Monsieur Carré était professeur de mathématiques au lycée Jules Ferry depuis bientôt 18 ans. Ses parents avaient eu la malheureuse initiative de lui donner le prénom Xavier Oscar. Ce qui avait donné l’idée à certains élèves plus doués que la moyenne (il en existe) de le surnommer X2. On peut toujours penser que X. O. Carré avait choisi la carrière des mathématiques pour être en harmonie avec son nom. Mais cette hypothèse n’est pas fondée, aussi nous nous garderons bien de la retenir. En effet avec ce type de raisonnement, nous aurions aussi bien pu affirmer que monsieur Carré serait devenu polytechnicien si ses parents lui avaient choisi Félix comme prénom ou chef de gare si le choix s’était porté sur Lazare. Nous supposerons donc que X. O. Carré avait été séduit par la beauté de la mathématique. Cette discipline rebute nombre d’élèves, mais n’en présente pas moins un certain attrait par la pureté, la concision et la rigueur de ses raisonnements. Quoi qu’il en soit, X2, qui aurait pu aussi bien se passionner pour le ski nautique, la langue bretonne ou la philatélie, avait fait des mathématiques son métier et entendait bien transmettre aux jeunes têtes blondes (et aux autres aussi) son amour de cette science.
Mais revenons au moment présent, il est 7 h 38 et monsieur Carré franchit l’entrée du Lycée Jules Ferry, bel édifice réalisé par la troisième République. Il salue d’un petit hochement de la tête, le concierge, monsieur Leblanc, assit derrière la vitre de sa loge. Vous remarquerez comme les choses sont bizarres en ce monde : si je ne vous le précise pas, rien ne vous permet de soupçonner que le concierge est né à la Martinique et qu’il n’aspire qu’à une chose : y retourner après sa retraite après avoir vécu la majorité de son existence derrière les murs de ce lycée du centre de la France.
Malgré son nom, Xavier Oscar n’est pas vraiment carré d’épaule. De taille modeste il semble bien fluet dans son costume gris souris. La silhouette de monsieur Carré est aussi terne que l’est sa vie. Il faut dire que si les mathématiques peuvent procurer de grandes joies à ceux qui les pratiquent, et sans aucun doute fortifier leurs neurones, elles ne leur ont jamais permis de se forger un corps d’athlète. Il existe des activités plus appropriées à cet égard, par exemple la gymnastique ou la natation. Vous me ferez remarquer (et vous auriez raison) que les exercices de l’esprit ne sont pas contradictoires avec ceux du corps et que les uns n’empêchent pas les autres, mais dans le cas de X2 il s’était entièrement consacré aux travaux de l’esprit. Cette digression sur l’aspect de monsieur Carré n’a pas vraiment d’importance pour la suite du récit, tout au plus peut-elle donner de l’espoir à de futurs postulants au métier d’enseignant, montrant que les critères physiques n’interviennent pas dans le recrutement des professeurs de mathématiques. Et les examinateurs (même si elles sont des examinatrices…) s’attachent plus aux têtes bien faites qu’aux pectoraux bien développés. Et justement la tête de X2 était de première qualité. C’est donc plus à la force du cerveau qu’à la force du poignet qu’après de brillantes études il avait décroché le titre, tant convoité, d’agrégé de mathématiques.
Carré arrive donc à la salle des professeurs du lycée muni de sa serviette de cuir. Il ne la quitte jamais. C’est un cadeau que lui avait fait sa femme quand il avait été reçu à l’agrégation. Bien entendu, toutes les choses matérielles en ce bas monde étant périssables, on peut distinguer sur cet objet familier les stigmates du temps. Il n’empêche que depuis le début de la carrière de monsieur Carré, il est le réceptacle des objets qui accompagnent un professeur : les cours, les copies des élèves et l’inévitable cahier où X. O. Carré inscrit religieusement les progressions de son enseignement dans ses différentes classes et bien sûr les notes des élèves, reflet et cristallisation de l’efficacité de son enseignement, après un séjour fugace dans le cerveau des élèves. Nous pourrions nous étendre sur les pertes que subit l’information entre la bouche du professeur et le stylo de l’élève, mais nous ne voulons pas lasser le lecteur (il se reportera utilement pour ce phénomène au théorème de Shannon). Tout au plus nous voulons attirer son attention sur le relatif confort du professeur de mathématiques par rapport à ses collègues. Les copies de mathématiques ne sont pas d’une folle originalité, mais elles ont au moins l’avantage certain de la brièveté. Le professeur de lettres est astreint à lire de longues dissertations le plus souvent insipides et banales, émaillées de fautes multiples qui ne font plus rire que les lecteurs de « La foire aux cancres ». Les professeurs de sciences physiques doivent gérer une multitude de matériels. À peine une séance de travaux pratiques est-elle finie qu’il faut déjà prévoir la prochaine ! Rien de tel en mathématiques, le seul objet matériel que doit maîtriser le professeur de mathématiques c’est le bâton de craie. Son fond de boutique est virtuel et tient à l’aise dans la serviette (vous voyez nous revenons à la serviette de X. O. Carré). Les professeurs de langues doivent faire parler les élèves. On s’imagine que c’est tout simple, ceux-ci ayant une propension naturelle à le faire. Pas du tout, cette espèce devenant muette quand on essaie de la faire parler sur un sujet qu’elle n’a pas choisi. Et vous pensez en plus dans une langue étrangère ! En mathématiques il n’y a pas cette contrainte. Un stylo ou un bout de craie suffit pour exprimer sa pensée, plus c’est court, mieux c’est.
Il faut ajouter que les professeurs de mathématiques ont dans les établissements un prestige exceptionnel. Ce sont de véritables gourous ! Grand prêtre d’une discipline mystérieuse que les élèves redoutent, mais dont ils mesurent l’importance pour leur avenir. Et toute leur scolarité, ils avalent en faisant la grimace, une pincée d’axiomes d’Euclide, une cuillerée de théorème de Pythagore, quelques gouttes d’équation du second degré… allez avale mon petit c’est pour ton bien !
Aussi on pourrait penser que monsieur Carré est un homme heureux en se rendant chaque matin au lycée Jules Ferry. Eh bien non ! Bien que persuadé de la supériorité et l’importance de sa discipline il a vite compris que ce n’est pas l’avis d’une majorité d’élèves. Certes le plus grand nombre est convaincu de la nécessité d’acquérir les rudiments de cette discipline, mais souvent ils ne manifestent pas une ardeur à la hauteur de l’enjeu. Inévitablement, ils reportent l’énergie ainsi économisée sur d’autres activités non scolaires dont le bavardage n’est que la partie émergée de l’iceberg. Aussi chaque matin X. O. Carré rentre dans sa classe avec l’enthousiasme qui lui a procuré l’oubli (on ne dira jamais l’importance de cette faculté de notre cerveau) et une bonne nuit de sommeil. Mais telle la vague majestueuse venant s’écraser sur une côte rocheuse en perdant son énergie, il retrouve la dure réalité des choses. C’est, souvent, bien abattu qu’il quitte l’établissement le soir.
Ce jour-là est un jour identique aux autres, il pénètre dans la salle des professeurs. C’est un rite auquel il ne déroge jamais. D’abord cela lui permet de saluer les collègues déjà arrivés, d’échanger des banalités, de parler des élèves, de l’administration ou de quelques réformes qu’un nouveau ministre (jurant les grands dieux qu’il n’en ferait jamais) propose à ses ouailles. On ne le dira jamais assez, le métier d’enseignant est un métier solitaire. C’est une grande solitude d’être au milieu d’une classe. Le professeur est aussi seul que le comédien sur la scène d’un théâtre. Encore que pour ce dernier, le plus souvent, d’autres comédiens sont là pour lui donner la réplique et le public peut manifester par ses applaudissements la reconnaissance de la qualité de son travail. Du comédien, le professeur a les techniques, il peut par sa voix, ses silences, ses expressions corporelles agir sur son public. Mais il ne peut pas comme l’acteur suivre la trame de son texte, ossature immuable de la pièce. Dans une classe tout est aléatoire : les questions, les réactions des élèves, leur lassitude, leur bonne volonté, leur attention, parfois leur hostilité. On croit les connaitre puis on s’aperçoit que certains vous ignorent dans les couloirs. La barrière des générations, la relation adulte — adolescent sont autant d’obstacles qu’il est difficile de surmonter.
Vous me direz, il y a l’équipe pédagogique ! Tel le monstre du Loch Ness cette entité surgit dans les établissements. On en parle beaucoup, surtout lors des réunions de parents d’élèves. Elle se présente à eux, apparemment unie, pour disparaître la séance finie. Elle se reforme aussi lors des conseils de classe non pas pour manifester une cohésion, mais pour montrer l’unicité de chaque discipline et parfois leurs antagonismes. Tout ce développement pour expliquer que les endroits et les moments où les professeurs peuvent se rencontrer sont rares. La salle des professeurs et la cantine font parties de ceux-là. Ainsi chaque matin monsieur Carré apprécie le passage dans cette salle. D’autant que c’est également l’occasion pour lui d’ouvrir son casier. Toute sa vie l’homme reste un grand enfant, il aime les surprises. Ouvrir le cadeau apporté par le père Noël ou la pochette surprise du boulanger sont des souvenirs qui marquent une vie. La boite à lettres remplace chez l’adulte ces moments perdus de l’enfance. Le casier N° 113 de monsieur Carré un modeste cube est sa pochette surprise. Souvent il est déçu à la vue d’un casier vide. Ce ne n’est pas le cas aujourd’hui. Trônant en bonne place, une note du proviseur rappelant pour la nième fois que les élèves devaient être en classe à 10 h 05 et non à 10 h 10. X. O. Carré hausse les épaules, il a l’habitude de ces rappels toujours sans suite. Il aurait pu jeter la note de service dans la poubelle, mais il la place dans sa serviette, le recto pourra toujours servir à griffonner l’esquisse d’une démonstration. C’est alors qu’il aperçoit une feuille de papier blanc pliée en deux. Intrigué, il la déplie pensant qu’il s’agit du mot d’un de ses collègues. Sur le papier est inscrite la simple phrase « Si vous voulez changer votre vie allez à l’adresse suivante : trois.vœux.genie.fr ». Sa première réaction est de froisser le papier et de le jeter à la poubelle. Il s’agit sans aucun doute d’une blague… un collègue, un élève ? Il sort de la salle. Dans le couloir il s’immobilise, la curiosité était la plus forte. Il retourne dans la pièce, prend le papier dans la poubelle, le lisse sur une table et le glisse dans une des poches de sa veste. Sa raison lui dicte d’oublier cette phrase et d’en rire, son subconscient au contraire le pousse à y penser et à contacter cette mystérieuse adresse Internet. Il décroche une blouse blanche sur une patère. Beaucoup de ses collègues officient sans blouse, mais lui depuis longtemps a l’habitude d’enfiler une blouse. Qui a connu les attaques de la poudre de craie sur les habits, les mains et le corps comprend aisément la nécessité d’un instrument de protection. Vous allez me dire que la couleur de la blouse n’a aucune importance. Qu’elle soit bleue, grise ou verte n’ajoute rien à l’efficacité. Mais monsieur Carré pense qu’une blouse de couleur blanche lui donne une allure scientifique qui sied à un professeur de mathématiques.
La sonnette retentit indiquant le début des cours. Les élèves de la 2e 3 attendent dans le couloir, dans un désordre parfait, l’arrivée du professeur. X.O. Carré se dirige vers la porte de la salle 318. Il a à peine enfoncé sa clé dans le pêne de la porte (pauvres étrangers qui doivent apprendre notre langue) que les lycéens s’agglutinent autour de lui, tel un essaim d’abeilles sur un pot de miel (nous aurions pu utiliser une autre expression, mais je tiens à ce que cette histoire garde une certaine tenue). La porte ouverte, c’est une cavalcade vers les tables. Cette réaction est d’autant plus bizarre qu’en fait chaque élève a sa place attitrée. Même si vous n’êtes pas professeur vous avez été élève et vous avez sans doute remarqué que la structure spatiale d’une classe est immuable. Quand on laisse les élèves se placer seuls, au début de l’année ils s’attribuent des places au gré du hasard ou des affinités. Ensuite tout semble figé. Malheur à l’individu qui essaierait de violer l’ordre ainsi établi.
Monsieur Carré ouvre sa serviette, en tire ses papiers et son cahier de textes où figure la liste des élèves. Il ouvre une boite métallique (ayant contenu autrefois des chocolats), en tire quelques bâtons de craie qu’il place dans la rainure du tableau encore bien propre en ce début de journée. Puis tel le toréador arrivant dans l’arène il se tourne vers les élèves. Au début de sa carrière, il procédait à l’appel. Il a vite compris l’inutilité de cette activité. Il a toujours dans le quart d’heure suivant le début du cours deux ou trois retardataires (le plus souvent chroniques) qui pointent leur nez à la porte de la classe. Aussi, monsieur Carré a vite compris que leur faire la morale ou les signaler à l’administration est de l’énergie perdue. Il consacre plutôt celle-ci à faire cesser les bavardages, ouvrir les sacoches, sortir les classeurs et les livres. Il faut à chaque fois employer au moins cinq minutes à cette opération peu valorisante, mais combien nécessaire ! L’ordre ainsi établi lui permet d’espérer une vingtaine de minutes d’attention. Et tandis que la mathématique s’écoule de ses lèvres, il ne peut s’empêcher de penser au mystérieux papier trouvé dans son casier. Instinctivement il le tâte à travers sa blouse. Il a hâte que la matinée soit terminée. Heureusement, aujourd’hui il termine ses cours à midi et peut retourner chez lui, avant de retourner au lycée l’après-midi.
La sonnerie de la fin de la matinée retentit enfin. D’habitude les élèves sont les premiers à ranger leurs affaires et à quitter bruyamment la classe. Mais aujourd’hui monsieur Carré qui suit le déroulement du temps, discrètement, sur sa montre, range ses papiers dans sa serviette, efface d’un geste rapide le tableau, alors que le dernier élève n’est pas encore sorti de la classe. Il ferme rapidement la porte de la salle, dégringole plus qu’il ne descend les escaliers tout en enlevant sa blouse, accroche prestement celle-ci dans la salle des professeurs et ne prend même pas le temps de laver ses mains pleines de craie. Par chance il n’a pas à attendre l’autobus et arrive rapidement chez lui. Sans prendre le temps de se préparer un repas, il se précipite sur son PC. Celui-ci entame la longue litanie du chargement du système d’exploitation (vous remarquerez que nous ne faisons aucune publicité !) que connaissent bien les habitués de l’informatique. Il se connecte alors sur Internet, déplie fébrilement le papier qu’il a placé dans sa poche et écrit dans la fenêtre de l’écran l’adresse : « trois.vœux.genie.fr. ». Puis il valide. La machine commence à mouliner. Ses yeux sont fixés sur le bas de l’écran, un message indique que le programme recherche le site. À mesure que le temps passe, son pouls s’accélère et il sent la déception le gagner. Cela fait déjà trois minutes que le PC patine en vain quand brusquement il affiche : « site trouvé ». Une bouffée de chaleur empourpre le visage de Xavier Oscar Carré. Son cœur se met à battre violemment. Une image se forme lentement sur l’écran. Il y a donc quelque chose à cette adresse ! Des étoiles multicolores défilent sur l’écran et un message apparait : « Bienvenue Xavier Oscar, merci d’avoir répondu à mon appel, je suis le génie du Net, enfermé par un vilain sorcier dans une fiole depuis des millénaires. Se piquant de modernité il a décidé de m’emprisonner dans les atomes d’un microprocesseur.
Tu viens de me libérer. Pour te remercier, je t’accorde trois vœux. Une fenêtre va s’afficher au bas de l’écran. Tape ton premier vœu — je l’exécuterai ! Oh maître ! »
X2 ne peut en croire ses yeux. Une fois de plus, des sentiments contradictoires se heurtent en lui. Son esprit rationnel lui dit d’éteindre l’ordinateur et d’oublier au plus vite ce qui ne parait être qu’une blague. D’autre part la curiosité qui l’a déjà poussé à garder le papier l’incite à poursuivre. C’est la curiosité qui est la plus forte. Il réfléchit longuement. Quel vœu choisir ? L’argent, les voyages, la gloire… ? Monsieur Carré est un homme simple, peu attiré par les choses matérielles. Ses préoccupations sont d’un autre ordre. Ses mains se posent sur le clavier et commencent à appuyer sur les touches : « Je souhaite n’avoir que de bons élèves intéressés et motivés ». Il valide le message. Tout s’efface sur l’écran. Apparait en gros caractères « Tu es exaucé ! Oh maître ! ». Puis le PC s’éteint de lui-même. Xavier Oscar est abasourdi. Tout ceci est bien étrange. Il n’a pas le cœur à se préparer un repas. Il sort une boite de sardines et avec un bout de pain qui traîne sur la table il en fait son déjeuner. Il a hâte de retourner au lycée. Il a cours à 15 h. Il commence à corriger un paquet de copies. Une interrogation écrite faite hier par des élèves de première. La médiocrité des résultats le conforte sur la légitimité du vœu qu’il a soumis au génie. Il sourit intérieurement : un génie dans un micro-ordinateur, comment lui un homme mûr, agrégé de mathématiques peut-il croire à de telles sornettes ? D’un autre côté dans tout homme il existe une part de mysticisme qui le pousse à croire aux choses les plus insensées. Chez X2 c’est cette face obscure de sa personnalité qui a pris provisoirement le dessus. La dernière copie corrigée, il inscrit les notes sur son cahier, place, le tout, dans sa serviette et retourne au lycée Jules Ferry. Il passe dans la salle des professeurs, constate que son casier est vide, enfile sa blouse et monte rapidement les étages.
Il comprend immédiatement que quelque chose a changé. Devant la porte de salle 422, les élèves de la classe 1S1 sont alignés et silencieux. On entendrait une mouche voler. Quand il s’approche du groupe, tous les élèves en cœur poussent un « Bonjour, monsieur Carré ». Interloqué, il leur répond par un rapide « Bonjour ». Il ouvre la porte. Personne ne bouge. Pour une fois c’est lui qui doit donner l’ordre à la classe de rentrer. Chaque élève se rend calmement à sa table. X2 pose sa serviette sur la paillasse et en sort ses affaires. Il constate tout surpris que les élèves restent debout. Vraiment beaucoup de choses ont changé ! Il leur dit « Assis ». Dans un ensemble parfait, les lycéens s’installent, chaque élève sort son classeur, son livre, sa calculatrice et ses crayons. Monsieur Carré parcourt la salle du regard. Tout le monde est là. Pas un absent ou un retardataire aujourd’hui. Nul bavardage ne vient troubler le silence de la salle. Tels des athlètes immobiles dans leurs starting-blocks les élèves attendent le début du cours. X2 n’en revient pas. Comment est-ce possible ? Il a donc vraiment un génie dans le PC ! Il commence son exposé. Il fait une série de démonstrations. Chaque lycéen note fébrilement le cours sur son classeur. Des doigts se lèvent. Monsieur Carré donne la parole. Des questions fusent, pertinentes, intelligentes. Les autres élèves écoutent. Personne ne vient interrompre l’intervenant. Duchemin lève le doigt. X2 a un haut-le-cœur. Il connait les questions de Duchemin. C’est le pitre de la classe dont la seule raison de vivre est de faire rire ses camarades. Il lui donne la parole. Il n’en croit pas ses oreilles. Duchemin le cancre, le dilettante lui pose une question sur la démonstration qu’il est en train de développer au tableau. Elle est du niveau d’un exposé au Collège de France. Abasourdi, il ne peut répondre à la question qui le dépasse. Il s’en tire par une pirouette, en disant ! « Duchemin votre question est intéressante, je n’ai pas immédiatement la réponse je vais y réfléchir ». Et Duchemin qui en temps ordinaire se serait esclaffé bruyamment le remercie poliment. Plus tard, Isabelle Cruchette, petite jeune fille, ordinairement plus intéressée par l’entretien de sa beauté que par les mathématiques l’interrompt au cours de la résolution d’une équation et lui dit : « Veuillez m’excuser monsieur, mais je pense que vous faites une erreur, vous travaillez dans l’ensemble des rationnels alors qu’à mon avis il serait plus approprié de travailler dans l’ensemble des complexes » Interloqué X2 bafouille. Cela faisait des années qu’il fait cette résolution et jamais un élève ou un collègue n’a soulevé d’objections à son sujet. Et voilà que Isabelle la remet en cause. Intuitivement il sent qu’elle a raison. Il diffère, tout penaud, la résolution et poursuit son cours. Il en est ainsi pendant deux heures. Il se sent déstabilisé et n’a qu’une hâte que le cours se termine. La sonnette retentit. Personne ne bouge. Le Pellec, le délégué de la classe se lève et lui dit : « Monsieur, cette partie du cours est vraiment intéressante, mes camarades et moi, nous n’avons pas cours après 17 h. Nous savons que vous avez terminé votre journée. Nous souhaiterions que vous continuiez et que vous nous expliquiez les applications de ces nouveaux concepts ». X2 ne put répondre que positivement à cette demande. Et son calvaire se poursuivit. Il lui semble que les épreuves orales de l’agrégation de mathématiques n’étaient qu’une partie de plaisir à côté du flot de questions, de remarques, de remises en cause des élèves à propos de son exposé. Il est en sueur, son cerveau bouillonne. Il sent qu’il va craquer. Il ne doit son salut qu’à l’arrivée d’un de ses collègues, qui à 18 h, vient occuper la salle. Le lendemain et les jours suivants c’est le même enfer. Les élèves le bombardent de questions auxquelles il a le plus grand mal à répondre (quand il peut y répondre !). Le cours terminé il doit les obliger à quitter la salle. Il traverse les couloirs en rasant les murs et en essayant de passer inaperçu, car il y a toujours un élève qui l’arrête pour lui demander une explication ou un travail supplémentaire. Il ne trouve même pas la paix chez lui. Souvent un élève, ayant obtenu son numéro, lui téléphone, même à des heures tardives pour lui poser un problème ou lui demander une précision sur une démonstration. Et que dire de la correction des copies ! S’il suit son barème, il doit mettre un vingt à toute la classe. Il peut même utiliser des notes supérieures à vingt tant les démonstrations sont originales, étayées. Certaines sont au-dessus de ses capacités. Il en sent intuitivement la pertinence, mais est incapable de les comprendre. Il advint donc ce qui arrive quand un individu est poussé au bout des capacités.
Monsieur Carré se met à déprimer. Lui qui se rend chaque jour au lycée avec entrain y va maintenant à reculons. Les mathématiques qui avaient été une de ses raisons de vivre lui font maintenant horreur. Il maigrit à vue d’œil, a un air traqué et ne parvient plus à trouver le sommeil. Grâce à Dieu sa femme est là. Elle qui avait supporté jusqu’alors la mathématique comme une rivale, presque une maîtresse, constate que son humeur a changé, qu’il refuse de se lever le matin, qu’il rechigne sur les bons petits plats qu’elle lui prépare. C’est le dénouement la nuit où elle entend Xavier Oscar pleurer, recroquevillé, sous les draps. Elle l’interroge et finalement après beaucoup d’hésitations il consent à lui expliquer la situation. Qui a dit que la femme est l’avenir de l’homme ? C’est aussi son présent ! Avec le pragmatisme qui caractérise le sexe dit faible, elle lui dit : « Ce que tu peux être bête, mon pauvre chéri ! Ton vœu ne te convient pas. Eh bien ! Change de vœu. Tu m’as bien dit que le génie t’avait proposé trois vœux. Contacte-le et propose-lui un nouveau vœu ! ». Monsieur Carré est interloqué par le discours de sa femme, mais il doit convenir qu’il est plein de bon sens. Rasséréné, il l’embrasse, saute hors du lit et se précipite sur le PC et l’allume. Il charge le site du génie.
Sur l’écran apparait le texte suivant : « Alors mon bon Xavier Oscar tu as des ennuis ? Tu désires me proposer un nouveau vœu. Aucun problème, parle maître j’exécuterai ! ».
X2 un peu surpris que le génie sache tout de la situation se gratte la tête. Émettre un nouveau vœu d’accord, mais lequel ? Nous l’avons déjà dit, l’argent, les voyages, la gloire ne sont pas ses préoccupations premières. Il a une illumination. Être proviseur voilà le vœu qu’il faut choisir. N’y a-t-il pas dans le lycée, de situation plus envieuse que celle de proviseur. Plus d’élèves, plus de copies à corriger. Être tranquillement dans son bureau alors que les autres souffrent devant les élèves. Et puis quel plaisir cela doit être de faire la pluie et le beau temps dans l’établissement. Agir à son gré sur les administratifs, les professeurs, les élèves. Se promener, dans les couloirs, auréolé d’un silence respectueux. Réprimander les uns, féliciter les autres. Oh oui ! Il va demander au génie de devenir proviseur de son lycée. Il tape son vœu et sur l’écran s’affiche : « Il en sera ainsi maître, tu es maintenant le proviseur du lycée Jules Ferry ».
Inutile de vous dire que X2 passe une bonne nuit, la réalisation de son deuxième vœu efface les angoisses engendrées par le premier. Et c’est d’un pas allègre que le matin il se rend au lycée. Comme le dit ce bon monsieur de La Fontaine dans l’une de ses fables, il marche d’un pas relevé. Il ne fait pas sonner sa sonnette comme le mulet portant l’argent de la gabelle, mais il chantonne lui d’ordinaire si discret. Il pénètre dans le hall de l’établissement. Monsieur Leblanc, le concierge le salue d’un vigoureux « Bonjour monsieur le proviseur ». Monsieur Carré se dit intérieurement que vraiment la magie a du bon. Il entre dans les locaux de l’administration. Madame Bergamote, la secrétaire du proviseur est derrière sa table et se lève à son arrivée. X2 se demande ce qui va se passer. Elle va sûrement le reconnaître, cela fait tellement de temps qu’ils se connaissent. Pas du tout, elle dit « Bonjour monsieur le proviseur, vous avez bien dormi ? ». Il lui tend la main et répond : « Très bien madame Bergamote et vous-même ? ». Pas de doute, tout fonctionne parfaitement, le génie est vraiment doué. Rassuré, il se met dans la peau d’un proviseur.
- Dites-moi, madame Bergamote quel est l’emploi du temps aujourd’hui ?
- À 9 h 30 vous devez recevoir, monsieur l’Inspecteur général Mac Adam qui vient inspecter mademoiselle Gladisse en anglais à 10 h dans une classe de seconde.
- À 10 h 5 vous avez rendez-vous avec monsieur l’intendant qui veut vous soumettre le projet du prochain budget.
- Je vous rappelle qu’à 11 h 45 vous avez promis à monsieur le chef des travaux de le recevoir afin de parler des commandes pour le laboratoire d’électronique.
- Les représentants du SSNP (syndicat national des profs) ont demandé à être reçus par vous à 12 h 30.
- Que veulent-ils ?
- Ils veulent vous parler de leurs revendications concernant le dédoublement des classes de langue, la limitation des effectifs à 25, la création de cours de soutien en mathématiques et en sciences physiques.
- C’est tout !
- Non ! Ils veulent également évoquer la situation des professeurs d’éducation physique qui se plaignent de ne pas pouvoir accéder suffisamment au stade et des professeurs de sciences physiques qui veulent acheter de nouveaux micro-ordinateurs.
- C’est terminé ?
- Pour les délégués syndicaux oui ! Je vous rappelle qu’à 13 h 30 vous devez déjeuner à la cantine avec le maire de la ville.
- À 14 h 30 vous êtes attendu au Rectorat pour assister à une réunion sur le problème de la drogue dans les établissements scolaires.
- À 16 h 30, madame Jocelyne de La Mare, présidente de l’association des parents d’élèves a demandé à vous rencontrer pour vous parler de la cantine.
- Que se passe-t-il ?
- Les élèves se plaignent, trop de choux de Bruxelles pas assez de frites !
- Et pour terminer la journée, vous commencez les conseils de classe. À 17 h le conseil de la seconde 1, à 19 h le conseil de la seconde 2.
- Voilà une journée bien remplie !
- Vous avez l’habitude, monsieur le proviseur ! En attendant l’arrivée de monsieur l’Inspecteur général, je vais vous soumettre le courrier arrivé ce matin.
- Faites, faites madame Bergamote.
- Le Rectorat envoie un bordereau à renvoyer dans deux jours. Il faut y inscrire le nom et les prénoms des élèves de l’établissement présentés en juin au baccalauréat ainsi que les notes obtenues dans les diverses disciplines.
- Vous avez aussi une circulaire du Ministère qui vous demande de remplir une enquête concernant l’origine sociale des élèves des classes de seconde. À renvoyer dans 10 jours.
- Une lettre de monsieur le Président du Conseil général qui vous rappelle que la réunion du conseil d’établissement aura lieu à 20 h lundi prochain et qui vous demande de rédiger l’ordre du jour et de lui envoyer.
L’énormité de la tâche qui l’attend commence à troubler l’esprit de monsieur Carré.
La fonction de proviseur lui semble déjà moins idyllique.
- Il est 7 h 45, monsieur le proviseur, vous devez aller dans le hall d’entrée pour la rentrée des élèves.
- Ah oui ! J’y vais.
X2 se place devant la loge du concierge. Déjà les premiers élèves pénètrent dans l’établissement. Tel un troupeau de bovins ils se bousculent pour franchir l’unique porte. Ils ne sont nullement gênés par la présence du proviseur. Il aurait été transparent que cela aurait été pareil. C’est à peine s’ils ne le bousculent pas au passage pour se diriger plus vite dans les couloirs. De temps à autre un professeur arrive à se glisser dans le flot des lycéens. Certains le saluent, d’autres passent la tête basse sans un regard. Le moral de monsieur Carré descend encore d’un cran. Vraiment, il réalise que le prestige, auquel il auréolait la fonction de proviseur n’est plus d’actualité. Ce n’est qu’une réminiscence de ses souvenirs de potache. La sonnerie annonce le début des cours. Quelques lycéens arrivent en courant et pénètrent dans l’établissement. Il en arrête un, trois autres filent en courant dans les couloirs.
Désabusé, monsieur Carré retourne à son bureau. Madame Bergamote a placé sur son bureau le bordereau du Rectorat ainsi que les documents nécessaires pour le remplir. Cela fait cinq minutes qu’il s’attèle péniblement à ce travail que son téléphone sonne. C’est le principal du collège voisin qui souhaite organiser une visite du lycée pour ses élèves de troisième. Le rendez-vous pris, il raccroche et reprend son pensum. Le téléphone sonne à nouveau, c’est le médecin scolaire qui veut lui parler des menus de la cantine.
Il en est ainsi toute la journée. À chaque fois qu’il espère avoir un peu de tranquillité dans son bureau, c’est un professeur qui souhaite le rencontrer, un coup de téléphone qui mobilise son attention, sa secrétaire qui a besoin de ses compétences. Monsieur Carré commence à déchanter, le poste de proviseur n’est pas aussi enviable que cela. Chaque jour il rentre un peu plus tard chez lui. Même à la maison il ne peut plus être tranquille. Il doit emporter avec lui le travail qu’il ne peut terminer au lycée. Lui qui avait espéré quitter les élèves doit affronter maintenant l’administration, les professeurs, les élèves, les parents d’élèves et d’autres interlocuteurs variés. Au bout d’une semaine, il a maigri de 5 kilos, ses traits sont tirés. Il se promène l’air hagard dans les couloirs. Sa femme le voit changer à vue d’œil et commence à s’inquiéter. Un soir qu’il rentre la mine blafarde, les épaules voûtées elle l’interpelle :
- Xavier, qu’as-tu ? Tu ne parles plus, tu ne manges plus, tu remues sans cesse et tu parles en dormant !
- Je suis à bout, vraiment la fonction de proviseur ne me convient pas je sens que je vais craquer !
Avec son sens pratique toujours affirmé, elle dit :
- Mon pauvre ami tu es toujours aussi bête. Ce n’est pas le poste de proviseur qu’il fallait demander comme deuxième vœu. Tu es vraiment un gagne-petit, tu n’as pas d’ambition !
- Mais que devais-je souhaiter ?
- Plus haut bien sûr, il est évident qu’un proviseur est toujours au contact des élèves, des professeurs, des parents. Ce n’est qu’un petit chef !
- Alors j’aurais dû demander à être Inspecteur général ?
- Mais non ils sont eux aussi sous la coupe de l’Administration !
- Mais alors quoi ?
- Tu ne vois pas ?
- Non !
- Qui est tranquille et fait la pluie et le beau temps dans l’éducation ?
- Je ne vois toujours pas !
- Tu n’as vraiment aucune imagination. Toi à part tes maths. Ministre bien sûr.
Ministre de l’Éducation nationale. Voilà une place en or. Tu décides de tout, tu as un bureau magnifique et une voiture avec un chauffeur. - Tu as raison. C’est que je vais faire !
Soulagé, il l’embrasse, et se précipite sur le PC qu’il allume. Il charge le site du génie.
Sur l’écran apparait le texte suivant : « Alors mon bon Xavier Oscar tu as encore des ennuis ? Être proviseur ne te convient pas ! Tu peux me proposer un nouveau vœu. Mais attention, c’est le dernier. Cela sera irrémédiable. Réfléchis bien ! Parle maître j’exécuterai ! ».
X2 n’a aucune hésitation, le discours de sa femme l’a convaincu. Il tape sur le clavier : « Je veux être ministre de l’Éducation nationale ».
L’écran s’écrit : « C’est ton dernier mot »
Il répond « C’est mon dernier mot Génie »
Sur l’écran s’affiche : « Il en sera ainsi maître, tu es maintenant ministre de l’Éducation nationale ».
« Adieux X2 et merci de m’avoir libéré du microprocesseur ».
Tout guilleret monsieur Carré ferme le micro-ordinateur et dit à sa femme :
- Tout est arrangé, je suis ministre, le génie me l’a dit ! »
Inutile de vous dire qu’il dort cette nuit-là comme un ange. C’est comme une nouvelle naissance. Il se lève en pleine forme et même chante, en se rasant lui qui n’est pas coutumier de la chose. À 9 h 30 on sonne à la porte. Il va ouvrir. Un homme habillé d’un costume bleu foncé le salue.
- Bonjour, monsieur le ministre, avez-vous bien dormi ? Je viens vous chercher comme convenu pour aller au ministère.
- J’arrive !
Monsieur Carré va mettre son manteau. Ayant maintenant pleine confiance dans le génie il a déjà enfilé son plus beau costume. Un ministre cela doit être bien habillé n’est-ce pas ! Il les voit souvent défiler sur les marches de Matignon, vêtus comme des milords. Et quand ils passent dans le journal de TF1, en gros plan, il peut admirer la qualité des tissus. Certes son costume ne peut encore rivaliser, mais c’est une question de temps. Comme il est maintenant ministre, il aura une paye de ministre qui lui permettra de renouveler sa garde-robe.
Une magnifique 607, noire, rutilante l’attend devant l’entrée de son immeuble et c’est devant les yeux incrédules de sa concierge qu’il monte à l’arrière après que son chauffeur lui ait ouvert la porte. Deux gendarmes motorisés attendent devant le véhicule. Quand il est installé, ils démarrent en trombe, suivis de la voiture. Ah ! Quelle griserie de pouvoir parcourir les routes à vive allure ! Plus de limitations de vitesse. Au diable les radars et les bouchons. Ils arrivent rapidement en vue de la capitale. Traverser les rues Paris, au son des sirènes, est un rêve. Fini les feux tricolores toujours au rouge, les encombrements, les embouteillages. Son escorte motorisée fait écarter à grands coups de sifflet la valetaille qui s’obstine à boucher le passage du ministre. X2 se dit que cette fois-ci il a fait le bon choix. Il faut qu’un jour il se rende avec cet équipage dans son lycée. Il se réjouit à l’avance des courbettes de son proviseur, de la tête de ses collègues le voyant ainsi, promu ministre.
La voiture débouche rue de Grenelle, s’engouffre dans le ministère et s’arrête devant le perron. Le chauffeur sort prestement et lui ouvre la portière. Un homme en costume gris aux cheveux poivre et sel, plaqués sur le crâne l’attend en haut du perron. Monsieur Carré ne l’a jamais vu et pourtant il sait que c’est son chef de cabinet (on peut vraiment dire que le génie était un génie). Il connait même son nom monsieur Hubert Martin Périssol de Lamotte. Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’ENA, professeur d’Université, ancien Recteur de l’Académie de Marseille (une grosse tête quoi !). Arborant son plus magnifique sourire il s’élance vers X2 la main tendue :
- Avez-vous fait bon voyage, monsieur le ministre ?
Il accompagne à son bureau. Tout en montant les escaliers du ministère, X2 admire les photographies des différents ministres qui l’ont précédé dans cet auguste bâtiment. Il voit entre autres celle de Jack Lang, celle de Luc Ferry et il est tout ému de voir la sienne à la suite. Le photographe l’a photographié dans une pause martiale regardant légèrement vers la droite comme pour apercevoir l’avenir brillant de l’Éducation nationale. Vraiment le génie avait bien fait les choses !
Quand il pénètre dans le bureau ministériel, monsieur Carré se sent tout petit. L’expression « les Ors de la République » prend pour lui tout son sens. Un instant interloqué, il se ressaisit et en prenant un air naturel il va s’asseoir derrière l’immense bureau placé devant la fenêtre à travers laquelle on peut apercevoir un parc. Quand il est assis, le chef de Cabinet lui dit :
— Monsieur le Ministre, je tiens à vous remercier de m’avoir choisi pour diriger votre Cabinet, je vous assure de mon total dévouement. Je mets l’expérience que j’ai dans le domaine de l’éducation entièrement à votre disposition.
X2 pensa : « Si tu savais mon pauvre vieux que je n’y suis pour rien, c’est le génie qui a tout fait ! ». Il s’appuie sur le fond du fauteuil et relevant la tête d’un air docte comme il sied à un ministre il répond:
- Ce n’est rien mon petit Hubert, vous voudrez bien que je vous appelle par votre prénom, c’est ainsi que j’ai l’habitude de faire avec tous mes collaborateurs. Votre compétence m’est connue de longue date et je ne pouvais faire meilleur choix.
- Merci, monsieur le ministre, j’accepte volontiers que vous m’appeliez par mon prénom, moi aussi j’aime la simplicité !
- Bien, bien ! Commençons à travailler nous avons du pain sur la planche.
- Effectivement monsieur le ministre. Je vous écoute, quelles sont les grandes lignes de votre politique ?
Monsieur Carré est un peu pris de court par cette question. En vérité il n’a pas réfléchi à cette responsabilité qui incombe à un ministre de l’éducation nationale. Une lueur traverse son cerveau. En tant que professeur il a longuement réfléchi et a son opinion sur de nombreux domaines de l’éducation. Maintenant qu’il est ministre, c’est le moment de mettre ses idées en application.
- Hubert, je veux mener une politique plus volontariste au niveau des sciences !
- Oui monsieur le ministre, laquelle ?
- Tout d’abord je souhaite doubler les horaires d’enseignement de mathématiques de la sixième à la classe terminale.
- Bien monsieur le ministre, j’en prends bonne note. Ensuite ?
- Je double également le coefficient des mathématiques dans tous les baccalauréats.
- Bien !
- Je rétablis le redoublement obligatoire du CP jusqu’à la terminale en cas de moyenne annuelle inférieure à 10.
- D’accord, c’est noté !
- Je décide qu’au 25e élève toutes les classes seront dédoublées.
- C’est tout ?
- Non, je veux aussi revaloriser les voies professionnelles et pour cela les élèves qui entreront dans ces filières bénéficieront d’une bourse d’études et d’une garantie d’embauche à la sortie.
- C’est parfait ! Est-ce terminé monsieur le ministre ?
- Non, à l’époque de la constitution de l’Europe je trouve que l’enseignement des langues est insuffisant en France. Aussi je décide que cet enseignement débutera dès la maternelle avec un horaire qui ne pourra être inférieur à 3 heures. De plus tout élève, de Terminale, devra avoir fait un séjour d’au moins six mois complets dans un pays étranger.
- C’est tout monsieur le ministre ?
- Pour l’instant oui !
- Devons-nous continuer les actions entamées par votre prédécesseur, à savoir, la lutte contre l’analphabétisme, la violence en milieu scolaire…etc. ?
- Bien entendu, elles ne sont pas antinomiques avec ma politique !
- Parfait monsieur le ministre, je prends toutes les dispositions nécessaires pour que les orientations que vous avez décidées soient mises en œuvre. Je prends contact avec les directions et services concernés et je fais rédiger un communiqué de presse.
Monsieur Hubert Martin Périssol de Lamotte ferme son classeur et quitte le bureau.
X2 allonge ses jambes et pousse un soupir de bonheur. Vraiment, se dit-il, c’est génial d’être ministre (il pouffe intérieurement du jeu de mots qu’il vient de faire).
Mais les jours suivants furent moins idylliques…
Quand les doyens des inspections générales et les représentants des associations de spécialistes des autres disciplines apprirent qu’il venait de doubler les horaires des mathématiques, ils demandèrent à être reçus par le ministre. Ils développèrent tous des arguments si justes et si péremptoires que « Monsieur le ministre » ne put que doubler les horaires du français, des sciences physiques, des Science et vie de la terre, des langues, de l’histoire et de géographie… Son chef de cabinet lui fait remarquer, gêné que l’horaire, du collégien moyen, est doublé !
Après cette annonce par la presse il fut bombardé de demandes d’audience des associations de parents d’élèves qui voulaient défendre les loisirs de leurs chérubins et leurs week-ends passablement écourtés par cette réforme. Il faut dire qu’il avait été nécessaire de rallonger la semaine des potaches et d’écourter passablement leurs vacances.
X2 commença à trouver que finalement la position de ministre n’était pas si enviable que cela.
Ayant voulu imposer l’anglais pour tous les élèves il dut subir les récriminations des germanistes (comment ! cette langue est la plus parlée en Europe), des hispanisants (vous réalisez ! C’est l’une des plus répandues dans le monde et elle ne cesse de progresser), des arabisants (Monsieur le Ministre il faudrait le prendre en compte c’est l’une des plus grandes communautés françaises et cette langue est parlée en Afrique et en Asie).
Monsieur Carré est à bout. Il aurait voulu s’enfermer dans son bureau, mais ce n’est pas possible en tant qu’homme public, il doit recevoir chaque groupe constitué.
C’est alors qu’il reçoit un coup de téléphone du Premier ministre :
- Allô ! Mon petit Carré c’est Jean Louis Chasolfoi.
- Oui ! Bonjour monsieur le Premier ministre !
- Ah ! Mon petit Carré vous savez, comme j’apprécie votre action au ministère de l’Éducation nationale. Mais vous me donnez beaucoup de soucis. !
- Lesquels, monsieur le Premier ministre ?
- Je reçois beaucoup d’appels téléphoniques concernant l’horaire hebdomadaire des collèges et des lycées. Des parents hauts placés se plaignent de la charge de travail de leurs enfants. Et puis monsieur Océan, le ministre des Finances n’arrête pas de me harceler, une augmentation des horaires et le dédoublement des classes entraînent un recrutement massif de professeurs.
- Cela lui coûte de l’argent et vous le connaissez, il n’aime pas cela.
- Et puis quelle est cette manie de vouloir enseigner des langues dès le primaire, les professeurs des écoles ont déjà assez de mal à enseigner le français et les mathématiques !
- Depuis que vous avez décidé de revaloriser les voies professionnelles, il n’est pas un jour que je ne reçoive un coup de téléphone du Président du MEDEF. Les patrons ne sont pas d’accord pour embaucher nos élèves à la sortie de leurs études.
- Cela ne les intéresse pas qu’ils soient plus diplômés et qualifiés. Il faut alors mieux les rémunérer. Moi-même, j’ai assez de souci avec mes millions de chômeurs, arrangez-vous pour que tous les élèves fassent de longues études et rentrent le plus tard possible dans le monde du travail.
- Vous allez remettre de l’ordre dans tout cela, je compte sur vous mon petit Carré !
- Bravo ! Je vous soutiens entièrement !
Quand le Premier ministre eut raccroché, X2 s’affaissa anéanti dans son fauteuil.
Dès lors la vie de monsieur Carré est un enfer permanent. Jamais il ne s’était senti aussi seul. Il ne veut plus recevoir personne dans son bureau, il se fait apporter ses repas et ne rentre plus chez lui, il dort en chien de fusil sur un canapé. Il a dit à sa femme qu’il était en déplacement ministériel dans les pays francophones d’Afrique. Ses collaborateurs qui le voient dépérir à vue d’œil rentrent le moins possible dans le bureau ministériel afin de ne pas subir sa mauvaise humeur chronique. Son désespoir est total, il sait qu’il ne peut plus compter sur le génie du microprocesseur et il regrette amèrement son dernier vœu. Ne voyant aucun moyen de s’en sortir, il est résolu à en finir. Il décroche un des cordons qui maintient les superbes rideaux dorés d’une des fenêtres. Monte sur son fauteuil, fait un nœud coulant avec le cordon, en attache une extrémité sur le lustre en cristal de la pièce. Il redescend, pousse le bureau de façon à dégager le sol sous le lustre. Remonte sur le bureau, enfile la boucle autour de son cou. Il pense : « Adieux ma chère femme, adieux mes enfants pardonnez-moi, mais cette épreuve est trop dure pour moi ! ». Il regarde une dernière fois les arbres du parc et s’apprête à sauter. À ce moment le PC de son bureau s’allume brusquement. Il suspend son geste et sur l’écran apparait le message suivant : « Ne fait pas de bêtises Xavier Oscar il n’est jamais trop tard ! Tu m’as libéré du microprocesseur. Je t’en serai éternellement reconnaissant. Tes trois vœux furent des erreurs, mais cela ne mérite pas la mort du pêcheur. Que cela te serve de leçon ! Tu es maintenant redevenu, monsieur Xavier Oscar Carré professeur agrégé de mathématiques au lycée Jules Ferry. Bonne chance maître. ». Puis le PC s’éteint. X2 enlève le cordon et descend du bureau. Il sort de la pièce. Les gens qui le rencontrent ne semblent pas le reconnaître. Il quitte le ministère.
Le lendemain à la première heure il est au lycée. Jamais il n’a apprécié autant de parler avec ses collègues dans la salle des professeurs et les couloirs. Il aurait presque embrassé son proviseur planté devant la porte d’entrée. Et quand débute son premier cours, il pleure presque de joie quand Duchemin posa une question débile qui fait rire toute la classe.
Il reste maintenant à chaque lecteur d’écrire une morale à cette histoire. La plus évidente bien entendu est qu’il vaut mieux ne pas acheter de PC et aller se promener dans la campagne. Mais qui nous dit que l’on ne rencontrera pas au détour d’un chemin un lutin malicieux prêt à nous conduire dans une histoire aussi incroyable ?
Bonsoir Loki,
J’ai eu du plaisir à lire ta nouvelle. De nombreux éléments me font rire ( les attitudes, les manies de X2, le mystère qui, parait-il, entoure les maths,..).
L’élément ludique ( vœux) anime le récit.
La description du lycée, de la salle des profs, du cours, des élèves rend bien la difficulté de ce métier et la solitude du prof.
C’est une belle évocation des problèmes d’organisation à tous les niveaux de l’enseignement et des absurdités qui y foisonnent.
Le contenu du récit est, pour moi, très triste; heureusement l’humour est toujours présent.
Merci.
Moi qui aime les contes de fées, j’ai dû me frayer un chemin à travers les longs passages d’introduction avant de reconnaître mon génie préféré et de rencontrer le célèbre Aladin.
Cependant, j’ai finalement apprécié ce long élan puisqu’il rend les passages suivants presque logiques. De plus, cela rend cet assemblage ouvert à plusieurs interprétations morales.
Quelle chance qu’il n’ait pas démissionné volontairement de son poste de professeur de mathématiques au lycée Jules Ferry. Son poste de travail était apparemment toujours libre quand il a pris d’autres emplois.
Moralité : il ne faut pas jeter ses vieux souliers avant que les neufs soient arrivés.
Purana, le conte dont je me suis inspiré n’est pas celui d’Aladin, il s’agit d’un conte de Jacob et Wilhelm Grimm “LE PÊCHEUR ET SA FEMME”.
Il est vrai que je l’ai un peu modifié en m’inspirant d’Aladin.
Merci d’avoir eu le courage de lire ce conte jusqu’au bout. Il est plus long qu’un haïku… (rire)
https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_choisis_des_fr%C3%A8res_Grimm/Le_P%C3%AAcheur_et_sa_femme#:~:text=Il%20y%20avait%20une%20fois,jetait%20et%20le%20jetait%20encore.
@Nima
Merci de tes commentaires !
Tu l’auras deviné, ce texte est presque un texte éponyme.
Il date de plusieurs années, une époque où on n’égorgeait pas encore les professeurs, où les élèves de différentes origines vivaient en harmonie.
Les seules choses à redouter en ce temps-là étaient la mère d’élève se piquant de psychologie, représentante des parents d’élèves au conseil de classe et passant son temps à défendre son chérubin et à enfoncer les autres élèves, le professeur(e) de langue (en général) dissertant longuement sur la classe concernée et s’apercevant qu’il (elle) n’était pas prof dans cette classe.
Mais le métier de prof est le plus beau des métiers, que je n’ai jamais regretté de l’avoir embrassé !
Il reste une foison de nouvelles à écrire sur le milieu enseignant…
Cher Loki merci pour cette nouvelle que j’ai suivie de bout en bout avec le plus grand intérêt. D’abord parce que je la trouve bien écrite ensuite parce que le milieu dans lequel elle se déroule, savoureusement et fidèlement décrit, a été le mien. Comme diraient les journalistes, qui je crois cumulent plus de tics de langages que des profs en conseil de classe, je coche deux cases sur trois (non, je n’ai pas été ministre), de plus je partage la morale (enfin celle qui me paraît la plus évidente) que l’on peut en tirer et exprimée avec humour par Purana. J’ajouterais que ces souliers rêvés, tant attendus pour se libérer des cors et des douleurs provoqués par nos vieilles godasses, n’existent peut-être pas. Beaucoup d’enseignants, pour tenter de s’extraire des innombrables obstacles qui s’accumulent sur le quotidien de leur profession, et qui sont en général d’anciens bons (ou très bons) élèves, se raccrochent à la nostalgie d’une école idéalisée qui n’a pas existé. Ce qu’illustre ton conte à merveille, XO Carré (jolie trouvaille) accède à ce monde éducatif idéal pour se rendre compte qu’il n’y a pas de monde éducatif idéal. Évidemment ! Les élèves sont ce qu’ils sont et non tels qu’on aimerait qu’ils soient et c’est très dur ! Comme on aimerait qu’ils soient c’est l’objectif, des citoyens instruits, libres et responsables. Le chemin est long et semé d’embuches, qui ne viennent pas toutes des élèves eux-mêmes, alors peut-être finalement une paire de souliers neufs … Mais pas des escarpins, de bonnes chaussures de marche tous terrains. Les distribue-t-on au départ de la randonnée ? Les tongs coûtent si peu !
Merci pour cette nouvelle, tu as raison, c’est bien le plus beau métier du monde