C’est ici que le car venait de le déposer. Il ne connaissait pas ce village, un petit bourg de moyenne montagne. C’était là qu’elle vivait maintenant. Cela faisait douze ans qu’il ne l’avait pas vue. Elle lui avait donné rendez-vous là, sur cette place tranquille,
à midi.
Il avait une bonne heure d’avance. Il décida d’aller flâner un peu, puis il eut envie de se faire une beauté avant de la rencontrer.
Il n’y avait encore personne au café de la place, les ouvriers qui avaient l’habitude de venir déjeuner à midi n’avaient pas encore débauché.
Après avoir commandé un verre de sirop d’orgeat, il alla s’enfermer dans les toilettes. Le local était assez exigu mais il put enlever son pardessus et enfin déployer ses deux grandes ailes soyeuses.
Méticuleusement, il les lissa pendant de longues minutes. Chaque fois qu’il faisait cela, il ne pouvait s’empêcher de se souvenir d’elle, des caresses matinales entre les plis de ses ailes, pour le réveiller. C’était bon.
Cette toilette terminée, il replia soigneusement chacune de ses ailes, l’une après l’autre, remit son pardessus, et rejoignit sa table à la terrasse.
Elle n’allait plus tarder maintenant. La fontaine coulait tranquillement au centre de la place. Il attendait, en pensant à celle qu’il allait bientôt retrouver, après tant d’années.
Enfin, exactement à midi, on entendit dans le ciel comme la vibration d’une voile. Elle arrivait, en planant longuement au-dessus de la place.
Tout d’un coup, elle replia ses ailes et se laissa tomber dans la fontaine où elle commença à s’ébrouer.
Étonné, ravi, il la reconnut. Elle n’osera pas se retourner pour me chercher, se dit-il, et, abandonnant son pardessus, il la rejoignit dans l’eau de la fontaine.
Heureux de s’être retrouvés, ils batifolèrent ainsi alors qu’une foule de plus en plus nourrie entourait la fontaine. Les ouvriers qui avaient maintenant débauché restaient ébahis devant le spectacle de ces deux êtres : homme, femme, oiseaux, anges ou démons.
Leurs ailes virevoltaient, lançant de grandes gerbes, fabricant des arcs en ciel qui se croisaient dans l’air de midi, sur cette place anonyme bordée de grands platanes. Ils s’aimaient.
Bientôt, la foule s’écarta, comme frappée d’une crainte mystique.
« Il est temps que revienne le temps de la plénitude », prononça-t-il alors d’une voix prophétique, en écartant ses ailes immenses.
Puis, d’un même mouvement, tous deux prirent leur envol, tournoyèrent au-dessus de la foule qui s’était maintenant agenouillée et s’élevèrent de plus en plus haut, jusqu’à disparaître aux regards.
D’une beauté à couper le souffle.
Le texte est parfait, équilibré, surréaliste et forcément poétique.
Merci de ce petit moment volé au temps, hors univers.
Bien qu’étant rationaliste ce texte me plait ! En effet par son illustration et son contenu ils font surgir en moi des souvenirs et m’obligent à me poser des questions . Tout d’abord la photo d’une place bordée d’arbres avec une fontaine au milieu. Je pense qu’il y en a des milliers en France, mais celle-ci me fait penser à celle de mon village dans la Drôme au pied du Vercors, avec son coq républicain. Elle crache toute l’année, même celles où sévit la sécheresse, une eau fraiche et délicieuse provenant des montagnes. Et ce car, les anciens…peu les ont connu, celui que j’ai emprunté, il y a bien longtemps pour me rendre dans un petit village de Moravie.
Et les questions. Quel est cet être déployant ses deux grandes ailes soyeuses ? Un insecte ? Sûrement pas un cancrelat, peut-être un éphémère ? Un ange ?
L’auteur ne tranche pas : homme, femme, oiseaux, anges ou démons. C’est peut-être cela la poésie laisser le choix au lecteur.
Un texte déconcertant mais quel souffle et quelle beauté !
Cela me fait furieusement penser au lac des cygnes. Je ne sais si c’est l’intention de l’auteur mais je verrais bien la musique de Tchaïkovski en bande-son. Comme la foule ébahie nous sommes au spectacle, il la rejoint, ils virevoltent, lancent des gerbes, dessinent des arcs et disparaissent à toute vitesse de la scène en tournoyant. Avec puissance et légèreté, ils rejoignent leur monde d’étoiles. Siegfried a enfin retrouvé Odette. Happy end !
Merci Maestro pour ce magnifique Pas de deux.
Merci Tanagra, de ce compliment qui me touche. Tu peux respirer, maintenant !
Merci Loki, pour ce commentaire. Oui, ce pourrait être une contre contre-métamorphose. Sourire !
Heureux de t’avoir plongé en enfance, et, oui, la poésie c’est peut-être aussi de ne pas mettre partout des panneaux indicateurs, autant de barrières pour nous prévenir de l’évasion.
Merci Line, pour le commentaire et pour la référence, heureux de cette évocation pour toi et merci de nous la faire partager.
Moi, j’avais juste entendu les bruit des ailes et de l’eau, dans un silence de foi moyenâgeuse !