Cling !

La pièce de cinquante centimes vient de tomber dans la coupelle blanche. Elle tourne sur elle-même quelques instants avant de s’immobiliser.

Déjà le client s’est dirigé vers la droite, espace réservé aux « messieurs ».

D’un geste mécanique Marina se saisit de la piécette, en marmonnant quelques mots. Elle aurait pu s’en dispenser, car l’homme est entré dans la pièce sans un salut. Manifestement il ne l’a pas vu. Seule l’affichette indiquant le montant des prestations a attiré son attention. Et l’on voit à sa face renfrognée, qu’il a tiré, forcé et contraint, de la monnaie de sa poche. Seule une présence derrière la table l’a obligé à acquitter son obole.

Cling !

Une nouvelle pièce a heurté la coupelle. Cette fois-ci c’est une grosse dame. Elle referme son sac à main « d’un autre âge », comme la dame sans doute. Très digne, elle se dirige vers la gauche, tenant son fourre-tout collé sur son opulente poitrine, comme si on allait lui voler.

Marina soupire. Les journées sont longues dans ce local enterré sous le Jardin des Tuileries.

Mais il faut bien vivre.

Quand elle est arrivée de Transylvanie, elle était pleine d’espoirs. La France si loin de sa province représentait un eldorado. La réalité avait été plus sordide. Elle comptait sur l’aide d’un compatriote de son village pour se loger et trouver du travail. Mais elle a vite déchanté ! En fait, elle partageait une chambre avec d’autres Roumains dans un squat de Saint-Denis et elle comprit rapidement que le travail proposé par Dumitru était de nature particulière. Avant de commencer l’apprentissage de cet « emploi », elle s’était enfuie. Elle avait galéré pendant de nombreuses semaines, faisant la manche, se nourrissant de déchets alimentaires trouvés dans les poubelles ou à l’arrière des supermarchés. Le dessous des ponts sur la Seine lui servait d’abri pendant les intempéries ou la nuit.

Plus les jours passaient, plus sa santé se dégradait. On l’aurait sans doute retrouvée morte de maladie ou de froid si une bénévole d’une association caritative ne l’avait pas pris sous son aile en la faisant d’abord admettre dans un hôpital, puis en lui trouvant une place dans un foyer, ce qui lui permit de chercher du travail. Certes, l’emploi de « dame-pipi » n’était pas le Pérou, mais il représentait pour Marina une chance inespérée qu’elle avait su apprécier à sa juste valeur.

 

Cling !

Une nouvelle pièce la sort de sa rêverie. Elle rejoint le tas placé dans un pot de confiture posé sur une étagère.

Car tous les soirs monsieur Dupont vient collecter les pièces de la journée. Il est gentil monsieur Dupont, il lui reverse vingt pour cent de la recette à Marina. Il lui fait confiance. Elle serait vraiment une ingrate si elle subtilisait une partie de la monnaie. Elle lui est si reconnaissante de l’avoir engagé ! Elle commence le matin à huit heures et ferme les locaux à dix-neuf heures. Elle assure la propreté des toilettes. Tous les deux jours, monsieur Dupont apporte les produits d’entretien nécessaires. Et en cas d’engorgement, il neutralise la cabine et envoie un plombier.

 

Cling !

Une pièce d’un euro vient d’atterrir dans la coupelle ! La cliente, l’air pincé, lui réclame la monnaie. Pourtant sa tenue montre qu’elle n’a pas besoin des cinquante centimes pour terminer les fins de mois.

Cet épisode a sorti Marina de sa torpeur. Le métier n’est pas vraiment exaltant ! Et ces odeurs qui imprègnent l’atmosphère… Aux odeurs organiques succèdent les odeurs de désinfectants, de chlore, de créosote. Monsieur Dupont est un passionné du créosote. Il en apporte plusieurs bidons et exige que Marina traite les sanitaires avec ce liquide jaune, visqueux et gras, à odeur âcre de fumée et de brûlé carbonisé.

Elle oublie toutes ces odeurs en s’enfermant dans son petit monde : elle repense à son enfance en Transylvanie. Que la vie était belle quand elle courait dans la campagne avec ses petits camarades !

Vu de près, l’eldorado n’est pas ce qu’elle imaginait.

 

Cling !

Une nouvelle pièce la sort de ses souvenirs. Un type à l’air lubrique vient de jeter de l’argent dans la coupelle. Au regard qu’il lui jette, elle a compris. C’est un pervers. C’est sûr ! Il va lui murmurer des propositions. Effectivement il le fait ! Devant l’air furieux de la « dame-pipi », il n’insiste pas et se dirige la mine basse vers les cabines masculines. La plupart du temps, ces individus réagissent de cette façon. Une fois, l’un d’eux, plus insistant, a essayé d’aller plus loin, heureusement l’arrivée d’un client a brisé ses ardeurs.

Elle soupire. Elle est aux premières loges des lubricités de l’humanité. Il y a longtemps qu’elle ne s’interroge plus sur la durée de l’occupation des sanitaires par certains clients. Ce n’est pas son problème, du moment que cela ne crée aucun trouble.

Le vicelard a filé vers la sortie sans un regard.

Enfouie dans sa cave sans fenêtres, elle peut à nouveau rêver de fleurs, de papillons, de vastes espaces, de soleil.

En Transylvanie la vie était dure, mais maintenant par comparaison avec cet espace confiné c’était le paradis. Un instant elle est là-bas enfant, courant dans les chemins où bourdonnent les abeilles, où bondissent les sauterelles. L’odeur du foin coupé pénètre son nez.

 

Cling !

L’odeur âcre du créosote a remplacé celle de l’herbe fraîchement tondue. La réalité a repris ses droits, impitoyable. Cette cave sera son avenir. Le néon sera son soleil, l’odeur de l’urine remplira ses jours. Elle ne courra plus dans la campagne, le seul exercice qui lui reste est le nettoyage des excréments sur les faïences. Sa destinée est là. Elle n’aurait plus la force de quitter cet « emploi », le souvenir des misères de la rue est encore présent. Elle est consciente que son calvaire ne sera pas éternel. Elle tousse de plus en plus, ses poumons sont attaqués par les vapeurs de désinfectants, de chlore et d’ammoniac.

 

Cling !

La dernière vient d’atterrir dans la coupelle. Il est dix-neuf heures ! Il est temps de fermer.

Dans une demi-heure elle prendra le R.E.R. pour rejoindre son studio dans une lointaine banlieue. Elle pense à l’instant où elle s’allongera sur son lit, après avoir ouvert largement la fenêtre et respirera à pleins poumons pour tenter d’expectorer les remugles de la journée. Ce studio n’est pas Versailles, mais une douche lui permet de laver toutes les souillures dont elle se sent imprégnée. En attendant, monsieur Dupont est intransigeant là-dessus, il faut nettoyer à fond en comble tout le local. Dans un sac, elle vide les poubelles. Un morceau de papier à l’éclat métallique attire son attention. Un récépissé de Loto… Elle le met dans sa poche. On ne sait jamais ? Un jour elle a trouvé un récépissé de PMU, elle s’en souvient encore, il gagnait douze euros soixante-dix-huit : une fortune !

 

Tchoc !

Elle a fermé la lourde porte métallique. Elle respire à pleins poumons l’air du jardin des Tuileries.

Elle entre dans un bar-tabac de la rue de Rivoli.

Elle manque de tomber évanouie : un million d’euros !

Des milliers de « cling » résonnent dans sa tête : adieu monsieur Dupont, les odeurs d’urine, de créosote, la lumière blafarde des néons, les faces indifférentes des « clients », la brûlure des désinfectants dans la gorge et les poumons…

 

Un mois après.

 

Cling !

La nouvelle dame-pipi lève instinctivement les yeux. Elle les ouvre tout grands. La cliente a posé à côté de la pièce, un billet de cinq cents euros.