Écrit à plusieurs mains et en ligne en poursuivant le début proposé par un auteur.Texte commencé par Loki

Il ferma la porte de son appartement et descendit l’escalier quatre à quatre. En cette heure matinale du dimanche, nul bruit ne venait troubler la quiétude de l’immeuble. Quand il sortit dans la rue il se sentit presque absorbé par le vide et le calme de cette artère, d’ordinaire si animée. Il frissonna de plaisir et apprécia comme un luxe ces trottoirs déserts, cette chaussée inoccupée.

Chaque dimanche, quand il le pouvait, il essayait d’assouvir cette passion qui était devenue une drogue : la course à pied. D’aucuns se moqueront de cet engouement, mais il faut pratiquer cette activité physique depuis un certain temps pour en apprécier tous les plaisirs. Le début est une souffrance qu’il faut dominer, le corps se rebelle et il faut le forcer à continuer. Puis vient la plénitude, celle que recherchent tous les coureurs. Les muscles fonctionnent harmonieusement, le sang circule, les poumons respirent librement, les idées fusent, l’imagination bouillonne. C’est cette phase de transcendance que Dominique recherchait en ce dimanche matin. En trottinant doucement il partit en direction du pont Mirabeau espérant adoucir la première phase si pénible à franchir.

Habitant non loin de la Seine il avait pris l’habitude de courir le long des berges. Son parcours le menait du pont Mirabeau jusqu’au pont de la Concorde. Ce jour-là il eut envie de gravir l’escalier qui menait du quai à la tour Eiffel. Sur un des paliers, il s’arrêta brusquement, il venait de remarquer une plaque. Pourtant ce n’était pas la première fois qu’il gravissait ces marches.

Ici débarqua le 18 mai 1867 le comte hongrois
Edmond Széchenyi
qui fut le premier à naviguer de Budapest à Paris
sur la voie fluviale qui réunit l’Europe.
Le 4 juin 1997
Association hongroise de navigation et de yachting
 « Comte Edmond Széchenyi »

Ayant lu le libellé de la plaque, il se retourna. Nouvelle surprise : un bouquet était accroché sur le mur. Sa première réaction fut de penser : encore un de ces petits bouquets que la Mairie de Paris fait accrocher annuellement et automatiquement sous les plaques commémorant un endroit où un résistant a perdu la vie.

S’approchant, Dominique constata qu’en réalité c’était un amas de cadenas qui était accroché à un vieil anneau métallique. Une façon pour les touristes amoureux de contourner l’impossibilité, maintenant, d’accrocher leurs cadenas-souvenirs aux ponts métalliques sur la Seine.

Sur un des cadenas, deux initiales étaient gravées…

  1. Purana 27-09-2020 à 17:40

Il fixa les initiales : E.S. et S.O. Puis, il continua sa promenade.

C’est à ce moment-là qu’il ressentit à nouveau les premiers signes de cette phase de transcendance, mais cette fois-ci le sentiment était un mélange confus de sérénité, de joie, de tristesse et de curiosité.

C’était différent de ce qu’il ressentait presque quotidiennement lors de ses promenades.

Cette phase était généralement un sentiment de “faire partie du tout” et il n’avait jamais eu le besoin de découvrir ce qui l’avait déclenché exactement.

Maintenant, cette envie n’était plus là. En revanche, la source du déclencheur semblait se matérialiser à travers ses pensées.

En route, de retour à la maison, il fut envahi par un mélange de différents souvenirs de son passé, d’événements actuels et d’opportunités pour le futur.

La notion de temps semblait avoir complètement disparu. Le passé, le maintenant et l’avenir se produisaient en même temps dans sa tête. Une fois à la maison, il se prépara une tasse de café avant de continuer ses tâches quotidiennes.

Assis à table, regardant la vapeur apaisante au-dessus de la tasse, il pensa soudain à cet E.S. et au comte Edmond Széchenyi en même temps. Il sourit intérieurement et repoussa cette étrange connexion hors de sa tête.

Ce n’est que dans la soirée, en route pour la maison de sa copine, qu’il se rendit compte que les secondes initiales étaient les mêmes que celles de sa chérie dont il était follement amoureux.

Elle l’aimait, mais elle semblait trop timide pour prononcer la phrase magique “je t’aime”.

Ainsi, il savait le sens du message déguisé qu’il avait reçu lors de sa promenade sur le pont : il n’était pas assez romantique, il ne lui donnait pas ce qu’elle désirait. Il lui fallait revenir sur ce pont, cette fois avec elle, acheter un cadenas sur lequel ils graveraient leurs initiales et accrocher leur souvenir d’amour à cet anneau. Il y avait encore assez d’espace à côté du cadenas marqué E.S.-S.O.

Du coup, il arrêta de marcher et commença à voler vers sa bien-aimée.

Il sonna à la porte et fut figé : le numéro sur le cadenas marqué E.S.-S.O. n’était pas une date, mais un seul chiffre : 23, le même que le numéro de maison qu’il voyait tous les jours sans vraiment s’en apercevoir.

Elle était là, jolie comme toujours, merveilleusement habillée, un grand sourire joyeux et deux grands yeux noirs qui brillaient d’allégresse comme s’ils voulaient dire “je t’aime”.

Elle était prête et ils partirent tout de suite au restaurant, leur rituel du vendredi soir.

Une fois à table, le vin fut commandé et ils entamèrent un dialogue extraordinaire qui dura plusieurs heures :

– Tu es si jolie et je t’aime.

– … …

  1. Hermano 03-10-2020 à 04:49

Tu es si jolie et je t’aime“… Sophie hésitait : devait-elle trouver cette déclaration d’une grande fraîcheur naïve, simplement amoureuse, ou était-ce plutôt l’expression d’un planplan achevé ?

– T’ai-je déjà parlé de mon nouveau collègue ? fit-elle sans transition.

Sophie Outremont, c’était son nom, travaillait dans une agence de publicité près de la Concorde. Elle adorait ce métier qui lui permettait d’exprimer toute sa créativité et surtout de rencontrer plein de gens aussi intéressants que fantaisistes ; des gens surprenants, inattendus, qui hantaient toujours ce genre d’endroit. Des farfelus de tous âges et de tous genres, souvent des introvertis, quelquefois à la limite de l’autisme, des timides d’apparence mais qui savaient laisser exploser tout leur génie créatif sans aucune censure.

Dominique, l’amoureux éploré, n’était pas du tout de cette race-là. Il restait classique pour ne pas dire réactionnaire, avec ses petites habitudes, son footing du dimanche matin et ses petits bouquets du vendredi, quand il allait la voir, toujours des roses. Mais c’est peut-être cela qui avait plu à Sophie, au début : cette tranquillité prévisible de Dominique qui l’avait apaisée, rassurée, comme si ses collègues de la journée l’entraînaient dans un tourbillon trop violent et qu’elle trouvât avec lui un peu de repos de l’âme. Dans sa tête, elle l’appelait “Le prévisible”, mais pourtant ce soir, il semblait dans un ailleurs où elle ne l’attendait pas.

– Oh ! Oh ! Mon ami ! Tu rêves ?

– Oui… quoi… ton nouveau collègue ? émergea Dominique qui attendait plutôt une réponse à ses pâles mots d’amour.

– Oui, il a un prénom un peu désuet, que je n’avais pas entendu depuis longtemps : Eugène. Il s’appelle Eugène. Et, tu ne le croiras pas : Eugène Soutremont ! presque comme moi, c’est étonnant non ?  Il a vingt-trois ans et il est là depuis lundi ; ils l’ont mis avec moi dans le bureau et ça va, je crois que je lui plais bien. C’est un amour, il est vraiment discret et gentil avec tout le monde, mais alors, pendant les séances de créativité, il dégoupille complètement ! Eugène est un génie !

Ce matin, par exemple …

  1. Line 03-10-2020 à 17:59

Ce matin par exemple, il a eu une idée complètement folle de promotion publicitaire. Nous venons de gagner un nouveau budget, « Magyar Wine Producers », le syndicat professionnel des viticulteurs hongrois. Ils ont pour ambition de développer la notoriété et les ventes de ces produits trop mal connus en France. Tout au plus connaît-on la forme liquoreuse du Tokay. Mais il y a aussi des rouges et des blancs secs fort intéressants comme le Eger, le Villány, le Balaton.

Les yeux de Sophie pétillaient d’excitation gourmande.

– Oh, oh ! Tu en connais un rayon !

– C’est grâce à Eugène, il est tellement passionné par son sujet, il en parle tout le temps !

Dominique se renfrogna.

– Je vois ! Alors cette brillante idée promotionnelle ?

– Et bien les Français sont attachés à la valeur du terroir et très conservateurs en ce qui concerne le vin. Le challenge est de montrer que les vins hongrois sont le fruit d’une longue tradition et qu’ils font l’objet d’une préparation longue et minutieuse. Ce sont des vins qui prennent leur temps : leur terroir ancien, le savoir-faire ancestral de leurs vignerons, leur lente maturation sont des gages de qualité. Mais comment faire entendre ce message à des consommateurs français exigeants, fiers de leurs propres vins et peu enclins à changer leurs habitudes ?

– Moi le premier, les vins étrangers ne me tentent pas.

– Tu devrais ouvrir tes choix gastronomiques, mon cher Dominique. Eugène nous a fait goûter des crus hongrois et il y en a de magnifiques ! Par exemple, le « sang de taureau » rouge sombre et corsé…

– Sang de taureau ? Quelle horreur ! Il faudrait vraiment une idée géniale pour me convaincre !

– Et bien voici l’idée d’Eugène : Il a voulu montrer que France et Hongrie ont des rapports d’amitié historiques, qu’ils s’inscrivent tous deux dans une tradition et pour marquer les esprits il a imaginé un événement exceptionnel pour le lancement officiel.

– Ah, oui ?

– Il a vu quai Branly une plaque commémorant la première traversée fluviale entre Budapest et Paris, à l’initiative du Comte Edmond Széchenyi. Elle visait à montrer l’amitié entre nos deux pays. C’était aussi un voyage à travers l’Europe sur un lien fluvial préfigurant l’Union Européenne. Visionnaire, grandiose !!!

Dominique eut l’impression de recevoir un direct à l’estomac. Quel crétin il avait été d’interpréter ces signes en sa faveur ! Il répondit péniblement à Sophie :

– Quel enthousiasme ! Et quel rapport avec la campagne publicitaire s’il te plaît ?

– Une idée paradoxale qui donnera un grand impact à ce lancement !

– Mais encore ?

– Il s’agit d’apporter les premières livraisons par voie fluviale depuis Budapest. Sur de splendides bateaux, au rythme de l’eau. La beauté des embarcations, la noble lenteur du voyage seront porteurs de message. Mais ce qui est génial, c’est que l’opération sera précédée d’une gigantesque campagne « teasing » qui excitera les imaginations. Sur tous les murs et les écrans de France on verra un slogan intrigant « L’eau du fleuve va faire couler le vin… Préparez-vous ! »

– C’est tout ?

– C’est ça l’astuce ! Ils n’auront pas d’autre information avant plusieurs jours, et ensuite on leur dévoilera l’opération par bribes. Alors, qu’est-ce que tu en dis ?

  1. Hermano 10-10-2020 à 07:59

Cela me rappelle vaguement la promo pour la sortie du film Batman, quand j’avais 4 ans !

La sortie du film Batman ?!

Oui, pendant tout l’été on a vu une espèce de signe, de logo en jaune et noir, sans trop comprendre ce qu’il signifiait. Ce n’est qu’après plusieurs mois que le mystère a été révélé.

Bon, là Dominique, je te parle des vins hongrois ! pas des chauves-souris !

Une discussion sans trop d’intérêt à propos des promotions commerciales se prolongea sans que Dominique pût revenir à ses déclarations d’amour. Sophie était trop excitée par son nouveau projet.

Ce que je ne t’ai pas dit, c’est que je suis invitée sur cette croisière fluviale…

Invitée, toi ?

Oui, et avec Eugène ! Tu sais Eugène est très romantique, il me dit qu’en allant visiter les lieux, il a vu un bouquet de cadenas avec nos deux initiales gravées, et même mon numéro dans ma rue. Il dit que c’est un signe.

Eugène connaît ton numéro dans ta rue ?

Ben oui, de temps en temps, on va prendre le café avec les collègues, après déjeuner…

Et il te dit que “c’est un signe” ? un signe de quoi ?

Ben, un signe, quoi ! fit Sophie en haussant les épaules.

Dominique, bien que très classique et sans fantaisie dans ses approches et dans ses goûts, était cependant un garçon intelligent et il n’était nullement naïf. Il commençait à comprendre avec dépit que Sophie se détachait de lui.

Elle répondait de plus en plus tardivement à ses emails, semblait moins disponible pour lui. Les vendredis suivants, elle ne fut pas libre pour de vagues motifs. Dominique sentait qu’il la perdait, irrémédiablement.

Un soir, il trouva une lettre de Sophie en rentrant chez lui :

Mon cher Dominique,

Je t’envoie cette lettre de Budapest où nous sommes allés faire des repérages pour la prochaine campagne publicitaire dont je t’ai parlé à propos des vins hongrois. Nous allons intituler l’évènement “L’eau qui fait couler le vin – La ballade de Széchenyi”.

 

Sache que je tiens à toi et que tu comptes pour moi, mais cela ne se commande pas et je dois désormais te dire que je suis tombée amoureuse d’Eugène et que ce séjour à Budapest est devenu pour nous une sorte de lune de miel. Le Danube romantique a eu raison de mes dernières résistances.

Je sais que, même si tu t’y attendais un peu depuis quelque temps, cela va probablement te causer de la douleur. Pardonne-moi. Ainsi va la vie.

Dominique, je te souhaite le meilleur. Je n’étais pas la femme qu’il te fallait, pas celle que tu mérites. Tu resteras cher à mon cœur et je reste ton amie.

Sophie.

Dominique, qui était vraiment amoureux de Sophie, sentit son cœur se briser définitivement. Il ne voulait parler à personne de cette blessure, de cette détresse qu’il vivait comme une vraie faiblesse qu’un homme digne de ce nom ne saurait s’accorder. Il se sentait maintenant horriblement seul dans la vie. Il n’avait pas encore appris que la vie est courte, mais qu’elle est longue et que sûrement l’amour reviendrait le chercher.

Le dimanche suivant, de très bonne heure, lorsque tout est encore calme au lever du couvre-feu, il ne partit pas pour son footing habituel, il descendit avec sa boîte à outils et se dirigea vers le quai près de la Tour Eiffel où il avait aperçu la plaque d’Edmond et le bouquet de cadenas.

Les rares passants qui le virent démonter le lourd anneau empli de cadenas n’osèrent ou ne voulurent pas intervenir : après tout, ce n’était pas leur affaire et ils firent comme s’ils n’avaient rien vu.

Ayant fini son ouvrage, il se dirigea vers la berge et arrima solidement à son pied ce lourd anneau de bronze et sa charge de cadenas. Personne ne le vit quand il bascula dans la Seine.

Un mois plus tard, le jeudi 19 novembre 2020, le même jour que l’arrivée du Beaujolais nouveau, Eugène et Sophie, qui avaient participé à cette première croisière de Danube en Seine sur les traces liquides du comte Széchenyi, abordèrent en ce même lieu où, par quatre mètres de fond, un bouquet de cadenas de ferveurs amoureuses retenait Dominique par le pied. Le capitaine du bateau fit même ouvrir plusieurs bouteilles d’un excellent vin hongrois pour fêter – dignement – l’évènement.