Lilou a deux ans, de ses petites jambes chancelantes, elle escalade les mottes de terre instables couronnées d’une herbe grasse et abondante pour atteindre le Graal, pour l’instant son refuge.
Une partie de cache-cache fait rage dehors, sa sœur et ses amies l’ont exclue de leurs jeux.
« Mais non, tu ne peux pas, tu es trop petite… »
A deux pas se dresse la grange, monolithe de pierres multicolores, grès, granit et schiste.
Lilou se hisse pour atteindre la clenche de la porte, son doigt minuscule à peine se pose au large poucier. Elle s’arc-boute et tire de toutes ses faibles forces rassemblées. Le vantail noir s’entrebâille imperceptiblement laissant transparaitre une mince bouche d’ombre au clair des deux battants.
Désormais à croupetons, Lilou, en précaire équilibre, s’agenouille, se coule, se glisse à travers cette échancrure providentielle. A peine l’aventurière a-t-elle franchi le pas que déjà se referment les deux panneaux de bois dans un grincement ricanant.
Les deux mains au sol, Lilou ne s’est rendu compte de rien, ses petits ongles égratignent la terre battue, elle la fouaille du gras du pouce, l’effrite entre ses paumes, ses doigts gourds dans une volupté de safre. A plat ventre Lilou hume et se pâme à l’arôme d’ample torréfaction qui émane de l’humide plancher.
Dans la pénombre, un rayon de soleil échappé d’une lucarne la vient gentiment frapper.
Une lumière blanche et chiche fait doucement voleter les grains de poussière amoncelés autour de son visage séraphin.
Lilou se relève et ses pas l’entrainent vers la mince clarté. Elle oblique vers l’établi, ancré au mur le plus proche, tout chargé de clous tordus ou rouillés, tout un fourbi de pelotes de ficelle soigneusement enroulées, stigmates d’épargne d’autrefois et de la caisse à outils éventrée.
Le maigre éclat éclaire à peine, là sur la paroi l’immense dail, qui semble dans l’ombre vibrer et la montrer du doigt. La serpe, la faucille, le croissant, suspendus balancent du chef un instant et semblent en faire tout autant ; la scie à bois.et l’égoïne la menacent de toutes leurs dents. Lilou tressaille et sent une sueur glacée courir le long de l’échine, elle déglutit avec peine.
Résolue, elle secoue la tête un instant, ne pas appeler Maman maintenant et elle se détourne vers la lumière, foin de croquemitaines elle découvre, posé sur un coin de l’établi le jardin zen que Maman a composé pour l’anniversaire de Papa.
Rien n’y manque, graviers pastel adroitement teintés de cette couleur blanc bleuté qui miroite encore au pot de peinture dont l’épaisse pellicule ressemble à la peau de lait de son gouter quotidien, galets noirs sagement alignés, le minuscule râteau délicatement posé.
Lilou tend la main vers la geisha au kimono amidonné et son ombrelle en allumettes et papier de riz, tout un monde de grâce et de finesse astucieusement réduit.
Lilou voyage dans la lune, elle imagine une dinette cérémonie du thé et autres chinoiseries.
« Lilou, ou es-tu ?»
Lilou a décidé qu’elle ne sortirait pas, na ! Les larmes lui viennent aux yeux, pourquoi ne l’ont-elles pas acceptée dans leurs jeux ? Pourquoi Grand-papi est il allé au ciel sans lui dire au revoir, il est méchant et elle se sent si seule.
Prudemment, Lilou avance vers la splendeur du jour, ses nu-pieds en cuir blanc détectent un obstacle, par terre ce ne sont que jonchée de tessons de terre cuite aux bords tranchants et éclis de verre .Déjà elle entend le désagréable bruit de glass pilé, coup de rasoir, zébrure à son gros orteil qui instantanément s’ensanglante et pulse méchamment.
Là sur le sol, scintillent en abondance œil de chat, agate, loupe, univers, plomb et boulet, la bulle d’eau, l’équinoxe, l’océan, l’inestimable œuf, le berlingot, la porcelaine, multitude de billes, arc en ciel combiné en myriade irisée. Lilou ramasse le calot gueule de loup qu’elle empoche dans la profonde de son sarrau, talisman improvisé pour qui saura grandir face aux terreurs et peines accumulées.
Sur le mur du fond une étagère branlante regorge de bocaux de conserve en verre et autres pots de confitures. Attirée, Lilou se saisit d’un tabouret, tripode bancal et entreprend d’escalader les rayons un à un. Précautionneusement elle se saisit d’un pot de figues, un de ses préférés, le fourre dans son devantier et se rétablissant parfois par miracle entame sa lente progression en chemin inverse.
Lilou git, les bras en croix à même la terre battue, le pot de confitures à roulé à côté d’elle.
Dehors, le soleil est déjà haut, au toit, de la trouée de pierres moussues suspendues au dévers des cimaises, danger bien réel, un chatoiement blond jaillit, nimbe les cheveux dorés de Lilou, diapre le rosé à sa joue mâchurée.
Lilou git, les bras en croix à même la terre battue, le pot de confitures à roulé à côté d’elle, vidé.
Elle dort.
Arrachant le couvercle de cellophane, Lilou a usé de sa main en palette, goutant chaque figue confite jusqu’à la dernière, se repaissant des minuscules grains qui crissent sous la dent comme un sable vibrant sous le pied. Elle dort.
« Lilou, Lilou …Où es-tu ? Montre-toi. »
Dehors, la partie de cache-cache est terminée depuis longtemps. Sa sœur et ses amies ont cherché Lilou dans les moindres recoins, peine perdue. La grande a alerté sa mère qui patiemment fouille les armoires dans leurs moindres replis.
Lilou rêve. Elle chevauche le cheval de bois à bascule, renversé à côté d’elle. La peinture défraichie s’est parée d’opulentes couleurs. Lilou est à la fête sur le manège aux chevaux de bois, sa petite main se tend vers la poupée de chiffon enjeu de la course. Mais le pantin s’agite, mu d’une vie propre, vêtu d’un costume d’Arlequin, il secoue son bonnet à damiers balançant de multiples grelots. Le bouffon se transforme en diablotin, puis en diable grimaçant. Il fait la nique à Lilou, lui tire la langue et se plaque sur la trogne un rictus toutes dents dehors puis éclate d’un rire sardonique qui glace les sangs.
Les larmes coulent aux joues de Lilou, « Maman » murmure-t-elle en se réveillant…
« Lilou est-ce que tu m’entends ? »
La petite fille se précipite vers la porte de la grange, mais les battants sont clos depuis longtemps, Lilou raidit ses muscles, pousse de tout son poids sur le vantail gauche, c’est inutile la targette ne frémit même pas.
Lilou se jette en travers de la pièce, se rue sur l’ouverture du mur du fond la plus proche, c’est en effet de là que viennent les voix. La lucarne est trop haute, Lilou se juche une nouvelle fois sur le tabouret. Elle voit Maman et les voisins qui sondent l’étang voisin en l’appelant à grands cris puis quelqu’un propose : « Il faudrait peut-être prévenir la gendarmerie… »
Non, pas cela, Lilou se saisit du balai de genets posé là, secoue les arantèles au soupirail, chassant par la même une superbe épeire diadème. Lilou grimpe, s’accote à l’embrasure, s’assied sur la brèche et se laisse tomber de l’autre côté au milieu de tiges d’orties. Ses petits mollets se couvrent instantanément de pustules. Lilou n’en a cure et ignorant même une traitresse ronce qui menace de lui égratigner l’œil. Lilou traverse le pré de part en part et tombe dans les bras de sa mère, les yeux de Maman sont tout bizarres rouges et gonflés.
« Où étais tu ?
- J’étais dans la grange, je m’étais cachée…
-
Dans la grange, tu sais bien que c’est interdit à cause des pierres qui peuvent tomber.
Ne recommence pas, tu m’as fait peur tu sais. Puis embrassant sa fille : « Sac à malices ! »
Bon, je vais tenter un véritable commentaire sur ce site qui en manque cruellement, je trouve. Et tant pis si je suis un peu long !
Mais d’où tiens-tu ce vocabulaire extraordinaire, ces mots qu’on ne lit jamais !? Quel plaisir de les réentendre dans ce texte, ces mots oubliés…
Oubliés et même, pour certains, inconnus de moi : poucier, dail, éclis, glass, profonde, sarrau, devantier, arantèles.
Merci pour la petite leçon de vocabulaire !
Bon, pour les mots, c’est fait ; mais il n’y a pas que cela bien sûr.
C’est comme les notes de musique : les mots, aussi subtils soient-ils, doivent se poser élégamment sur la ligne, et tu sais faire ça.
J’ai suivi la petite Lilou dans son aventure racontée avec une écriture vraiment particulière, que je trouve finalement d’un grand classicisme mais qui me plaît beaucoup : harmonie des mots et des tournures, où tous ces mots souvent désuets (ce n’est pas une critique) me plongent dans un passé… simple qui a le goût et l’émotion des vieux souvenirs.
L’utilisation récurrente de l’adjectif avant le substantif, ou de l’adverbe avant le verbe – sans abus, cependant – ajoute à cette impression, et rend pour moi le texte à la fois délicieusement suranné et poétique : l’humide plancher, gentiment frapper, la mince clarté, le maigre éclat, l’immense dail, dans l’ombre vibrer, opulentes couleurs, traîtresse ronce…
Et je les écris en italique, pour conserver ce charme !
D’autres aimeront moins, mais moi, cela “aimablement me berce” ! Comme au jardin zen !
Très onirique aussi, ce texte, dans le rêve de la petite fille.
J’aime la fin, plus prosaïque, qui ferme le rêve et l’angoisse par ce joyeux et tendre “Sac à malices !”, et j’ose même imaginer qu’il y a du vécu dans tout cela.
Merci Tanagra
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Et pour conclure à propos de commentaire, tu sais que tu peux t’autoriser à en faire toi-même, pas forcément élogieux, mais qui seront, je crois, tout de même bienvenus. On peut exprimer ici : des coups de cœur, mais aussi des suggestions, des nuances, et même de respectueuses critiques (des textes et pas des auteurs).
Alors, chers lecteurs (?) qui m’avaient peut-être suivi jusqu’ici, à vos plumes !
des coquillettes : ou es-tu ? est il allé à roulé par la même
Tanagra, j’ai beaucoup aimé ce texte, je m’en suis délecté, mais je n’aurai pas le talent d’Hermano pour en expliciter les raisons. Ma liste de mots découverts ici, que je ne dresserai pas, varierait un peu de la sienne et serait sans doute plus longue. Ce merveilleux vocabulaire méconnu qui contribue si poétiquement au mystère de la grange, nous range aux côtés de Lilou dans son exploration, dans l’avancée pas à pas au plus profond de ce monde étrange, excitant et hostile.
La construction crée une tension progressive qui nous accroche et nous fait pressentir une issue tragique que le cœur battant on croit advenue, mais fausse alerte ! Merci et bravo !
Qui ne s’est pas retrouvé, enfant, seul dans une vieille remise, une étable, une grange, un atelier, qui n’a pas connu la menace de ces outils tranchants, l’angoissante volupté d’être là où c’est interdit, qui ne s’est pas trouvé écarté des jeux des autres, trop jeune, trop maladroit, trop lent à la course … Qui ne se souvient de sa première expérience d’exploration solitaire ?
Merci Tanagra d’avoir réveillé tout cela avec ce si beau texte.
Merci Hermano de ton aimable sollicitation … petit coup de pouce pour vaincre paresse et procrastination …
Il est difficile de passer derrière deux commentaires dont je partage la plupart des jugements. Donc je serai plus bref !
Je n’ai jamais caché que la poésie n’était pas le genre que je préfère. Aussi dans un premier temps, connaissant la spécialisation de Tanagra dans la poésie, j’ai hésité à ouvrir le corps du texte. Finalement j’ai lu…
Enfin il y avait une véritable histoire avec ses rebondissements et l’attente d’une fin !
La photo est bien choisie illustrant le lieu de l’action.
Ce texte m’a charmé bien que je pense qu’il s’adresse plutôt à un jeune public.
Par certains côtés, il me rappelle « Les malheurs de Sophie ». Mais cela ne me gêne pas étant resté un fan de la Comtesse de Ségur.
On a besoin dans une époque où fleurissent des textes pseudo intellectuels et abscons, d’écrits rafraichissants comme celui-ci.
Un petit bémol toute fois à ma satisfaction. Je réagis différemment d’Hermano. Tous ces mots venus de temps oubliés : poucier, dail, éclis, glass, profonde, sarrau, devantier, arantèles, me chagrinent un peu. Je pense que la nécessité de se référer à un dictionnaire gâte un peu le déroulement d’un texte. Après tout on peut aimer lire sans être un agrégé de l’Université ! Mais c’est une opinion personnelle qui se discute et qui ne manquera pas d’être discuté…
Ce point posé n’enlève rien à la qualité de la nouvelle.
Hermano : Je te remercie avec beaucoup de gratitude pour la qualité de ton commentaire, il m’a fait vraiment plaisir.
Chamans : Merci encore d’avoir si bien compris mes intentions dans la construction de ce texte, je suis heureuse que des souvenirs te soient revenus en mémoire.
Loki : Merci de ton commentaire bienveillant. J’essaie de varier au maximum de varier mon vocabulaire et parfois l’utilisation de mots un peu techniques comme poucier ou clenche servent à désigner des images mentales bien précises. L’emploi de certains mots désuets correspondent à mon histoire et évoquent des souvenirs pour moi.
Je peux comprendre que la recherche de la signification de certains mots te soit rébarbative.
De mon côté, dans ces cas là, je fais une traduction approximative en première lecture que j’approfondis ensuite en recherchant l’étymologie de certains mots, cela me permet, personnellement de m’enrichir.