La mousse tapissait les rochers qui masquaient l’entrée de la grotte, une mousse bien dense et bien verte, égayée de petites fleurs blanches.

Un joli décor reconstitué entièrement en matériaux synthétiques, dont les propriétaires de ce qui paraissait être une boîte de nuit à la mode étaient particulièrement fiers. Des blocs de béton armé recouverts de moquette vert mousse parsemée de cristaux de gypse pour figurer élégamment de discrètes fleurs blanches disposées à la volée. L’effet était saisissant ! Le rideau qui masquait l’entrée était peint d’un trompe-l’œil assez réussi qui prolongeait cette moquette et donnait à l’endroit un aspect à la fois naturel et magique.

Dès l’arrivée, on pouvait s’imaginer soit dans un conte comme ceux d’Andersen, soit à l’orée d’un escape game de nouvelle génération, soit – animé de pensées plus interlopes – en train de pénétrer dans le Saint des saints d’un lieu satanique ou d’un antre sadomasochiste.

 

L’imagination trouvait son compte dès l’entrée de ce nouveau lieu qui d’ailleurs était énigmatiquement baptisé “Le sein des saints” sur la plaquette publicitaire, ce qui laissait la possibilité de laisser encore davantage vagabonder son imaginaire.

 

Passée l’entrée, un long boyau aux parois humides, où il fallait cheminer courbé pendant quelques minutes, était éclairé par des torches installées tous les dix mètres. Au loin, on entendait un souffle inquiétant.

Ambiance…

Allan et Rania avançaient en se tenant par la main, un peu inquiets de s’aventurer ainsi en territoire inconnu. Tout restait artificiel, des torches suspendues aux murs – torches qui étaient manifestement des fac-similés électriques – jusqu’aux parois qui résonnaient quand, glissant sur le sol humide, ils venaient s’y cogner.  Ce n’était pas la première fois qu’ils se trouvaient dans des lieux étranges, et d’habitude ils aimaient ça, mais aujourd’hui, ils sentaient monter une sorte d’angoisse.

 

Mais, me demanderez-vous, comment étaient-ils arrivés jusque dans ce lieu ?

Eh bien, Allan et Rania avaient reçu en cadeau de mariage de la part de Jean-Loup, un vieil ami de Rania, un coffret DS : “Découverte-Surprise”. Comme tous les deux aimaient les surprises, et comme le recommandait la notice accompagnant le coffret, ils étaient venus jusqu’ici sans chercher à savoir ce qui les attendait, un peu comme quand on ne veut pas savoir le sexe de l’enfant à naître.

Oui, surprise… mais toutes les surprises sont-elles de bonnes surprises ? Le coffret ne le disait pas…

 

Ce couloir improbable débouchait sur une large salle arrondie au plafond d’une argile ocre, très lisse, qui pouvait accueillir au moins trente personnes. Au centre, une table de marbre gris, carrée, sur laquelle se dressait un gros cierge trapu.

 

Un peu soulagés de l’oppression de ce long boyau, Allan et Rania purent enfin se redresser, toujours en se tenant par la main. Le décor provoquait chez eux une sorte de sidération ; Rania enfonçait ses ongles dans la paume d’Allan. Ils retinrent quelques instants leur respiration avant d’oser faire un pas dans la salle. Que devaient-ils faire maintenant ? Qu’allait-il se passer ?

(note de l’auteur : Je vous le demande et à ce moment précis je me le demande aussi ! …)

 

Non, ce n’était pas un mauvais rêve, pas la peine de se pincer : Allan sentait les ongles s’enfoncer dans sa paume jusqu’au sang.

 

Tout autour de cette salle voutée des alvéoles creusées dans la roche, à espace régulier, permettaient de s’asseoir. Au-dessus de chacune d’elles, un petit portrait de la taille d’une grosse médaille. Entre elles, un cierge allumé, plus petit et plus fin que le cierge central, et à la cire de couleur rouge.

Cet éclairage si particulier ajoutait à l’aspect étrange du lieu en projetant des ombres qui s’animaient même lorsqu’on restait immobile.

Quand leurs yeux se furent habitués à cette demi pénombre, ils purent en faire le tour et détailler les médaillons, en partant de la gauche et en tournant autour de la salle. Sur le premier médaillon, ils reconnurent le portrait de Jean-Loup ! Cela les soulagea un peu, enfin quelque chose à quoi se raccrocher… “Quel plaisantin !”, pensa Rania, apeurée malgré tout.

En continuant à tourner autour de la salle, ils examinèrent tous les médaillons… Chacun d’eux arborait un portrait de Jean-Loup, chaque fois un peu plus jeune pour finir par une photo de Jean-Loup dans un chou, probablement quelques jours après sa naissance. Ils ne l’auraient pas reconnu ainsi nu dans son chou, mais la succession des portraits à travers les âges attestait qu’il s’agissait bien de la même personne. Il y avait seize médaillons, un portrait de Jean-Loup environ tous les quatre ans. Oui, vous calculez bien : Jean-Loup avait maintenant près de soixante-dix ans.

 

  • Mais qu’est-ce qu’il nous veut ! hurla Rania hors d’elle, n’en pouvant plus.
  • Je ne sais pas, ma princesse de Jordanie, je ne sais pas. Tais-toi, lui intima Allan.

 

Tous les cierges alors s’éteignirent, à l’exception du cierge central, noir, massif.

 

Alors, une voix claire, une voix de femme, s’éleva. Une voix agréable, qui rendit l’atmosphère moins inquiétante, moins oppressante. La voix semblait flotter juste sous le plafond voûté de la salle :

“Jean-loup a choisi pour vous le coffret “Near Death Experience“, choisissez maintenant une alvéole pour vous asseoir.”

 

Allan et Rania, impressionnés, ne songèrent qu’à obéir et durent se lâcher la main. Rania s’assit sous la huitième alvéole en partant de la droite près de laquelle elle se trouvait et Allan préféra la troisième, surmontée de la photo de Jean-Loup enfant, juché sur un tricycle et souriant de toutes ses dents.  Les bougies rouges se rallumèrent de part et d’autre de leurs sièges. Ils attendaient…

 

Et toujours ce souffle… et maintenant, cette odeur.

Une odeur de fleurs de lys, entêtante, forte, mais une odeur de bonheur.

Ils attendaient, figés.

Rania commençait à avoir froid. Depuis qu’il lui avait lâché la main, Allan paraissait se soucier seulement de sa propre personne, n’ayant plus un regard pour sa femme. La voix rude d’un homme résonna dans cette salle voûtée, sous la terre, c’était celle de Jean-Loup : “Vous qui avez pénétré ici, perdez maintenant toute espérance, abandonnez tout et venez me rejoindre.”

Un mécanisme fit alors basculer les sièges où se trouvaient les nouveaux mariés et ils furent happés dans un tourbillon lumineux. Précédés du cierge noir, ils étaient véritablement transportés par ce souffle puissant au point qu’ils perdirent connaissance dans le parfum des fleurs de lys.

 

Combien de temps cela avait-il duré ? Une fraction de seconde ou bien un siècle ? On n’aurait su le dire. Ils étaient maintenant étendus et endormis comme la Belle au bois dormant, côte à côte sur un matelas confortable gonflé à l’eau. Ils semblaient apaisés et paraissaient n’attendre qu’un signe pour se réveiller.

Jean-Loup les contemplait les bras croisés, assis dans un large fauteuil de skaï rouge installé dans un coin de la pièce, satisfait. Tous les trois étaient nus dans cette pièce toute blanche, au matelas blanc et au fauteuil rouge.

 

Au bout d’un long moment, Jean-Loup se leva enfin et vint poser un baiser délicat sur la bouche de Rania, puis un autre. Au vingt-troisième baiser elle ouvrit les yeux et se réfugia sur ses genoux. Il avait l’apparence de la huitième photo, lorsqu’il avait exactement vingt-huit ans. Tous deux semblaient s’aimer maintenant.

 

Quelques minutes plus tard, Allan qui paraissait maintenant aller sur ses huit ans se réveilla lui aussi et considéra sans émotion sa femme dans les bras de cet homme. Il ne les connaissait ni l’un ni l’autre. Il posa la main sur le mur et secoua la tête, puis le corps entier, comme un chien qui s’ébroue, puis il traversa le mur et sortit rejoindre le paradis qui l’attendait à l’extérieur.

 

Jean-Loup et Rania s’allongèrent tendrement sur le matelas rempli d’eau en se regardant au fond des yeux, de moins en moins chastement.