À Lunéville, le château du XVIIIème siècle a remplacé une ancienne demeure fortifiée datant du Moyen Age.  Un siècle plus tard, au cours de travaux  qui ont supprimé les communs du vieil édifice, on a fait une étrange découverte. Dans un réduit de quelques mètres carrés, derrière une cloison, il y avait quelques objets ayant appartenu à un peintre; ils furent confiés au conservateur du futur musée de la ville qui ouvrirait ses portes quelques années avant la Grande Guerre. Ses recherches furent rapidement concluantes : ce ne furent point le chevalet de bois rongé par les termites, les quelques châssis aux toiles mangées par les insectes, les rares flacons de pigments colorés qui l’intéressèrent, mais un livre de comptes de l’artiste qui dévoila vite son identité. Assurément, c’était Georges de La Tour, peintre baroque intimiste qui passa une grande partie de sa vie à Lunéville où il s’éteignit en 1652. Il était vraisemblable, selon l’expert, que l’atelier du peintre se trouvait dans ces bâtiments. Ce document livrait les détails de l’activité de l’artiste et la chronologie de ses œuvres faisant ou non l’objet de commandes avec le nom de son client. En outre l’artiste donnait les caractéristiques de son tableau : son format, les couleurs utilisées et toujours un petit croquis à la pierre noire très précis reproduisant la mise en page de l’œuvre. Il notait enfin le nom des personnes ayant posé et le prix de vente de  l’œuvre. À  la fin du registre une section consacrée à la petite histoire de certaines des réalisations de l’artiste. Mais laissons lui  relater ce qui suit . “Lunéville, ce 15 avril 1638, je reçois la visite de Mademoiselle Madeleine de la Ferté, riche héritière d’une grande famille lorraine, mais dont les mœurs défrayaient quelque peu les chroniques de l’époque. Grâce à la fortune de son père disparu il y avait peu, elle pouvait continuer à jouir du château familial de Flavigny situé à quelques lieues de Lunéville. Elle y recevait ses amants, le dernier en date, le très jeune chevalier Antoine des Esparts, grand buveur, bretteur et joueur invétéré trop souvent poursuivi par le mauvais sort. Mademoiselle m’annonça qu’elle souhaitait avoir son portrait peint par un artiste renommé. Elle placerait ce tableau à côté de celui de son père dans le grand salon. J’étais flatté et en même temps j’avais une petite idée de la façon où je la représenterais sur ma toile. Elle avait, cependant quelques exigences. “Votre prix sera le mien, mais je souhaite poser chez moi au château, dans la pièce que je vous indiquerai, et le dimanche de préférence !”   Je me suis donc présenté le dimanche 28 mai au château. Un valet prit mon matériel, me fit prendre quelques couloirs avant de me faire pénétrer dans une petite pièce uniquement meublée d’un fauteuil et d’un miroir. Une petite fenêtre donnait un peu de jour à cet espace. Je demandai au valet un guéridon pour y poser une chandelle dont la flamme se refléterait dans le miroir et augmenterait ainsi l’éclairement de l’ensemble. Puis Madeleine apparut, strictement vêtue d’une longue jupe en laine rouge, d’une ample blouse de lin de couleur crème. La jeune femme avait une beauté classique, son visage ovale soulignait la profondeur de son regard, sa longue chevelure noire tranchait avec la blancheur de sa blouse. Après l’avoir saluée, je lui dis : ” Asseyez-vous, dirigez votre regard vers le miroir, et posez vos mains sur vos genoux. Je consacrerai cette première séance à la façon dont vous poserez, j’en ferai quelques croquis que j’emporterai à mon atelier et les choses sérieuses commenceront dès la prochaine séance. A priori, je pense que six séances suffiront. Ne vous attendez pas à un tableau de grandes dimensions; il sera environ deux fois plus grand que votre miroir. Ne vous alarmez point si je vous demande de poser quelque chose sur vos genoux, un bouquet par exemple. Le dimanche suivant, au début de la pose lorsque je commençais à esquisser avec de légers traits de fusain la mise en page de mon tableau, on entendit des bruits de pas et de paroles confuses dans le couloir.

  • Ne faites pas attention à ces bruits me dit-elle, c’est le chevalier Antoine des Esparts, mon compagnon. Il va faire sa partie d’écarté avec trois de ses fidèles amis dans la pièce d’à côté. Mais une fois une fois leur partie commencée, nous ne les entendrons plus.

Sur la toile déjà préparée au blanc de céruse mélangé d’huile de lin, je me remis à mon ouvrage en constatant la vérité de la pose. Toutefois j’étais gêné par le bouquet de marguerites sur les genoux de Madeleine.

  • Ce bouquet que vous tenez ne me convient guère. Je souhaiterai faire figurer quelque chose de plus fort, contrastant avec la douceur de la scène, je vais y penser pour notre prochaine séance.

Aussi cette fois-là je me consacrais à la représentation du gracieux contour du profil de son visage, lui ajoutant ainsi quelque mystère. C’est en rentrant chez moi ce soir-là que je me convainquis de faire poser Madeleine avec un crâne humain sur les genoux. La vie symbolisée par la beauté de la femme, la vanité de l’existence représentée par un reste d’humain. Le dimanche suivant, Madeleine accepta ce macabre élément dont l’os avait été poli par le temps et de multiples manipulations. Je le lui posais délicatement sur sa jupe rouge : les orbites vides semblaient fixer un horizon fort éloigné. Sur la toile, je m’efforçais de respecter cet aspect mystérieux en ombrant le crâne d’un léger voile d’ocre brun très dilué. Puis les séances suivantes me firent bien avancer mon travail. Le dernier dimanche de pose, peu après midi, j’arrivais en retard au château, sachant que je ne prévoyais que de menues retouches au terme desquelles, en mon atelier, je procéderai après de longues semaines au vernissage définitif du tableau. Dès mon entrée dans la petite pièce, je trouvais Madeleine dans un état anormal, les yeux brillants de colère. Je remarquai tout de suite que la chandelle avait été déplacée sur la gauche et ne se reflétait plus dans le miroir.

  • Ah ! Je suis heureuse de vous voir, mais pouvez-vous je vous prie, vous approcher du miroir.

Près de son reflet, j’eus la surprise de voir de l’autre côté la pièce mitoyenne où je voyais les quatre joueurs de cartes. La partie devait se terminer, car l’un d’entre eux était déjà debout.

  • Observez bien le personnage de gauche, c’est le meilleur ami de mon compagnon qui lui fait face. Cet “ami” ne va plus le devenir. Avez-vous remarqué ce qu’il cache derrière son dos ?
  • Oui répondis-je, c’est une carte, l’as de carreau !
  • Quel fieffé gredin, je comprends pourquoi mon compagnon était aux abois depuis des années et sollicitait mon aide. Je vais le faire payer à cet ami détestable. Je ne sais encore comment mais je vais le faire payer pour son inconduite.

J’intervins alors.

  • Je sais comment Mademoiselle vous apporter mon aide. Je ferai un tableau précis de cette scène et vous le lui vendrez. Son prix normal serait de 15 000 livres, vous lui vendrez 50 000. Vous rentrerez probablement dans votre argent et l’honneur de votre compagnon sera sauf.

Madeleine acquiesça de la tête, je restai près de la glace sans tain, saisis quelques feuilles de papier et un fusain dur pour dessiner de façon précise les visages des quatre personnes. Je notai enfin avec soin les détails de leurs habits et leurs couleurs.

  • Je peindrai ce tableau exemplaire dans mon atelier.

Quelques mois plus tard, Mademoiselle de la Ferté donna une grande fête dans son château. Amis et proches d’elle et ceux de son compagnon furent invités. À l’issue du somptueux repas qui fut servi elle réunit tous les convives dans le grand salon où elle présenta son portrait “La Madeleine aux deux flammes” Tout le monde admira sa ressemblance avec le modèle, l’éclairage subtil de la bougie se reflétant dans le miroir et la quiétude de l’ensemble. Avec Madeleine, je fus félicité vivement. L’événement provoqua un engouement pour mon art. Puis tout ce beau monde quitta les lieux.  Toutefois Madeleine et le chevalier prièrent “l’ami joueur” de rester un moment.

  • “Cher ami”, lui dit le Chevalier, en frappant dans ses mains, nous allons vous faire découvrir une peinture exceptionnelle de fort bonne facture.

Deux valets apparurent, portant, dissimulé par une toile, un tableau de belles dimensions qu’ils mirent en place sur un chevalet de chêne. Madeleine fit un signe. La toile fut retirée doucement et dévoila

“LE TRICHEUR À L’AS DE CARREAU”

  • Monsieur, dit Madeleine, depuis longtemps vous avez eu l’audace de gruger mon meilleur compagnon. Par votre infamie, vous l’avez ruiné et j’ai dû l’aider de façon constante et désintéressée. Aujourd’hui vous aller devoir vous acquitter de cette dette en achetant ce tableau pour la somme de 50 000 livres. Choisissez donc entre payer promptement ou passer le restant de vos jours dans les geôles du Duc de Lorraine.