Le réveil sonnait chaque matin à 7h05 précises. Pas 7h pile, ni 7h02 ou 03, non. 05, un point c’est tout. Clément, lui, se réveillait, lui tout seul, à 7h00, voire 6h58 ou 59 mais rarement plus tôt. Clément avait une horloge interne, particulièrement fiable, vigilance oblige… Il avait donc, les yeux ouverts dans la pénombre étalée sur les murs de la chambre quand l’alarme se déclenchait. La sonnerie était une série de bips saccadée, particulièrement désagréable à entendre, comme une voix suraiguë lui aboyant l’ordre de se lever.
Il aurait pu, bien sûr, en choisir une plus amicale, plus joyeuse ou même opter pour une musique harmonieuse et suave pour lui faire démarrer la journée en douceur, mais non, il était habitué et prenait du plaisir à écouter ces sons agressifs débitant en tranches le silence sans aucune bienveillance avec une autorité numérique inflexible. Ce qui lui plaisait le plus, c’était qu’il se savait en capacité de faire taire l’agresseur dès qu’il le décidait. Il était le seul maître à bord de ce vaisseau strident et maîtrisait avec maestria, l’art de l’appui sur le bouton d’arrêt, qu’il exécutait d’ un geste automatique de sa main droite. Celle- ci venait poser l’index (ou le majeur ; voilà bien la seule fantaisie qu’il s’autorisait parfois) avec la juste pression, une sorte d’effleurement d’une précision ferme et absolue. Généralement, il laissait le réveil tirer trois salves de mitraille acrimonieuse dans ses oreilles avant de leur couper la tête. Il les imaginait alors gigotant un instant dans l’atmosphère reconnaissant avant de s’écrouler, étêtés, dans un râle sépulcral. C’était assez délicieux cette image, mais aussi, parfois, un peu angoissant, quand la tranquillité revenue envahissait la pièce et Clément, d’une vague muette déferlante. Le plus souvent, il essayait de ne pas rester trop longtemps allongé, après ce retour au calme car il le savait, par expérience: se prendre une tempête de silence au réveil laissait augurer une journée vaporeuse, brassé dans un air sale et cotonneux. Une espèce de nuage toxique flottant autour de lui, le pénétrait alors et finissait par l’infester totalement, installant dans son crâne une dictature migraineuse et vociférante, comme les bips du réveil.
Depuis des matins, des kilomètres de matin, celui-ci sonnait de manière désagréable dans ses oreilles. Alors que lui, déjà réveillé déroulait le scénario idéal dans lequel l’alarme agonisait, le souffle coupé, et où il se levait sans tarder pour échapper à la gueule vorace du silence… Clément était un vieux garçon sans âge véritable. Il avait un physique ordinaire, en parfaite osmose avec une vie d’une banalité affligeante et d’une linéarité ennuyeuse touchant à l’absolu. Chaque réveil réussi dans les règles de l’art était, pour lui, une victoire suffisante pour que le morne de la journée à suivre fût acceptable. Car Clément n’avait aucune ambition. Aucune autre ambition que rien ne lui arrive dans la vie. Aucune vague, aucune lumière, aucune ombre, aucune fée virevoltant parfois dans les murmures du vent. Un tableau gris, d’un gris infini… Clément avait donc le réveil masochiste et ne vivait que pour ce seul instant, quand ce subterfuge d’excitation venait rompre la monotonie de son existence. Plutôt étrange et j’en conviens, difficile à comprendre.
Comment peut-on aimer se faire agresser le matin par les hurlements d’un réveil et passer son temps à n’attendre que ça ? Comment ce mécanisme machiavélique a-t-il pu tisser sa toile dans la tête de Clément ?
Bref, comment Clément est-il devenu Clément ? …
Clément enfant, le matin, dans son lit d’enfant. Son âge n’a aucune importance. Clémenfant comme Clémadulte, n’ont pas d’âge. Clément est un être hors d’âge. Vieillir ne change rien à l’affaire ; c’est déjà consternant d’ennui depuis le début. La seule différence est que l’un ne possède pas encore le réveil qui accompagnera l’autre tout au long de sa vie , au… réveil.
Donc, Clémenfant dort dans sa petite chambre mansardée pas très loin de celle de sa mère. Il fait nuit. La maison est endormie. Tout se passe normalement. Tout est désespérément sans intérêt. Mais la nuit finit par finir. C’est le petit matin. L’aube s’étire et finit aussi. Les gens du monde se réveillent comme la mère de Clément. Il dort encore quand elle se lève car, faut-il le rappeler, Clément est un enfant qui n’a pas encore de réveil. D’ailleurs il rêve à un monde sans réveil où tout se passe en douceur, où tout arrive tranquillement, où la peur n’existe pas.
Il rêve…comme un enfant. Et puis, sur un lac lisse comme un miroir, tout à coup, une vague se lève, le soulève et le jette de si haut qu’il voit le monde tout petit qui se rapproche à toute allure. Il tombe ! Il va s’écraser ! Il va mourir, c’est sûr ! Alors il ouvre les yeux et découvre, planté devant lui, un gros nez menaçant, le gros nez de sa mère et sa bouche qui vomit des mots qui font du bruit, un bruit strident qui fait mal : – C’est l’heure ! « Bip », Il est 07 heures, « Bip », Dépêche toi, dépêche toi ! « Bip ». Et puis, les draps arrachés et les volets qui grincent, et puis grand la lumière et les yeux transpercés.
C’est la chute brutale et les bips qui s’en vont sur le parquet qui craque…
La nuit, Clément rêvait d’amour paisible et ouaté. Le matin, il était terrifié par un réveil cinglant à la voix assassine.
Et puis, Clément a grandi et s’est acheté un réveil. Et chaque matin, pour ne pas oublier tout cet amour absent, il se rappelle des bips hurlants de la bouche maternelle et savoure le moment de pouvoir les faire taire, maintenant qu’il est grand. Et chaque matin, à 7h05 précises, d’un geste savamment tranchant, il coupe net… la tête de sa mère…
Mais où vont se nicher les ressorts de nos attitudes, de nos habitudes et de nos actions !?
J’ai aimé ce texte que je trouve fort bien écrit, d’une écriture que je qualifierais à la fois de « chirurgicale » et de poétique.
Et bien sûr onirique…
Le récit est bien mené avec cette force détails qui nous entraine si bien dans un univers obsessionnel, jusqu’à cette conclusion qui ferait un régal de psychanalyste !
Bravo et merci Mr O.
Cette nouvelle m’a beaucoup plu !
Elle me fait penser à du Kafka.
Articuler un texte aussi bien ciselé autour de la sonnerie d’un réveil était une gageure, ici réussie.
Dans un de mes commentaires, j’écrivais : « Ce qui était merveilleux, c’était que dans cette logorrhée de phrases miroitaient parfois de véritables diamants. » En voici un, qui miroite !
J’ai beaucoup aimé ce texte remarquablement écrit, enchaînant d’habiles tournures pour décortiquer ce moment du (de) réveil. Du très bel ouvrage ! Et cette chute tranchante qui éclaire l’obsession traumatique de Clément, dont il pense vainement se libérer chaque matin. Bravo!
Je ne peux que me rallier aux commentaires de mes camarades. Ce texte me frappe par la qualité d’écriture: précise, élégante, incisive.
La personnalité de Clément et ce qui l’a forgée est amenée avec beaucoup de progressivité et le texte déroule un rythme impeccable qui maintient l’attention du lecteur jusqu’au bout.
Un (très) léger bémol cependant : l’anglicisme « être en capacité de » m’a fait un peu tiquer.
Bravo pour ce texte original et ciselé.