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- Le chirurgien a coupé ma ligne de cœur !
- Mais que veux-tu dire ?
- Mais regarde ! Regarde cette cicatrice ! Moi qui avais une si belle ligne de cœur !
- Une si belle ligne de cœur, toi ? Et d’où sors-tu cela ?
- Eh bien, je l’ai toujours cru depuis que cette bohémienne, qui traînait sur un parking, m’a lu les lignes de la main. Elle m’avait demandé de mettre un billet de cent francs dans ma main droite pendant qu’elle lisait dans ma main gauche.
- Un billet de cent francs !?
- Oui ! Tu vois, c’était il y a vraiment longtemps.
- Et alors, tu as tenu le billet dans ta main droite pour qu’elle puisse te lire les lignes de la main gauche ? Je ne vois pas du tout le rapport ! Et pour quoi faire… ? Le fait que tu tiennes le billet dans la main droite ne pouvait rien changer à la configuration des lignes de ta main gauche… Non ?
- La bohémienne, c’était une vieille presque en haillons. Elle m’a assuré que sans cela, elle ne pouvait pas lire… Il ne fallait pas non plus que le billet soit trop petit, comme un billet de vingt francs par exemple ; l’effet n’aurait pas été suffisant, selon elle. Mais en fait, je crois que le rapport dont tu me parlais était surtout pour son porte-monnaie. À la fin, elle m’a demandé le billet pour son service !
- Pardi ! Mais tu es vraiment naïf ! Et tu le lui as donné !?
- Elle était très convaincante, je dois dire… En lisant dans ma main gauche elle m’a d’abord assuré que j’étais une personne de confiance, très généreuse…
- Mais bien sûr ! Cela s’appelle de l’étiquetage ! Tu t’es laissé manipuler ! Une fois étiqueté “généreux” et après avoir accepté cette étiquette, tu n’as pas pu résister ! Cela aurait créé dans ta petite tête ce qu’on appelle une “dissonance cognitive”. Et là, pas de dissonance, tu as craché tes cent francs pour la paix de ton esprit… Pas malin, tout de même !
- Oui, je crois bien que c’est cela qui s’est passé… Mais c’est tout de même vrai que je suis généreux, hein ?
- Moui… pas tant que ça, je trouve. D’habitude tu es plutôt près de tes sous ! Enfin…, la vieille n’était sûrement pas allée à l’école des psychologues, mais elle aurait pu donner des cours pratiques remarquables ! Sur la théorie de l’engagement, par exemple !
- Ne te moque pas trop de moi ! Finalement, je ne les regrette pas ces cent francs.
- Ah bon ?
- Oui, en quelque sorte, je me suis fait soutirer cent francs, mais je me souviens toujours et je me souviendrai toute ma vie de ces quelques minutes pendant lesquelles cette femme a tenu ma main gauche en me parlant. J’étais comme fasciné, transporté dans un univers imaginaire, ésotérique, là, sur ce parking, sous les platanes dont les feuilles commençaient à recouvrir le sol. Il faisait un peu froid…
- Hum… je vois que tout cela t’a fait oublier le chirurgien. Mais qu’est-ce que tu voulais me dire au juste avec cette histoire de ligne de cœur ?
- Mais ! Il me l’a bousillée, ma ligne de cœur, ma belle ligne de cœur !
- Et s’il t’en avait tracé une autre, toute nouvelle et toute belle ? As-tu pensé à cela ? As-tu pensé à remettre à zéro tous les compteurs de ta vie sentimentale ? N’est-ce pas un nouvel horizon ? Elle t’avait dit quoi, au juste, ta bohémienne ?
- Elle m’a prédit des souffrances, mais surtout beaucoup d’amour ; elle m’a dit que je donnerai et que je recevrai beaucoup d’amour, jusqu’à la fin de ma vie…
- Bref, comme tout le monde, quoi !
- Pas sûr, tout le monde n’a pas rencontré la bohémienne… ni le chirurgien.
- Tu sais que tu es pathétique toi, par moments !
- J’aime ! être pathétique.
[Silence]
- Très forte, tout de même, cette femme ! Et toi, tu as transformé son discours en prophétie ; tu t’es débrouillé pour que tout cela arrive ! Et pour seulement cent francs ! cent francs ! Pour toi, tout est arrivé comme pré-dit ce jour-là sur ce parking, sous ces platanes. Ma foi, ce n’était peut-être pas un mauvais investissement ?
- Tu vois, tu viens de comprendre ce que je voulais dire : il ne faut pas s’attacher seulement à la matérialité des choses. La bohémienne m’a vendu mon histoire et elle a fait que son imaginaire devienne ma réalité. Elle a fait le job ! Stupéfiant, non ?
- Oui… Ça me laisse pensive sur la puissance des mots…
[Silence]
- Et là, tu crois que ta ligne de cœur… que ta ligne de cœur…
- Je ne crois pas, je le vois bien que ma ligne de cœur n’est plus la même. Un coup de bistouri, est-ce que ça ne va pas tout changer… ? J’ai l’impression de n’être plus le même… qu’il faut que je me ré-invente une destinée.
- T’as vraiment besoin de fonctionner avec des symboles, toi !
- Probablement… c’est une question… d’équilibre intérieur… Oui, j’en ai besoin, j’ai besoin de croire à quelque chose qui serait… comme une force supérieure, un destin auquel je ne pourrais pas échapper.
- Et ta bohémienne, elle te l’avait dit que ta ligne de cœur serait détruite ?
- Non, elle n’en a pas parlé. Je suppose que pour avoir son billet elle préférait ne m’annoncer que le meilleur, ou alors c’est qu’elle était… bienveillante : elle l’avait vu, mais préférait me laisser passer toutes ces années heureux si je croyais en sa prédiction.
- Heureux, tu dis !?
- Oui, enfin, ça dépend des moments. Ça a dépendu des moments. Mais quand je me retourne… oui… ça s’est passé comme elle a dit, finalement.
- T’as vraiment besoin de te convaincre, toi. T’es un peu tordu quand même !
- Peut-être. Mais t’aimes les tordus, non ? Tu vois… c’est la première fois que je parle de cela à quelqu’un… Il aura fallu ce chirurgien et son coup de bistouri.
- “Ma ligne de cœur de la bohémienne au chirurgien” : un beau titre pour un essai sur l’amour, tu ne crois pas ?
- Laisse tomber, va, on verra pour la suite.
- C’est ça. Allez, va faire un tour dehors, va regarder les étoiles, ça va te calmer un peu.
- Oui, j’aime les étoiles.
Si la bohémienne t’avait tiré les cartes, elle aurait peut-être vu qu’un as de la chirurgie piquerait ta ligne de coeur et alors tu te serais tenu à carreau… “Je suis l’as de trèfle qui pique ton coeur, Caro, Caroline…. ” je ne résiste pas au plaisir de t’offrir la chanson de MC Solaar
Une bonne nouvelle : enfin une nouvelle dans cet océan de poésies !
J’ai beaucoup apprécié le commentaire de Line qui joue avec les cartes, mais comme je suis un besogneux de l’écriture et de nouvelles en particulier, j’utiliserai un autre registre.
Avant de prendre la brosse à reluire (:)) je traiterais les choses qui m’ont déplu.
Le titre d’abord : “Hurt for ever” “Blessé pour toujours”. Moi j’aurais préféré “Ligne de vie brisée”, mais chacun ses goûts…
Pourquoi “erreur 404” ? D’après mes connaissances l’ordinateur affiche ce code d’erreur quand dans la recherche d’un site sur Internet aucune information n’a été trouvée pour ce site. Quel rapport avec le contenu de cette nouvelle ?
Deux “coquilles” à rectifier pré-dit=> prédit
ré-invente=>réinvente
Maintenant les choses positives.
C’est une bonne idée d’associer la ligne d’amour et le coup de bistouri d’un chirurgien (opération en raison de la maladie de Dupuytren ?).
Je n’ose penser à ce qu’aurait été le déroulement de la nouvelle si le chirurgien avait entamé la ligne de vie…
Je trouve que le héros s’en tire bien avec un billet de 100 francs. Le tarif n’aurait pas été le même s’il avait rencontré Elizabeth Tessier !
Une deuxième bonne idée de présenter cette nouvelle sous la forme d’un dialogue, cela la rend plus vivante.
Merci Line pour MC Solar.
Je n’étais pas vraiment fan de ce rap, mais cela m’a donné l’occasion d’aller lire les paroles que je trouve vraiment poétiques… “La vie est un jeu de cartes“… “Un building de tendresse“… … J’aimerais bien écrire comme cela moi aussi, quelquefois.
https://www.paroles.net/mc-solaar/paroles-caroline
Mais d’où sors-tu qu’il s’agit de moi ? Enfin, peut-être, après tout !
Merci Loki, d’avoir lu attentivement.
Blessé pour toujours, c’est peut-être parce que la ligne (qui n’a rien d’une parallèle) est brisée à jamais ?
Quant à l’erreur 404, je vous laisse encore imaginer l’idée !
Ce ne sont pas des coquilles, c’était volontaire pour insister sur prédit ou réinvente, pour les renforcer… Et ça a marché puisque tu n’as pas manqué de les relever !
Autre chose : pas besoin de bistouri pour Dupuytren, juste une toute petite pince à découper, aucune atteinte à la ligne de cœur pourtant très proche !
Oui, tu as raison, tant que la ligne de vie n’est pas touchée… mais la ligne de cœur, tout de même !
Merci encore, Loki, de ton commentaire.
Tiens ! On devrait faire un petit concours de textes sur “les mains, la main“. Intéressant, non ?
Je sens que, malgré tout, c’est un peu raté car vous n’avez pas saisi la détresse du personnage, mais je n’ai pas voulu en faire des tonnes.
Mon intention était de faire un petit texte à la Raymond Carver ou à la Richard Brautigan, ça m’apprendra à vouloir tutoyer les maîtres !
Shame on me. For ever ! 🙂
Merci beaucoup, Purana, pour ce commentaire si long et si explicite.
J’adore la manière dont tu t’es appropriée ce texte et les résonances qu’il a amenées chez toi : la détresse, la tempête, … et même les réflexions philosophiques que tu nous livres ici : le retour au calme.
Oui, dans les nouvelles que j’évoquais dans mon commentaire précédent, il se passe des choses plutôt banales comme le coup de bistouri, tellement banales qu’on n’ose pas faire émerger leur côté tragique et que, souvent, on n’en parle même pas ; alors, on se dit que c’est la vie, qu’on n’y peut rien, que “the show must go on” et on passe à autre chose : on va regarder les étoiles et puis on oublie pour retourner à sa parfaite banalité quotidienne. Voilà l’idée de ce genre de nouvelle.
Quand à l’erreur 404, je ne l’avais pas tout à fait envisagée comme cela, mais je suis heureux que cela t’ait “accrochée” ainsi.
Allez, je vais dire ce à quoi je pensais, même si le lien n’est pas vraiment évident : oui, l’erreur 404 est souvent la source d’une grande frustration, d’une incompréhension devant la page qui n’existe plus, une page blanche à la place de ce qu’on attendait, parfois de ce qu’on avait toujours connu et qui a maintenant disparu, comme cette ligne de cœur que le personnage ne retrouvera jamais. Alors, oui effectivement, comme tu l’exprimes, cela peut évoquer aussi une grande détresse.
J’aime beaucoup manipuler à la fois le contraste et les ressemblances entre une grande “émotion” et quelque chose de parfaitement “technique” comme cette erreur 404. J’ai tendance à penser que la poésie va se nicher dans des choses comme ça.
Bon, tant que ce n’est pas le nombre 666 (horreur !), je pense que mon personnage va survivre, sauf peut-être s’il se met à déchiffrer les cieux !
Merci encore !