Madame Maria Dos Santos est une femme de ménage exemplaire et méticuleuse qui travaille au service de monsieur Ernest Durougnou depuis le depuis de nombreuses années.

Celui-ci est un vieux garçon, clerc de notaire à l’étude Duverger Père et Fils où il donne toute satisfaction.

Maria est admirative, car une personne qui travaille chez un notaire ne peut être qu’exceptionnelle.

Il faut dire qu’Ernest a beaucoup de considération pour Maria et lui est reconnaissant de maintenir dans son modeste logis une propreté impeccable.

Bien qu’il soit clerc et que cette profession exige une rigueur sans faille, en dehors de ses heures de travail il a tendance à se relâcher et si madame Maria Dos Santos n’était pas là son appartement serait un véritable capharnaüm.

Il est heureux, aussi, que Maria chaque soir quand il sort du travail, lui prépare un dîner dont elle fait les courses avec l’argent prélevé dans une boîte à bonbons posés dans l’entrée de l’appartement.

Il ne l’avouera jamais, mais les formes de Maria ne le laissent pas insensible, lui qui est d’une timidité maladive.

Dire que Maria serait amoureuse d’Ernest serait exagéré, mais elle apprécie de se sentir indispensable dans sa vie et elle est contente qu’il l’aide à rédiger et à remplir tous les formulaires que demande l’Administration française si tatillonne.

Ernest est à étude Duverger et ce matin-là, comme d’habitude Maria ouvre la porte avec son trousseau de clés.

Elle manque de tomber en apoplexie : des monceaux de poussière jonchent le sol de l’appartement.

C’est vraiment inexplicable : qu’a donc fait Ernest Durougnou pour que son appartement soit d’une saleté si repoussante ? ce soir elle lui demandera des explications …

***

Ernest est un passionné de livres anciens. Cette passion l’a pris très jeune, il aurait fait volontiers l’École des Chartres, mais ce type d’études exige une aisance financière importante et c’est la raison pour laquelle il a choisi de suivre des études de droit ce qui l’a conduit à un emploi de clerc.

Mais toujours aussi passionné, il a continué, à rechercher des livres anciens, pour enrichir sa collection. Ce genre de passion est assez onéreuse, mais un vrai collectionneur est prêt à faire tous les sacrifices pour assouvir sa passion.

Ernest stocke ses livres dans une armoire en châtaignier dont il garde jalousement la clé.

Il est tellement discret que même madame Dos Santos ignore ce passe-temps.

Ce dimanche, il a passé le week-end à rechercher la perle rare chez les libraires du Quartier latin.

Il les connaît tous ou tout au moins croit tous les connaître.

Aussi est-il surpris quand il s’engage dans une ruelle, l’impasse de la Mouchette dont le nom lui est parfaitement inconnu.

Sa surprise redouble quand il aperçoit une petite boutique au fond du passage, une librairie dont la devanture n’est visible que lorsqu’on s’en approche.

La boutique au bas d’un vieil immeuble délabré n’est pas engageante, mais il ne peut s’empêcher d’y rentrer.

L’intérieur est encore plus sombre que l’extérieur et s’il n’y avait eu le bruit grêlé de la cloche de la porte d’entrée, on aurait pu croire qu’elle était fermée.

De nombreux livres anciens sont exposés et la couche de poussière montre à l’évidence que peu d’acheteurs se sont aventurés dans le local.

Ernest met quelque temps avant que ses yeux s’habituent à l’obscurité de la boutique. Il est prêt à ressortir quand un homme surgit de derrière les livres.

Un homme au visage anguleux, soigneusement peigné avec une barbichette et un costume bleu anthracite à col Mao qui tranche avec la crasse de sa boutique.

D’emblée ce qui fascine Ernest Durougnou ce sont ses yeux. Quand il vous regarde, on a l’impression que ce regard vous transperce.

Ernest est médusé, il ne sait quelle contenance prendre.

Il sort de cette atonie quand la voix de l’homme aussi perçante que son regard lui demande :

  • Bonjour, monsieur, que puis-je pour vous ?

Ernest bredouille :

  • Je recherche un livre ancien !
  • Vous avez choisi la bonne boutique ! Avez-vous une idée précise ?
  • Non ! Quelque chose d’original et de rare !
  • On peut dire que c’est votre jour de chance ! J’ai justement un ouvrage ancien, original et rare !

L’homme part à l’arrière de sa boutique et revient en tenant précieusement un livre enveloppé dans du plastique.

  • Cet ouvrage date du 5e siècle, il est en latin. Lisez-vous le latin ?
  • Pas vraiment…
  • Ce n’est pas grave ! C’est sa rareté qui est importante, je vous le céderai pour 1000 €.

1000 € est une somme importante pour Ernest Durougnou. Mais l’envie d’acquérir le livre est plus forte.

Avant de partir, l’homme lui dit :

  • Comme vous le voyez, cet ouvrage, extrêmement rare, est emballé dans du plastique, en outre dessous il est entouré également d’un parchemin.

Je vous conseille de ne pas tenter d’enlever les deux enveloppes, en raison de son ancienneté et de sa fragilité il risque de tomber en poussière…

Ernest est fou de joie. Il a acquis le clou de sa collection : un ouvrage datant du 5e siècle.

Il le place dans son armoire en châtaignier, en l’insérant en plus dans une boîte en acajou provenant de sa grand-mère.

Et chaque soir en rentrant du travail il sort religieusement sa boîte la place sur la table du salon. Il en extrait son manuscrit et l’examine sous toutes les coutures en le manipulant avec précaution.

Mais cette cérémonie le lasse vite, posséder un ouvrage remarquable et ne pas l’ouvrir c’est frustrant !

Un jour l’envie est plus forte. Il s’apprête à ranger l’ouvrage dans l’armoire quand il se ravise brusquement.

Il repose le livre sur la table du salon, va chercher une paire de ciseaux et doucement, très doucement il commence à découper l’enveloppe de plastique.

Il n’a jamais été aussi soigneux de sa vie…

Le manuscrit apparait entouré par un parchemin. La peau est d’une finesse extraordinaire, des larmes lui viennent aux yeux.

En pensant au moine qui a sans doute enveloppé le manuscrit, il est bouleversé par ce message venu du lointain des siècles.

Ému, le cœur battant il détache la peau et l’ouvrage fragile, peaufiné par le temps, apparait, témoin d’un temps où l’imprimerie n’existait pas…

Il est magnifique avec ses enluminures.

Ernest ne regrette pas son investissement. La beauté du manuscrit l’incite plutôt à penser qu’il a fait une affaire !

Ce genre d’ouvrage il n’en a vu que dans des musées.

Manifestement c’est bien un manuscrit médiéval !

Le manuscrit médiéval est un document écrit à la main. Il n’est pas rédigé sur du papier, mais plutôt sur la peau d’animaux, principalement de veau et de mouton. L’encre se compose de suie et d’acide tannique, et les couleurs s’obtiennent grâce aux pigments extraits de minéraux, notamment du cinabre et du minium.

En tremblant, Ernest Durougnou tourne la couverture, en se penchant il essaie de lire la première page. Le texte est en latin.

Il lit : 𝕸𝖊𝖒𝖊𝖓𝖙𝖔, 𝖍𝖔𝖒𝖔, 𝖖𝖚𝖎𝖆 𝖕𝖚𝖑𝖛𝖎𝖘 𝖊𝖘, 𝖊𝖙 𝖎𝖓 𝖕𝖚𝖑𝖛𝖊𝖗𝖊𝖒 𝖗𝖊𝖛𝖊𝖗𝖙𝖊𝖗𝖎𝖘.

 Aussitôt une douleur fulgurante le traverse, comme si tout son corps était traversé par un feu intense.

Il se lève pour échapper à cette douleur et se précipite vers la salle de bain pour éteindre ce brasier interne.

Mais à mesure qu’il avance, son corps se désagrège en une poussière grisâtre qui se dépose sur le sol.

Une dernière pensée traverse son cerveau encore intact. Il est avec son professeur de latin au collège, la phrase qu’il a lue sur le manuscrit prend sa signification.

« Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière ! »

***

Madame Maria Dos Santos démarre son aspirateur. Quelle merveille ce nouveau modèle, il ne lui faut pas plus de cinq minutes pour nettoyer le sol.

L’appartement de monsieur Ernest Durougnou est redevenu impeccable…