Cela faisait plusieurs milliers d’années que l’énorme vaisseau se déplaçait silencieusement dans le vide galactique avec ses occupants figés dans de l’eau à -273 °C.
L’ordinateur Spiritus déclencha l’opération « réveil ». Il y avait bien longtemps que les programmeurs d’Aquarus qui avaient initié le processus étaient morts…
La mission du vaisseau était simple : vérifier que l’exoplanète identifiée dans ce lointain système solaire était habitable par les êtres vivants d’Aquarus.
Le réveil était bien amorcé, l’eau avait retrouvé la température de 10 °C. Déjà les occupants se mettaient en mouvement.
Le commandant, Tentaculus, stabilisa son vaisseau à deux millions de kilomètres de la planète bleue. Il activa le dispositif de camouflage puis convoqua ses compagnons de vol.
Il se leva et en battant ses tentacules dans l’eau de la cabine, il annonça triomphalement :
— Nous sommes arrivés !
— Reste à savoir où, ironisa Poulpus l’astrobiologiste.
— Tant qu’on peut manger sur place, ça me va, ajouta Grogoulus le mécanicien.
— Je vous rappelle la mission, grogna Tentaculus devant l’inconsistance de ses compagnons de voyage. Il s’agit de trouver un monde habité par une forme avancée de vie. Au-delà de l’indéniable aspect scientifique, c’est ce que nos trois cents milliards de compatriotes désirent : de jolies planètes où ils pourraient partir en vacances avec leur progéniture. Ils sont tous prêts à payer cher pour ça.
— Nous en avons déjà trouvé, ronchonna Poulpus. Je te rappelle le nombre important d’espèces rencontrées depuis notre départ, et ce sur des planètes différentes, des géantes, des gazeuses, des marines, des métalliques, j’en passe et des plus improbables.
— Tu me fatigues avec tes détails, Poulpus ! La consigne, dois-je te le rappeler, parle de mondes « habités » par des espèces évoluées, capables de vivre en société, de maîtriser leur environnement et de voyager dans l’espace. Ce n’est pas ce qu’on a vu jusqu’ici.
— Tu m’étonnes, rigola Grogoulus. À part terminer en bouillon ou en graisse pour tuyère, ces espèces n’avaient pas grand-chose à nous apporter.
Tentaculus leva un tentacule puis déclara le débat clos. En tant que propriétaire du vaisseau, il était seul maître à bord. Affréter la mission lui avait déjà coûté assez cher, en matériel comme en émoluments, surtout vu l’appétit de son mécanicien et les exigences excentriques de son astrobiologiste. L’heure n’était plus aux conjectures et aux théories. Les analyses techniques avaient confirmé l’existence d’une intelligence supérieure sur cette planète bleue. Preuve en était le taux élevé de dioxyde de carbone, signe incontestable d’une industrie avancée, un beau trou dans la couche d’ozone pour confirmer le sens des affaires de l’espèce dominante, et quelques jolies sondes disséminées dans le système planétaire. Il décida d’appuyer sa décision avec l’aide d’une intelligence objective, son entité synthétique préférée, l’ordinateur de bord Spiritus.
— J’en appelle à toi, Spiritus ! Récapitule-moi les raisons de débarquer sur cette planète bleue.
— Elle est à deux tiers composés d’eau liquide, élément idéal pour notre biologie. Noyer le tiers restant ne posera aucun problème technologique. D’ailleurs, il semble que le mouvement soit déjà en marche grâce à un réchauffement accéléré. Le précipiter ne va à l’encontre d’aucun règlement connu.
— Parfait, prépare la procédure de mise à niveau ! Quels sont les autres points ?
— L’espèce dominante est terrestre, mais peut s’adapter à la vie marine. Elle se nourrit déjà des produits des mers et océans. J’ajouterais même un détail affreux : ils se nourrissent parfois d’êtres tentaculaires qui nous ressemblent, mais qui ont encore beaucoup de retard dans l’évolution.
— Donc nous ne transgresserons pas le principe de reclassement des anciens locataires ?
— Exact ! En plus, trop occupés à se taper dessus les uns sur les autres, ils ne rechigneront pas à trouver un peu de paix.
— Je ne comprends pas, dit Grogoulus.
Tentaculus regarda son mécanicien comme si c’était le dernier illuminé d’une quelconque engeance d’attardés, du genre des poulpes d’Aldebaran ou des méduses de Lyrae.
— Tu le fais exprès Grogoulus ?
— Non, je suis sérieux. Je ne vois pas pourquoi les déloger va leur apporter la paix. Qu’ils se tapent dessus à longueur de temps, c’est leur caractère, une sorte de divertissement. Sans cette occupation, ils vont déprimer, s’ennuyer, décliner.
— C’est moi qui vais déprimer si tu continues à délirer de la sorte, lâcha Tentaculus. La consigne est pourtant claire : prendre possession des lieux, les rendre conformes aux normes « Nouveau Monde » et reclasser les anciens locataires. Ils se battront sous l’eau s’ils le souhaitent !
Poulpus leva un tentacule, tel un étudiant en première année de cryptologie. Tentaculus se demanda quelle absurdité son astrobiologiste allait lui sortir. Il réfréna une violente envie de l’atomiser sur-le-champ puis lui laissa la parole et la vie sauve, afin qu’il s’explique.
— Admettons que nous annexons cette planète sans trop de violence, commença Poulpus. Qu’allons-nous faire des autres espèces terrestres ? D’après nos dernières observations, elles n’ont pas toutes la capacité à s’adapter aussi vite à la vie marine.
— On fera comme sur Aldebaran ou Lyrae, répondit Tentaculus. Demande à Grogoulus !
— Elles termineront dans des musées pour les petits, précisa Grogoulus trop content d’être mis à contribution.
— On ne viole pas un principe, là ?
— Aucun, Poulpus. Tant que l’affaire est rentable, qu’on reclasse les anciens locataires, je parle des évolués et pas des parasites, la concession est classée « Nouveau Monde » et exploitable à ce titre. Si tu désires des précisions, demande un cours accéléré en patrimoine intergalactique.
L’astrobiologiste n’eut pas le temps de répliquer. Spiritus émit un sifflement caractéristique. Tentaculus activa le dispositif de communication, régla le traducteur et démarra la phase diplomatique.
— Bonjour, habitants de la planète bleue, ici Tentaculus, commandant de ce vaisseau.
— Ici le centre de commandes de la NASA. Je suis l’administrateur Wilson. Nous sommes en ligne directe avec le Président des États-Unis.
— C’est quoi la NASA, demanda Grogoulus. Et les États-Unis ?
— Nous sommes la première nation de ce monde appelé « Terre », dit Wilson. Nous parlons au nom de tous ses habitants.
— Bonne nouvelle ! Sachez que vous avez été choisi dans le cadre du programme « Nouveau Monde » annonça Tentaculus.
— En quoi consiste ce programme ?
— Vous le saurez assez tôt, croyez-moi, répondit Tentaculus.
— J’espère que vous savez nager, habitants de la Terre, conclut ironiquement Poulpus. Vous allez en avoir besoin dans les prochains jours.
Tentaculus décida qu’il en avait assez appris. Les autochtones disposaient de moyens de communication, étaient organisés en ensembles, avaient un leader proclamé et savaient visiblement nager. Les certifier « Nouveau Monde » ne prendrait pas plus d’une ou deux révolutions solaires. Il activa le programme de certification.
Cette nouvelle terrifiante m’a tenu en haleine jusqu’au bout. Retour de bâton des colonisations qui ont modelé notre histoire, par des êtres qui se définissent comme supérieurs, des pieuvres intelligentes. Ces animaux ont plusieurs cerveaux et les tests qu’on leur fait passer donnent d’incroyables résultats. L’envahisseur n’a donc pas été choisi au hasard.
L’histoire est bien montée, avec des personnages presqu’humains dont le projet de conquête est lui aussi (hélas) très humain. L’humanité périra-t-elle par où elle a fauté ?
J’aimerais avoir ton imagination.
Encore une fois, bravo Loki.
Espérons que ce ne soit pas une prédiction, même si joliment raconté ! Quel imagination !! Un peu flippant tout de même ! Chapeau bas Loki
Au début, j’ai cru à un nouvel “opus” : “Asterix dans la 4eme dimension“.
Mais non, il s’agit de science-fiction, et ce n’est pas “Demain, les chiens” (que je recommande *), mais plutôt de “Demain les poulpes” !
Je dois dire que moi aussi, je suis impressionné par cette belle imagination, qui sait utiliser notre contexte planétaire avec art et finesse, et dont j’espère qu’elle n’est pas prémonitoire. Si c’était le cas, il faudrait tout de suite arrêter de se prendre la tête avec le changement climatique et “jouir sans entrave” d’urgence !
Comme d’habitude, c’est bien écrit. Pour une meilleure cohérence, et car les voyageurs ont déjà rencontré d’autres mondes et d’autres “espèces”, il me semble qu’il faudrait dire qu’ils ont subi plusieurs “décongélations” depuis leur départ. La façon dont tu le racontes m’a fait penser qu’ils étaient enfin arrivés et décongelés pour la première fois depuis leur départ. Bref, un détail tout de même, mais comme l’histoire m’a beaucoup plu je me permets cette suggestion.
J’ai bien aimé le côté déontologique des délibérations des nouveaux arrivants (n’est-ce pas un pléonasme, d’ailleurs ?) et leurs ruminations “éthiques”…
* https://fr.wikipedia.org/wiki/Demain_les_chiens
Merci Loki !
Orgueilleusement nous méprisons les autres êtres de la terre et nous ne prenons pas en compte leurs intelligences en les considérant inférieures à nous !
Comme l’écrit Chamans la pieuvre contrairement à ce que certains croient est un animal doté d’un cerveau efficace.
Je n’en veux que pour preuve l’anecdote suivante.
Il y a quelques années je me suis rendu avec mes élèves au Palais de la Découverte à Paris. Dans la section des sciences biologiques.
Le démonstrateur proposait une expérience sur les rats. Ceux-ci devaient circuler dans un labyrinthe dont le dessus était vitré et partant d’un point devaient se rendre, en ouvrant diverses portes dans la section, où les attendait un morceau de fromage.
Le rat utilisé pour cette expérience se déplaçait lentement en ouvrant à tâtons et avec réflexion les différentes portes du parcours. L’objectif de l’expérience n’était pas tellement d’observer les facultés du rat à dominer les difficultés du labyrinthe, mais plutôt d’évaluer la faculté d’apprentissage d’un autre rat regardant le parcours de son congénère.
En effet les scientifiques voulaient savoir si un rat était capable de se souvenir et de répéter les différents gestes de leurs congénères.
Quand on mettait un 2e rat observateur dans le labyrinthe certains étaient capables de se déplacer rapidement dans le labyrinthe, d’autres mettaient beaucoup plus de temps.
Le démonstrateur expliqua que la même expérience avait été faite avec des pieuvres, mais au Palais de la Découverte il n’était pas possible en temps réel et matériellement d’en faire la démonstration.
L’expérience avec les pieuvres consistait à placer dans une bouteille en verre transparent et munie d’un goulot étroit un crabe dont les pieuvres sont friandes. Une première pieuvre après quelques hésitations avait l’idée d’introduire un de ses tentacules dans le goulot étroit et de s’emparer du crabe. Une deuxième pieuvre qui avait observé son congénère, placée dans la même situation avait instantanément utilisé la même technique.
100 pour-cent des pieuvres réussissez l’expérience !
Ce qui démontrait la supériorité en matière d’apprentissage du poulpe sur le rat…
Ce n’est donc pas par hasard que j’ai choisi dans ma nouvelle de représenter les visiteurs extraterrestres par des pieuvres !
Compte tenu de l’évolution de la situation actuelle nous avons bien du souci à nous faire pour notre avenir …
À plus de 80 ans, je me souviens que vers les années 60 on parlait déjà de réchauffement climatique. À cette époque la situation actuelle semblait bien loin et je ne m’imaginais pas la vivre ! Pendant la guerre froide, la hantise était la guerre nucléaire.
Aujourd’hui nous avons les 2 ! Et compte tenu des facultés mentales déficientes d’un grand nombre de dirigeants des pays de la terre et la boulimie économique des industriels, on a beaucoup à craindre. La raison prendra elle le pas sur la folie ?
Quoi qu’il arrive la terre s’en tirera toujours, mais nous ?
Merci pour cette histoire à tentacules !
Je laisse l’imagination répondre à l’imagination :
*
À paraître aux Éditions Nibiru :
Poèmes pour les poulpes d’Aldebaran
*
Un rêve de l’ordinateur de bord Spiritus :
Un steak de pieuvre dans l’assiette d’un humain, lui-même
sur le point d’être englouti par un être tentaculaire piégé
entre les mâchoires d’une créature non-répertoriée,
créature qu’une ombre immense avalera bientôt…