Chantal prit son courage à deux mains et partit voir le boucher. Elle n’en pouvait plus, elle était tombée amoureuse. Chaque fois qu’elle allait acheter une entrecôte, elle s’arrangeait pour arriver quand beaucoup de clients se trouvaient déjà dans la boucherie et qu’il fallait attendre. Attendre longtemps.

Et pendant  toute cette attente, elle restait fascinée par les mains du boucher, fortes, adroites, qui pétrissaient la viande, faisaient glisser le fil du couteau – comme amoureusement – sur tous ces rôtis, ces côtelettes, ces escalopes, avant de les déposer délicatement sur l’étal, tranche après tranche.

Elle osait à peine se l’avouer, mais cette contemplation des mains du boucher la mettait dans une sorte de transe quasi érotique et elle sentait monter en elle des vagues de sensualité. Souvent, elle se mettait à transpirer en attendant dans la file, les yeux rivés sur ces mains magiques. Chantal voulait être possédée par ces mains, juste une fois, au moins une fois, elle n’y tenait plus.

 

Laurent – c’était le nom du boucher – arborait une belle cinquantaine, grand, droit, avec des bras puissants, un sourire franc. Le tablier blanc, maculé de sang, s’arrondissait de plus en plus sur son ventre.

Oui, elle était amoureuse du boucher et de ses mains qui la faisaient rêver. Ce mardi, elle avait pris la décision de le séduire. Elle savait que Laurent cherchait une caissière. Ainsi, s’il acceptait de l’engager, elle serait toujours près de lui, toute la journée. Elle pourrait le regarder durant des heures entières.

 

Myriam, la cousine de Chantal avait elle aussi remarqué cette annonce qui demandait une caissière pour la boucherie. Toutes les deux, bonnes camarades, avaient déjà évoqué les mains de ce boucher qui les faisaient frémir l’une et l’autre comme deux côtelettes sur le grill. Elle aussi, sans l’avoir dit à Chantal, comptait se proposer au poste de caissière, et pour les mêmes raisons. Mais ce mardi matin, Myriam ne pouvait pas, elle avait rendez-vous avec Elodie.

« Ce soir, j’irai lui dire », se fit-elle, puis elle enfila ses tennis et partit courir avec Elodie.

En chemin, Myriam et Elodie croisèrent Chantal. Elles s’arrêtèrent pour échanger une bise et deux ou trois mots. Myriam, qui se sentait un peu coupable de n’avoir rien dit de ses intentions, confia à Chantal qu’elle comptait le soir même se proposer pour l’emploi de caissière chez Laurent.

« Quelle bonne idée » ! fit Chantal sans rien dire de ses propres intentions, et elle fila à la boucherie pour devancer sa cousine de plusieurs longueurs.

 

Vers 19 heures, quand Myriam arriva chez le boucher, le rideau était tiré, pas de clients, mais la porte était restée ouverte. Elle hasarda quelques pas à l’intérieur de la boucherie. Le silence régnait. Laurent n’était pas là… Seule Chantal gisait dans le grand frigo, au milieu d’une mare de sang, le corps lacéré de coups de couteau, les yeux grands ouverts comme fixés dans une dernière extase sur les quartiers de viande qui pendaient du plafond. Le boucher, un sadique récidiviste, était en fuite.

 

La ruse la mieux ourdie

Peut nuire à son inventeur

Et souvent la perfidie

Retourne sur son auteur                             La grenouille et le rat (Jean de La Fontaine)

 

Merci à Alina Reyes (Le Boucher)