Qu’est devenu Pierre D. ?

Depuis tant d’années, je t’avais oublié : Pierre D., mon ami d’enfance…

Moi, c’est Loup, j’étais “le petit méchant Loup” à la gueule d’ange, alors tout le monde m’appelait Loup-Ange. Je me souviens que Pierre habitait comme moi dans cette rue, la rue de l’abbé Fournier, où aucun abbé ne venait jamais d’ailleurs. C’est là que nous jouions tous les soirs avec Pierre : à la marelle avec sa sœur Delphine, au jokari aussi, mais qui joue encore au jokari ? L’été, c’étaient les osselets, par terre, après l’école ou durant les vacances, pendant des heures !

Alors, j’ai retrouvé la rue de notre enfance. Elle me paraissait si grande alors, tellement emplie de nos jeux et de nos cris d’enfants. En fait, c’est une rue très étroite ; j’y suis arrivé dans l’après-midi après un voyage en train et je l’ai trouvée plutôt sinistre.

J’avais quitté cette rue à vingt ans, je crois, pour partir en Australie et jamais je n’y étais revenu. Mais… Oh ! Juste là où habitait Pierre se trouve maintenant un hôtel. Un drôle d’hôtel dans une rue si sombre, on pourrait croire à un hôtel de passe…

Je me décide à entrer. Une matrone entre deux âges me reçoit. Je lui raconte mon histoire, mon enfance, ma vie dans cette rue il y a plus d’un demi-siècle. Je lui demande si elle connaît Pierre D. qui habitait là, exactement à cette adresse, avec ses parents et ses deux sœurs, Delphine et Sylvie. Est-ce qu’elle a entendu parler de lui ?

  • Pierre, c’est mon beau-père ! me fait-elle étonnée, c’est le propriétaire de l’hôtel mais il ne travaille plus et depuis quelques années il est dans sa maison de campagne. Alors, vous le connaissiez bien, je vois, un ami d’enfance comme on dit ?
  • Ah ! j’aimerais vraiment le retrouver ! Quand on arrive à mon âge, vous savez, tous les bons moments de l’enfance reviennent de plus en plus fort et cela me ferait tellement plaisir de le revoir, de parler de tout cela avec lui !

La dame me griffonne une adresse sur un post-it.

  • Il doit être là-bas, me fait-elle, il ne donne pas souvent de ses nouvelles. Vous préférez son numéro, pour l’appeler ?
  • Non, non, je vous remercie, à l’époque on n’avait pas le téléphone et je ne saurais pas comment m’y prendre avec lui ; je préfère le faire à l’ancienne : les gens vous prévenaient rarement avant d’arriver chez vous ; c’était toujours la surprise et souvent une grande joie de recevoir une visite ! Une manière de faire à l’improviste que je regrette beaucoup !
  • C’est comme vous voulez, Monsieur. Je pense que Pierre sera content de vous revoir lui aussi.

Je quitte la dame et le quartier avec un regard nostalgique sur ma vieille rue pleine de tant de souvenirs et je cherche un taxi pour me conduire à l’adresse qu’elle m’a donnée.

 

C’est un maison toute grise, un peu délabrée, un peu à l’écart de la ville sur un côteau. C’est déjà la fin de la journée…

Drôle de maison, un peu sinistre elle aussi, comme à l’abandon, presque une maison de sorcière. Comment Pierre peut-il habiter là ? Il a dû bien changer ! Je me demande si j’ai bien fait de venir jusqu’ici.

Je suis inquiet… je monte les quelques marches de bois, un peu branlantes, et je me hasarde à frapper à une vitre presque opaque. Personne ne répond. Je fais le tour de la bâtisse ; c’est déjà l’automne et le sol est jonché de feuilles mortes, un beau décor plein de tranquille sérénité. Je reviens frapper à la vitre.

J’entends bouger à l’intérieur. Je vois une femme s’approcher. Elle est assez âgée et marche difficilement. Elle sort sur le perron.

  • Loup-Ange ! me fait-elle ! Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Je suis abasourdi. Je lui dis :

  • .. vous me connaissez ?
  • Bien sûr que je te connais et que je te reconnais, même cinquante ans après, toujours ce même regard, et puis ta voix maintenant, elle n’a pas changé. Je sais que c’est toi !
  • .. et vous-même, qui êtes-vous ?
  • Je suis Marianne, la femme de Pierre !

Oh ! Marianne, c’était mon amour de jeunesse, et puis je lui en avais préféré une autre. Marianne ! C’est vrai que Pierre en pinçait déjà pour elle quand on jouait à la marelle dans la rue, et puis plus tard, à l’adolescence aussi ! Mais c’est moi que Marianne avait préféré.

  • Alors, tu as épousé Pierre ?!
  • Oui, il y a dix ans, nous nous sommes retrouvés…
  • Et tu t’es mariée avec lui ? fais-je de plus en plus étonné.
  • C’est lui qui est venu me chercher, d’abord pour que je l’aide à l’hôtel… et puis voilà… c’est la vie… Tu te souviens de moi ? Marianne !

 

La dernière fois que j’avais vu Marianne, c’était dans sa boutique au coin de la rue de l’abbé Fournier, une sorte de bazar où elle vendait de tout aux gamins qui sortaient de l’école : des colifichets, des bonbons, des cahiers, des bijoux, des crayons de couleur et même des pétards, jolis tubes de carton rouge à la mèche grise qu’on s’amusait à jeter sous les pieds des passants avant de s’enfuir en courant !

Elle m’avait accueilli comme d’habitude avec son grand sourire qui s’était figé quand je lui avais annoncé que je partais pour l’Australie et qu’elle ne me reverrait plus. J’en ai encore un peu honte. Je n’ose plus dire un mot.

  • Moi, oui je me souviens, continue-t-elle, on sautait sur les dalles mouillées, comme tous les enfants sur une marelle, mais je me souviens surtout quand tu m’as plaquée sans sommations. Mais tout cela est bien oublié maintenant, et heureusement ! achève-t-elle avec un grand sourire.
  • Mais Pierre, que devient-il ? fais-je un peu soulagé.
  • Oh ! Pierre, il ne faut pas trop le déranger, il s’adonne à la méditation et c’est pour ça qu’on est venus habiter ici, au calme. Tu sais, on n’est plus tout nus sur les plages comme à l’époque du Peace and Love, mais lui il médite tout nu tous les après-midis.
  • .. J’aurais bien aimé le voir, tout de même ; je suis passé à l’hôtel tout à l’heure et on m’a donné votre adresse. Sa belle-fille.
  • Ah oui, Bénédicte, c’est elle qui tient l’hôtel maintenant. Lui il médite, il est dans la bibliothèque, enfin je crois. Il avait dit jusqu’à 23 heures, il me semble… On va aller voir.

 

Tout est si confus, ce soir, si étrange, j’avance en la suivant. Un vrai capharnaüm, cette bibliothèque. Tiens, je me mets à penser à l’origine de ce mot… Capharnaüm… Je crois bien que Jésus est passé par là un jour ou l’autre… cela ajoute encore au mystère des lieux.

Sur une étagère, une photo. Je le reconnais ! C’est la photo de Pierre au square à la fontaine, le regard droit dans les yeux, sourire en coin… il me semble.

C’est un autre univers dans lequel je la suis. J’avance dans un temps incertain, une telle avalanche de livres me projette dans un monde que je ne maîtrise plus, on dirait un rêve, un autre espace-temps. Je me sens perdu, désorienté. Mais que vient faire l’Orient là-dedans, est-ce que je deviens fou ? Où Marianne m’entraîne-t-elle ?

Elle pose sa main sur mon épaule, comme pour m’apaiser, et elle me dit :

  • Pierre n’est pas là. Quelquefois, il sort terminer sa méditation dans la forêt, même par mauvais temps, et quelquefois je l’entends brâmer comme un cerf en rut. Dans ces cas-là, il ne faut surtout pas le déranger, c’est dangereux de faire sortir quelqu’un d’une phase de transe, car il s’agit bien d’une transe. Mais maintenant, j’ai l’habitude.

Effectivement, un hurlement de bête sauvage nous parvient à travers les murs de la vieille masure depuis le bois d’à côté. Aujourd’hui Pierre a bien changé, me dis-je, depuis nos jeux de marelle… Tout cela me rend inquiet et perplexe et je me demande si je dois aller au bout de ma démarche pour le rencontrer. Mais je reste curieux de le voir et de savoir.

  • Loup-Ange, je crois qu’il vaudra mieux que tu repasses demain, m’intime Marianne en me raccompagnant jusqu’à la porte à travers les amoncellements de livres. Je lui dirai que tu es passé.
  • Non, non, ne lui dis rien, je préfère lui faire la surprise.

Elle acquiesce et nous nous quittons. Je me sens tout drôle soudain. Je reviendrai demain lui montrer les deux grandes ailes qui m’ont poussé dans le dos année après année et je lui amènerai ce gros livre sur les derviches tourneurs que j’ai vu tout à l’heure en vitrine.

Il n’est nul besoin d’espérer pour entreprendre, un jour de plus ce n’est rien après si longtemps, et comme le disait ma grand-mère : tout vient à point à qui sait attendre. J’attendrai donc.

Mon Pierre… Demain nous nous reconnaitrons, j’en suis sûr.
Je me lèche déjà les cils à l’idée de notre rencontre.