jeune femme de dos« Vous êtes si jolies quand vous passez le soir, à l’angle de ma rue.. »

Je me souviens des chansons de notre jeunesse et je te regarde, si mince, si jolie. J’aimerais effleurer ta joue doucement, tout doucement.

« Parfumées et fleuries avec un ruban noir, toutes de bleu vêtues… »

Tu as l’air si menue, ma princesse, dans cette nouvelle robe azur, ta couleur préférée.

« Pour toi ma princesse j’en ferai des tresses et dans tes cheveux… »

J’aimerais passer ma main dans ta chevelure, décoiffer tes mèches trop bien rangées… Mais il n’est plus temps, nous avons encore de la route à faire et nous sommes attendus. Le trajet familier me semble interminable aujourd’hui. Le chemin s’étire tout en longueur, les cailloux égratignent mes semelles, le vent froid s’engouffre dans mon col, la pluie glaçante fouette mes joues, les nuages massifs m’écrasent.

« C’est une maison bleue accrochée à la colline, on y vient à pied, on ne frappe pas… »

San Francisco, c’est comme ça que s’appelait la maison d’avant, lorsqu’on habitait la montagne et que tu chantais pour nous le long des sentiers. Ce n’était pas vraiment une maison bleue mais on l’aimait quand même.

« Mais on l’aimait quand même la fugue d’autrefois qu’on jouait tous les trois ». Je nous revois donnant l’aubade à notre petite chérie de deux ans à peine, l’un à la guitare et l’autre à la flûte.  Tu chantais, tu assemblais des bouquets de fleurs des champs, parsemant nos vies de pétales colorés.

Aujourd’hui, il fait gris, j’ai mal aux pieds avec mes chaussures neuves. Quelle idée ! J’aurais du mettre les vieilles, mais j’ai voulu te faire plaisir, mettre celles qu’on avait choisies ensemble, me faire beau pour toi parce que tu es « ma préférence à moi ».

Nous voila enfin arrivés, que de monde autour de nous ! Leurs regards de faïence sont si pesants. Je m’accroche aux yeux noyés de notre petite. À mes côtés, elle s’agrippe à moi comme un naufragé à une bouée. Je voudrais la serrer dans mes bras, la bercer de chansons d’autrefois, me laisser aller à la nostalgie, mais ce n’est pas le lieu. Tout à l’heure peut-être, si j’en ai encore la force après cette longue journée. Allez, « il n’y en a plus pour très longtemps », j’ai déjà du subir, stoïque, un sermon froid et désincarné. J’aurais voulu crier « parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres…mon cœur n’est pas las de l’entendre… ». J’ai compris que notre petite chérie ressentait la même chose que moi, elle a saisi ma main et je me suis senti moins seul dans la foule. Sa chaleur, sa douceur m’ont irradié. Nous ne pouvions pas parler, pas nous serrer l’un contre l’autre, l’émotion nous serrait la gorge mais je sentais sa main dans la mienne comme un cœur battant, une source de vie.

Pourtant, il a fallu desserrer nos mains enlacées, sortir, subir le défilé, les regards fuyants, la bise glaçante jusqu’à la moëlle des os.

« Si la vie s’était comportée mieux, elle aurait divisé en deux, les paires de gants, les paires de claques…mais tu n’es pas là, à qui la faute ? » J’ai du serrer des dizaines de gants, essuyer des baisers secs, conventionnels et j’ai senti qu’à la fin de la journée j’allai prendre une grande claque.

Heureusement, notre petite sera là. On parlera de toutes les chansons dont tu berçais nos vies. En voici une toute dernière pour toi : “My Lady d’Arbanville, why do you sleep so still? …Why does it grieve me so? I loved you my lady, though in your grave you lie, I’ll always be with you, this rose will never die, this rose will never die… « *

  • Ma dame d’Arbanville, pourquoi dormez-vous si tranquille? Pourquoi cela me fait-il autant de peine ? Je vous ai aimé ma dame, cependant c’est dans votre tombe que vous reposez. Je serai toujours à vos côtés, cette rose ne mourra jamais, cette rose ne mourra jamais…”