir de Lisa copulant avec cet ignoble moustique tigre raviva son désespoir.

Une idée lumineuse lui traversa l’esprit. L’homme n’est-il pas le plus grand prédateur sur terre ? La solution était là !

Le soir venu il pénétra dans une maison.

L’odeur d’un dormeur et le gaz carbonique qu’il émettait lui permirent de repérer une proie.

Bien qu’il ne soit pas une femelle, il allait simuler l’attaque d’un moustique féminin. Il mit au maximum son « vibrato » et se posa sur la joue de sa victime. Sa proie ne réagit pas immédiatement. Puis brusquement sa main s’abattit sur sa joue. Avant d’être atteint, Zeuzeu s’envola ! En l’air il regretta sa dérobade. Le réflexe ancestral avait été plus fort que le désir d’abréger ses jours.

La lumière jaillit et l’homme se leva. Son chausson à la main, il explora du regard les murs et le plafond de la chambre. Le jeune moustique pensa : le moment est venu…

Zeuzeu se posa sur un des murs ! L’homme s’approcha doucement, très doucement. Zeuzeu vit le chausson se lever. Il banda tout son corps, il fallait qu’il résiste au réflexe primaire qui lui avait épargné la main. L’ombre grandit sur le mur.

Puis ce fut le néant. Adieu Lisa…