Laiteuse déliquescence
  
 Usnée au milieu des buées
  
 Chatoiement immobile
  
 Eau tranquille
  
 Mystère insondable
  
 Ténèbres méridiennes
  
 Le bayou grouille
  
 De vie larvée, rampante, serpentine, arachnide…
  
India n’en a cure, adossée aux piles du ponton elle appâte le poisson chat. Enroulant d’un doigt expert la ligne au bout de son gros orteil, elle attend sa proie. Une louise douce et tiède effleure le creux de l’omoplate, India frissonne sous la caresse, rassemble d’une main preste les pans de sa chemise sur son innocent caraco de calicot.
 
Elle tressaille car une vision vient de lui traverser l’esprit, elle trémule haletante, mais elle repousse résolument la fantasmagorie dans un coin de sa tête. Cela va passer, cela passe toujours…
 
India flatte le flanc de Youki, l’épagneul parti vaguer quand…mais voila qu’une fois encore elle s’égare, elle remue la tête pour chasser ses obsessions.
 
Mais l’idée fixe s’insinue et s’impose. India est ailleurs, l’entendement battant la campagne, le temps passe et elle ignore que le catgut lui zèbre les mains entaillant le gros doigt de pied d’un anneau sanguinolent, elle reste là, les yeux dans le vide, les mains ouvertes, béantes, elle hébétée, pantelante et tétanisée comme lorsqu’…
 
L’après midi s’achève et India s’active dans le bayou, elle sait ou les trouver, les crabes bleus entre les racines enchevêtrées et tortueuses des cyprès chauves, colonnes myriapodes…ou terrés dans quelques anfractuosités …
 
India revient à la cabane la balance pleine de belles nageuses. Elle en enferme quelques unes dans un casier qu’elle replonge au mouvant des marais. Elle en conserve trois qu’elle posera tantôt sur la braise après les avoir fracassées sous le pilon. Elle se délecte bientôt des crépitements de la carapace au calcin. India surveille les contorsions de la chair à nu virant à l’incarnat. Cette vulnérabilité livide lui rappelle sa propre fragilité…
 
Elle se souvient de tout, ses mains tordent sans pitié le tissu de son linge, Iindia grince des dents sans s’en rendre compte.
 
 Il l’a eue par surprise alors qu’elle reposait tranquille sur le ponton, elle ne l’a pas entendu venir, malin il ne marchait que sur la mousse, en tapinois. Et soudain il était là lui voilant le soleil elle n’a vu qu’un œil vairon sous sourcil roux et il n’était que sexe blafard, turgescent, menaçant. Elle n’a pu résister quand il s’est jeté sur elle de tout son poids, elle l’a reconnu cependant à ses dents de guingois, brunies par la chique, un des fils Morissette.
 
India se souvient de tout mais elle ne veut plus se souvenir de ce qui a suivi, de sa douleur et du sang qui tachait ses dessous, non, elle ne veut pas…
 
Elle se souvient il l’avait attachée, écartelée et elle somnolait vaguement au soleil aoûtant quand Youki était venu lui lécher le poignet, comment elle l’avait amadoué pour qu’il tirât dans sa gueule ce nœud simple et comment elle s’était libérée de ces rets enfantins.
 
Comment, à pas de loup elle était retournée à la cabane elle s’était munie de la lourde poêle en fonte, celle la même où à l’heure actuelle grésillaient les gombos, la tache de sang auréolée de quelques cheveux roux passée à la flamme s’ornait de la plus belle patine.
 
Car elle l’avait frappée à revers à deux reprises visant le temporal puis le rachis pour être sûre de faire mouche.
 Bizarrement, il s’était mis a saigner du nez.
 
Elle l’avait trainé sur le ponton jusque dans sa barque ou elle l’avait entravé afin qu’il ne pût s’enfuir.
 
Elle l’avait hélé au bout d’une balancine dans un des bayous les plus reculés et elle l’avait fait se balancer, tête sanglante, au ras de l’eau, les alligators n’avaient pas tarder à se rameuter.
 
Au souvenir des claquements de mâchoire, India en rit d’aise, elle avait pesé peu a peu sur le filin d’abord pour ne plus entendre les cris d’orfraie du fils Morissette. Il s’était ranimé un instant, entretemps. Et puis, ensuite, pour ne plus voir les reliefs que les sauriens se disputaient.
 
 La nuit descend avant que la pénombre s’installe..
 Le soleil descend ensanglante le ciel, se reflète à des eaux si tranquilles. Il ne s’est rien passé.
 L’astre disparait derrière les cyprès, frange d’écume les nuages, allume de feu les usnées.
 
 Laiteuse déliquescence
  
 Chatoiement immobile
  
 Mystère insondable
  
 Le bayou grouille
  
 De vie larvée, rampante, serpentine,
 
 India savoure l’instant…