La Seine coule sous la passerelle des Arts, entre le Louvre et l’Institut de France. Dans les eaux calmes du petit matin se reflètent les arbres florissants de ce matin de juin et la coupole dorée de l’Académie Française. De part et d’autre des berges, des siècles d’histoire et de culture nous contemplent.
L’air est frais, tout est calme, c’est l’heure où Ambroise aime venir avant que la foule pressée n’envahisse les quais. Il est presque seul et il profite de ce moment presque tous les matins. Il n’a jamais compris pourquoi tant de gens aiment se lever tard et sortir quand la chaleur est déjà là et que tout est bruyant alors que dès l’aurore on peut méditer en entendant le chant des oiseaux et presque le bruit de l’eau qui coule. Mais ce matin, il ne sera pas seul : deux jeunes filles d’environ dix-huit ans, bras-dessus, bras-dessous, avancent vers lui sur la passerelle chargée de cadenas. Elles sont jeunes et fraîches comme le matin, elles sourient en se regardant comme si elles complotaient quelque chose.
En ce jour encore jeune, la ville ne bruisse pas encore de l’agitation vibrionnante de l’heure de pointe. La circulation est fluide, peu de péniches viennent troubler la surface du fleuve et comme dit la chanson, les balayeurs sont plein de balais, les cafés nettoient leurs glaces et les amoureux sont fatigués.
Maintenant que les filles s’approchent, Ambroise se rend compte que c’est à lui qu’elles sourient, elles sont de plus en plus proches, elle minaudent maintenant en venant se frotter légèrement à lui :
- Alors, mon minou, comment ça va ce matin ? fait la brune, qui est vraiment petite, une tête de moins que lui, les yeux noirs rieurs, ses cheveux bouclés lâchés sur les épaules.
- Ben, quoi, t’es muet ou quoi ? fait sa copine une belle rousse avec une mèche bleue, au large sourire moqueur, qui le regarde d’un air provocateur en posant sa main sur son cou et en lui lançant un fort coup de hanche.
Ambroise est soudain désorienté, il ne s’attendait vraiment pas à cela. Il ne réalise même pas qu’il vient d’être accosté par deux filles plutôt très jolies, ici, sur le Pont des Arts. Lui, si romantique, ne comprend pas : d’habitude cela ne se passe pas comme ça. C’est d’abord à l’homme de se déclarer, non ? Pourquoi pas d’accoster ? et même de faire du rentre-dedans ! Ambroise est en train de perdre tous ses repères.
Ah, les amoureux, ils sont passés nombreux sur cette passerelle. Les rambardes sont si chargées de cadenas d’amour qu’elles ressemblent à ces maharadjahs aux lourds colliers.
Il regarde les filles brièvement, jette un œil sur les cadenas, cherche à comprendre quel est le rapport entre cette brusque et étonnante manœuvre et les lourds témoignages d’amour. Il n’y parvient pas. Il bredouille deux ou trois mots incompréhensibles, comme pour les repousser.
- Ben alors, mon minou, t’as pas envie ?
- Tu sais que t’as un beau cul, toi !
Les deux filles se frottent encore à lui pendant quelques longues secondes qui le laissent toujours désemparé. Il reste planté là, comme un idiot, pendant qu’elles s’éloignent pliées en deux par un grand rire sonore qui les suit jusque sur le quai de Conti. Et elles rient ! et elles rient !
Sous cette passerelle chargée d’Histoire et d’histoires, coule la Seine, et nos amours, faut-il qu’il m’en souvienne, la joie venait toujours après la peine.
Ambroise reprend ses esprits au fur et à mesure qu’elles disparaissent et que leur rire se dissipe dans le matin. Apaisé, il sourit maintenant de cette “aventure” en hochant la tête.
Bravo les filles ! se dit-il, il fallait y penser et il fallait le faire ! Trouver un gros empoté comme moi… Pfff !!! Allez ! encore une occasion de ratée ! Tu ne changeras pas, mon ami !
Pour terminer sa promenade, il se dirige vers le but qu’il s’est fixé ce matin : le square du Vert Galant – sous le Pont Neuf – où, le temps d’un sourire, il a croisé hier cette belle femme seule en chapeau et manteau verts.
Une nouvelle rafraichissante que j’ai bien appréciée.
Je suis sûr qu’elle n’avait pas besoin de s’appuyer sur les bords des trous, elle pouvait vivre sa vie toute seule.
D’ailleurs c’est comme cela que je l’ai lu (pardon), mon regard sautant, sans les lire, les tuteurs.
Les féministes vont être ravies de cette inversion des rôles, bien que je pense que cette inversion existe déjà dans nos sociétés.
Amboise aurait pu porter plainte pour harcèlement sexuel au commissariat le plus proche. J’imagine cette scène, qui reste à écrire, du jeune homme effarouché décrivant cet assaut féminin devant une gardienne de la paix goguenarde.
Mais cela gâcherait le romantisme qui se dégage de ces quelques lignes.
Je vais être un peu taquin.
une belle rousse avec une mèche bleue
La photo n’est pas en adéquation avec la scène décrite (rire)
En participant à la rédaction des nouvelles à plusieurs mains, je ne prévoyais pas que les cadenas que j’ai réellement vus et photographiés sous le pont d’Iéna influenceraient des écrits futurs.
Pour terminer j’espère qu’Amboise, qui est bien sympathique, rencontrera cette belle femme seule en chapeau et manteau verts.
Le vert n’est-il pas la couleur de l’espoir…
Merci, Loki, d’avoir lu et commenté !
Je suis heureux que cette nouvelle “post moderne” (!) t’ai réjoui. Pour moi, je dois confesser que c’est (presque) du vécu !!!
Je te laisse encore imaginer une rousse à la mèche bleue, je n’ai pas trouvé l’image et je n’avais pas envie de changer le texte…
Quant au personnage, merci de l’appeler par son nom : Ambroise comme Paré (à tout sauf à ça !) et pas Amboise comme le château !
J’ai publié cela hier, car le 7 décembre est la Saint Ambroise. Presque un nouveau hasard. 🙂
Hermano pardon d’avoir mal orthographié le prénom de ton héros ! Mais avoue que je n’ai pas eu de chance. Il n’y a aucun Ambroise dans mes connaissances. Certes je connais bien Ambroise Paré, mais plus encore, le magnifique château d’Amboise.
Tu aurais publié ta nouvelle le 8 décembre, ton héros se serait prénommé “Immaculée Conception”, au moins il n’y aurait pas eu d’ambiguïté… (rire)
Je suis ému d’apprendre que ta nouvelle est du “presque vécu”, comment étaient-elles blondes, brunes ou rousses ?
Je suis étonnée de voir la façon dont tu as posé ton histoire entre les courts paragraphes (en italique) décrivant ce décor. Cela coule sans heurts et d’une manière naturelle qui donne à l’ensemble un aspect qui est loin d’être celui d’un patchwork. Bravo pour cela.
J’adore la chute indiquant le perpetuum mobile qui semble diriger la vie du narrateur. Et puis, l’acceptation de son destin en se murmurant “encore une occasion de ratée ! Tu ne changeras pas, …”.
Cette prise de conscience n’empêche évidemment pas notre brave Ambroise d’envisager avec impatience la nouvelle aventure : Rencontrer cette “belle femme seule en chapeau et manteau verts”, vaguement et délicatement esquissée par l’auteur.
Une fin parfaite permettant au lecteur d’imaginer ce que l’avenir pourrait apporter à notre ami.
Merci pour cet open-end qui ne laisse cependant pas le lecteur sur sa faim.
Ce que j’aime le plus dans cette courte nouvelle, c’est la manière astucieuse dont elle esquisse la personnalité d’Ambroise en quelques passages : l’homme rêveur timide qui n’ose pas faire le premier pas.
Lorsqu’il est approché par de belles femmes, il se fige et il se trouve dans un état de paralysie totale. Il ferme les yeux et trouve du plaisir en restant passif.
L’image de ce “gros empoté”, pétrifié par cette incidence plutôt drôle, me fait sourire.
Ambroise pourrait être un excellent acteur principal d’un film engageant : un lion féroce robuste qui se voit dans le miroir comme un petit chat et agit comme tel tout au long de sa vie.
En fait, il est l’un des rares et cela le rend spécial. Pour la majorité des hommes, c’est l’inverse.
Je vous laisse, messieurs, le soin de deviner ce que les femmes préfèrent, le petit chat chez le lion ou le lion chez le petit chat ?
“Avec les femmes on sait jamais, c’est tellement compliqué… c’est pire qu’une montre !” Raimu / Pagnol – La femme du Boulanger.
Merci Purana, pour ce commentaire aussi complet. Heureux que tu aies aimé mon Ambroise.